Pour la Société des Nations/03

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TROISIÈME PARTIE


LA SOCIÉTÉ DES NATIONS
LA SOCIÉTÉ DES NATIONS


DISCOURS PRONONCÉ
À L’ÉCOLE DES SCIENCES POLITIQUES LE 5 JUIN 1908


Mesdames, Messieurs,

Je suis vraiment embarrassé, et vraiment ému, en prenant pour la première fois la parole dans cette chaire de l’École des Sciences politiques.

Je ne sais, en effet, comment m’excuser auprès de l’École, qui, depuis plus de cinq mois, m’a fait le très grand honneur de m’offrir la présidence de cette réunion, et qui l’a remise de mois en mois, jusqu’ici, avec tant de bonne grâce. L’état de ma santé a été la seule cause de tous ces retards bien involontaires. Il me laisse encore malheureusement aujourd’hui bien peu de forces et je vous demanderai votre indulgence s’il ne m’est pas possible de vous parler de l’objet de notre réunion et du maître que nous venons y fêter comme j’aurais voulu pouvoir le faire.

Je connais bien, sans y avoir pris part, l’enseignement de cette grande École. Je compte parmi ses maîtres plus d’un ami. Et j’étais heureux de venir vous dire combien, dans mes fonctions diverses, j’ai trouvé d’excellents collaborateurs parmi ses anciens élèves. — Ceux qui se forment ici ne puisent pas seulement dans son enseignement les connaissances spéciales les plus exactes et les plus profondes, mais ils prennent aussi, autour de ces chaires, à l’exemple de leurs maîtres, ces habitudes d’esprit et de caractère qui leur ont permis de donner, dans les carrières publiques, tant de preuves de haute culture intellectuelle et de forte valeur morale.

Enfin, Messieurs, je n’oublie pas les excuses personnelles que je dois aussi à mon ami Louis Renault pour lui avoir fait aussi longtemps attendre sa seconde apothéose.

Je suis vis-à-vis de lui dans une situation vraiment difficile. L’usage est que le Président d’une conférence présente le conférencier à l’auditoire. Aujourd’hui, c’est le conférencier, professeur depuis tant d’années dans cette chaire, qui devrait bien vous présenter le Président étranger !

Que vous apprendrais-je sur lui que vous ne sachiez mieux que moi ? Je sais par une expérience récente quel est le respect, quelle est l’affection, dont l’entourent tant de générations d’élèves. L’an dernier, j’avais l’honneur de présider à la Faculté de Droit la séance où l’on fêtait le vingt-cinquième anniversaire de son Enseignement, et j’ai pu m’associer à une des plus émouvantes manifestations de gratitude qu’un maïtre puisse souhaiter de ses élèves et de ses collègues. — N’en est-il pas de même ici, et quelle parole pourrais-je prononcer en l’honneur de Renault, qui ne fût devancée par vos esprits et, plus vite encore, par vos cœurs !

Aussi, me ferais-je un scrupule de retarder plus longtemps le plaisir que vous attendez de l’entendre et de l’applaudir.

Vous avez la parole, mon cher ami.


. . . . . . . . . .


Après la Conférence de M. Louis Renault,[1] M. Léon Bourgeois reprit la parole en ces termes :


Messieurs,

Après l’exposé si complet et si impartial que M. Renault vient de faire des résultats de la Conférence de La Haye, exposé dans lequel il s’est dégagé de son rôle d’acteur principal pour se borner à celui d’équitable témoin, — il me reste en vérité bien peu de choses à vous dire sur nos travaux.

Mais, en tout cas, il faut que j’acquitte une dette envers M. Renault lui-même, à qui est due une si grande part de l’œuvre accomplie en 1907. Je vois ici un certain nombre de nos collègues de La Haye ; en votre nom à tous, je les salue avec joie et je suis sûr que c’est en leur nom comme au mien que je peux parler ainsi de Renault et lui rendre ce témoignage. Ils se le rappellent, comme moi, pendant ces quatre mois et demi, prenant part à toutes les discussions de nos cent cinquante séances, rédigeant entre temps ses lumineux rapports, guidant les esprits sur les terrains les plus difficiles, conseillant les uns et les autres, consulté au besoin par ses adversaires les plus considérables, — ce qui ne l’empêchait pas de les combattre ensuite avec toute sa redoutable bonne humeur. — Enfin, couronnant merveilleusement sa tâche dans ce rôle de rapporteur général, où nous l’avons vu réunir entre ses mains tous les textes délibérés, pour les ordonner, les classer, les distribuer à nouveau, souvent les éclaircir et en préciser les rédactions par quelque retouche hardie que chacun ensuite approuvait, puisqu’elle venait de lui, du maître véritable de l’Acte final, de l’auteur de ce magistral rapport général — qui, je l’espère, finira bien par être lu par les journalistes — de celui en qui nous étions si heureux de voir, là-bas, acclamer, par tous, notre grande École française de Droit.

Messieurs, après avoir écouté le discours de M. Renault, vous pouvez vous rendre enfin compte de ce qu’a vraiment été, malgré tant de vaines railleries, l’œuvre de La Haye.

L’entreprise a été des plus nobles, elle a été poursuivie avec une grande bonne volonté, une extrême bonne foi, par les représentants des nations, des civilisations les plus diverses, qui bien souvent ont eu le courage de subordonner à une idée supérieure les intérêts particuliers les plus respectables. Elle a ainsi abouti à tout un ensemble de conventions, de résolutions et de vœux, – et cet ensemble contient des parties définitives d’une importance considérable. D’autres parties sont inachevées, mais non point abandonnées, car des plans sont tracés et des fondations sont solidement posées pour la reprise et pour l’achèvement de l’œuvre.

Il est d’abord un trait essentiel de cette entreprise, sur lequel je veux revenir.

Le nom de « Conférence de la Paix » a donné lieu à bien des malentendus. Je ne voudrais pas, pour ma part, le voir abandonner, car il répond à une vérité profonde. Mais il a fait naître de fâcheuses illusions et, par suite, d’injustes mécontentements.

Quel a été véritablement l’objet de nos conférences de 1899 et de 1907 ; quel sera l’objet de nos conférences futures ?

Tout d’abord, faut-il le répéter, ce n’est point le désarmement des nations ; ce n’est pas même en 1907, la limitation des armements, puisque cette question a été préalablement et expressément exclue, par les puissances, du programme de nos délibérations.

Ce ne pouvait pas être davantage, comme certains ont paru s’y attendre, l’institution directe, immédiate de la paix universelle. La paix est le but vers lequel les peuples s’acheminent, et vers lequel, à La Haye, nous avons aussi voulu marcher, — mais on ne décrète pas la paix universelle. Et, pour nous rapprocher de la paix, nous savions bien que la route véritable n’était pas celle du désarmement, qui semble courte mais que barrent d’infranchissables obstacles, mais bien celle du Droit, longue, aride et rude, mais qui seule peut conduire au but.

C’est l’organisation juridique de la vie internationale qui a été l’objet réel de tous nos travaux. Le désarmement progressif sera la conséquence d’un état de paix de plus en plus stable ; mais le seul moyen d’arriver à cet état de stabilité dans la paix, c’est l’établissement du droit et le respect assuré de ce droit entre les États.

Il y a dès maintenant dans l’ordre économique une vie internationale d’une intensité singulière.

Les intérêts industriels, agricoles, commerciaux, financiers, des divers pays se pénètrent tellement, leur réseau resserre tellement ses mailles qu’il existe en fait une communauté économique universelle. Mais cette communauté n’est point constituée suivant les règles du droit ; c’est un marché qui obéit aux seules lois de la concurrence, où la chance, l’audace, la force sont les conditions du succès. Est-il possible de s’élever de cette communauté de fait à une communauté d’un ordre supérieur, de constituer entre les nations qui la composent un ensemble de liens de droit qu’elles acceptent également et qui forment entre elles une société véritable ? Et si cet état de droit parvient à s’établir et à durer entre les États, ne sera-ce pas par là même l’établissement d’un état de paix et de paix réelle et profonde, de paix vraie, puisque, nous l’avons dit bien souvent et nous ne cesserons de le redire, la paix sans droit n’est pas, ne peut jamais être vraiment la paix !

C’est à cette œuvre, qu’en 1907 comme en 1899, nous n’avons pas cessé de travailler.

Dans quelle mesure Y avons-nous réussi ?

N’est-ce pas déjà un événement considérable que le fait même d’une telle entreprise ?

Au lendemain des événements les plus graves, après un choc qui avait mis aux prises deux grands empires et menacé par instants la paix des deux continents, quarante-quatre États formant l’ensemble du monde ont pu délibérer, pendant plus de quatre mois, sur les problèmes les plus difficiles, les plus redoutables même, car quelques-uns d’entre eux éveillaient de récents et cruels souvenirs, et cela sans qu’un trouble même passager ait jamais traversé leurs délibérations.

Et les représentants de ces quarante-quatre États ont pu mener à bien le vote de nombreuses Conventions, dont l’esprit est uniquement l’esprit du droit, dont les clauses ont été déterminées, non comme dans les traités habituels, par la force plus ou moins grande des contractants, par ce qu’on a appelé « les conditions de puissance relative » des uns et des autres, mais uniquement par le souci supérieur de l’Humanité et de la Justice, comme si elles étaient dues à l’inspiration de quelque jurisconsulte idéal, réglant, en dehors de toute considération d’intérêt particulier, l’ensemble des rapports nécessaires entre des États égaux en droit. Quel esprit attentif pourrait nier la nouveauté et la portée d’une telle expérience ? Et n’y a-t-il pas là comme une révolution véritable dans les relations des peuples civilisés ?

Non certes, on n’avait jamais tenté cette entreprise de créer une législation internationale qui fût à la fois contractuelle et permanente, qui pût successivement s’étendre à tous les objets du droit public, fixer, même pour les questions politiques les plus graves, dans l’état de paix comme dans l’état de guerre, les obligations réciproques des États, quelle que fût leur puissance ou leur faiblesse, simplement suivant les données de la science du droit.

Pour que cela fût possible, il fallait d’abord que cette règle supérieure fût acceptée par tous, de se conformer aux leçons du droit. — Et tous, en somme, ont fidèlement accepté ce point de vue commun, qui a été celui de tous nos travaux.

Il fallait ensuite que tous se fissent une idée commune de ce droit supérieur qu’il s’agissait d’appliquer. Il fallait qu’on comprît qu’il découlait tout entier de ce principe que les nations sont des personnes morales égales en droits, parce qu’elles sont souveraines, c’està-dire libres ; égales en obligations, parce qu’étant libres elles sont responsables. Ici les stipulations ne pouvaient plus être, comme dans les traités politiques, consenties au profit de tel ou tel, et contre tel ou tel autre. Tous devaient stipuler pour tous. Toute obligation devait être mutuelle. Il ne devait y avoir, au regard des institutions nouvelles, ni grands ni petits États. Il ne devait également y avoir qu’une juridiction commune devant laquelle tous, petits et grands, parussent en égaux.

Or, Messieurs, c’est bien cet esprit qui a animé toutes nos délibérations de 1907, comme déjà il avait commencé à inspirer celles de 1899. Et c’est lui que nous retrouverons à toutes les pages, dans ces treize Conventions, dans ces déclarations et ces vœux dont M. Renault vous a si clairement dressé le tableau. Certes on n’a pu faire pénétrer les règles du droit dans tous les domaines de l’action internationale. Il a fallu s’abstenir de conclure sur bien des sujets et le champ reste immense — pour les Conférences suivantes des questions sur lesquelles il n’a pas été possible de s’accorder. Mais qu’un accord se soit établi déjà sur tant de points que vous a signalés notre rapporteur général, que tant d’obligations réciproques, dans la paix et dans la guerre, aient été déjà consenties par tous les peuples, que tant de liens de droits mutuels soient formés entre eux, est-ce donc peu de chose ? Et n’avons-nous pas eu raison de dire que, de la communauté de fait que le développement économique a formé entre les peuples du globe, commencent à se dégager les traits d’une société véritable, d’une société juridique des nations ?

Messieurs, nous connaissons les objections et les critiques qui peuvent être présentées ici. Certaines des obligations réciproques inscrites dans les conventions de La Haye sont des obligations purement morales. Certaines autres sont conditionnelles et l’examen desdites conditions est plus d’une fois laissé au jugement de l’État intéressé. Enfin, pour celles qui sont acceptées sans conditions ni réserves, qui ont ainsi vraiment le caractère d’obligations juridiques, quelles sanctions pourront être appliquées en cas d’inexécution des conventions ? Où est la gendarmerie internationale qui en assurera le respect ?

Il faut regarder en face ces objections, afin d’en bien voir à la fois la force apparente et la faiblesse réelle.

Disons un mot d’abord des obligations conditionnelles. Il s’agit de certains engagements que les États n’ont consentis que « sous réserve de certains intérêts vitaux)) ou « sauf en cas de nécessité militaire absolue, » dont ils demeurent juges. Il y a là évidemment, et on n’a pas manqué de le signaler à la Conférence, un droit d’appréciation souverain qui transforme en obligation morale l’engagement consenti. Mais, comme l’a déclaré tout à l’heure M. Renault, devait-on tenter l’impossible ? Et d’ailleurs, ne pouvons-nous pas rappeler avec quelle insistance solennelle les délégués des États qui ont tenu à insérer ces conditions (par exemple dans le Règlement international de la guerre) ont marqué le scrupule qu’auraient leurs officiers à en faire usage. Au surplus, est-il vrai qu’une obligation morale ne soit pour un État qu’une obligation vaine, inexistante ? Est-ce vrai surtout lorsque, pour garants d’une telle obligation, il existe non pas comme dans les traités ordinaires, une ou deux puissances intéressées, mais l’ensemble des États du monde ?

Il y a d’ailleurs dans nos conventions un grand nombre d’obligations nettement juridiques, sans conditions et sans réserves, telles que le sont les clauses les plus rigoureuses d’un contrat quelconque de droit privé. Le temps nous manque ici pour vous en donner un tableau que vous trouverez, d’ailleurs, dans le Rapport officiel que publiera prochainement la Délégation française. M. Renault vous en a cité quelques-unes, parmi les plus importantes.

Mais, dit-on encore, il n’y a pas de sanctions suffisantes même pour les obligations vraiment juridiques, puisqu’il n’y a pas de force armée internationale. Les nombreux traités politiques dont est faite l’histoire internationale n’ont pas eu non plus de sanctions de ce genre. Ont-ils cependant été sans durée, sans force, sans efficacité ?

Il y a, du reste, pour quelques-unes des obligations inscrites aux conventions de 1899, des sanctions nettement prévues, sanctions pécuniaires, par exemple, en cas de violation des lois conventionnelles de la guerre ; — il y a des juridictions établies, et l’une de ces juridictions, la Cour des Prises, est obligatoire. Si les juridictions internationales créées en 1899 ou depuis n’ont point de force armée à leurs ordres, les sentences qu’elles ont rendues n’ont-elles cependant pas été exécutées ? Les plus grands États militaires n’ont-ils pas obéi aux décisions arbitrales ? Pourquoi, dans l’avenir, en irait-il autrement, alors que, nous le répétons, c’est le monde entier qui a signé les contrats nouveaux, et en garantit, avec une autorité sans égale, la loyale exécution ?

Le nier, c’est méconnaître la puissance d’une force qui grandit tous les jours dans le monde : celle de l’opinion. Ce que nous devons chercher dans le domaine des choses internationales, ce n’est pas la sanction dans le sens pénal de ce mot. Ce qui nous importe, ce n’est pas un châtiment après la faute, c’est un obstacle préalable à la violation des engagements. Or, qui peut méconnaître la puissance de l’action qu’exerce aujourd’hui, à toute heure, en tout lieu, même sur les gouvernements les plus despotiques, la pression continue de l’opinion, non pas seulement celle que peut inspirer le sentiment du droit et de l’honneur, mais celle qui naît des craintes légitimes que le moindre trouble entre deux États cause aux intérêts de tous les autres, incessamment engagés dans l’échange universel.

C’est cet obstacle à la violation du droit qu’élèvent, entre les États, les conventions de La Haye. En fixant nettement, avec le consentement de toutes les Puissances, les limites de leurs droits et de leurs devoirs réciproques, en montrant clairement à tous ce qu’elles ont promis de faire ou de ne pas faire, elles donnent non pas seulement aux juridictions arbitrales le texte de leurs décisions, mais à cette juridiction, également souveraine, de l’opinion universelle, les motifs d’une sorte de jugement préalable qui agira presque toujours assez fortement sur la volonté des deux parties pour les rappeler au respect de leurs engagements.

Nous avons parlé des sanctions pécuniaires que la Convention et le Règlement de la guerre sur terre ont prévues, et nous avons dit combien était significative une pareille nouveauté. Voici deux grands États qui sont en guerre, deux armées puissantes en présence, qui n’auraient hier connu d’autre loi que la force, d’autre frein qu’un sentiment bien vague encore des devoirs de l’humanité. Voici qu’un petit article de la Convention se dresse entre les Chefs de ces armées ; voici qu’ils entendent, par ce texte de quelques lignes, la voix même de tous les autres États leur dire : « La Puissance au nom de laquelle vous commandez, s’est engagée solennellement, non seulement envers votre adversaire d’aujourd’hui, mais envers nous tous, à faire tels actes, à s’abstenir de tels autres ; et elle s’y est engagée pour ceux qui commandent et pour ceux qui combattent en son nom pour tous, généraux, officiers, sous-officiers ou soldats ; si vous violez cette loi, consentie par vous-même, vous êtes déclarés responsables, et il y a des juges, jugeant au nom de l’humanité tout entière, qui vous jugeront et vous condamneront. » – Quel spectacle nous donne, Messieurs, cette image du droit se levant tout à coup au milieu des armées, et soyez-en sûrs, s’imposant à la force militaire la plus puissante, grâce au soutien d’une force plus puissante encore, à la volonté du monde civilisé.


Messieurs, ne nous arrêtons pas aux polémiques. Élevons-nous au-dessus d’elles, pour considérer dans leur ensemble les problèmes posés par les conférences de La Haye. Tâchons de bien voir ce qu’ils ont de vraiment nouveau, ce qu’ils ont donné déjà de résultats heureux, et ce qu’ils peuvent promettre pour l’avenir.

Le but de la Conférence de La Haye est, nous l’avons montré, l’organisation juridique de la vie internationale, la formation d’une société de droit entre les nations.

Pour que cette société pût naître et pût vivre, il fallait réunir les conditions suivantes :

1o Le consentement universel des États à l’établissement d’un système juridique international.

2o L’acceptation par tous d’une même conception du droit commun à tous, d’un même lien entre grands et petits, tous égaux dans le consentement et dans la responsabilité.

3o L’application précise et détaillée de ces principes, successivement à tous les domaines des relations internationales, domaine de la paix comme de la guerre, et, en même temps, la codification d’un certain nombre d’obligations réciproques, les unes encore morales et conditionnelles, les autres, sans conditions ni réserves, vraiment juridiques et dont la non-exécution constituerait une rupture de la convention, une mise hors la Société.

4o L’organisation de sanctions efficaces, morales ou matérielles, et de juridictions internationales permettant d’assurer l’exécution des lois internationales.

De ces conditions, les trois premières sont réalisées depuis 1899 entre vingt-six États, depuis 1907 entre tous les États civilisés. Une société de droit est formée et le Code international a déjà défini un grand nombre des règles juridiques qui en constituent les véritables statuts.

Si l’organisation est encore incomplète, si les sanctions pécuniaires, par exemple, ne sont encore prévues que dans un article de la convention sur les règles de la guerre terrestre, nous avons montré qu’il ne manque pourtant point de sanctions efficaces, morales ou matérielles, pour la garantie des engagements consentis.

Enfin, si l’organisation de la juridiction internationale de l’arbitrage est encore incomplète, si cette juridiction est facultative, le principe de l’obligation de l’arbitrage a été reconnu à l’unanimité comme nécessaire, et comme applicable sans réserves à certains conflits, et 32 États sont prêts à l’organiser effectivement et sans délai pour les mêmes différends ; — enfin, même dans deux cas : recouvrement des dettes contractuelles — et règlement des questions de prises, sous des formes différentes, le recours à la juridiction internationale est d’ores et déjà obligatoire pour tous les États.

La Société des nations est créée. — Elle est bien vivante.

En s’ajournant à huit ans, pour une nouvelle assemblée, les représentants des puissances ont marqué la volonté commune de ne pas se désintéresser de son existence et d’assurer sa stabilité, son développement par de nouvelles extensions du régime du Droit.

Pour être sûr de n’exagérer en rien ce jugement, j’en emprunterai la formule à l’un de nos plus éminents collègues, au doyen des ambassadeurs à La Haye, au regretté comte Tornielli.

À la réception officielle de janvier dernier à l’Élysée, parlant au nom du corps diplomatique, il disait « Des problèmes que la Science elle-même n’avait pas encore osé aborder trouvèrent des solutions inattendues. Sur la base de vérités déjà acquises au patrimoine commun de la civilisation, la conciliation d’intérêts, jusqu’alors considérés comme les plus divergents, a pu être l’objet d’efforts qui ne sont pas demeurés stériles. Ce spectacle, dans lequel le rôle de la France était tracé par ses nobles et grandes traditions, est des plus réconfortants. La diplomatie du monde entier, placée désormais à la tête du mouvement des idées, peut, à juste titre, en tirer les plus heureux présages pour un avenir certain de justice et de paix. Le principe de la justice internationale supérieure appliquant sa propre loi n’a pas été seulement proclamé, mais il est entré dans la pratique des nations. »


Messieurs, j’ai bien souvent dit que le droit était le seul fondement solide de la paix des Nations.

En poursuivant l’organisation du Droit, la Conférence de  1907 n’a donc pas manqué aux devoirs que lui imposait son titre de Conférence de la Paix.

Le monde l’a compris. Et c’est ainsi que le prix Nobel a été justement donné cette année au jurisconsulte qui, à La Haye, a le plus puissamment contribué à cette organisation du Droit.

Ce soir, messieurs, nous avons doublement le droit d’en être fiers, puisque ce jurisconsulte est un Français et un des maîtres les plus aimés de cette École.

Mon cher ami, soyez non pas félicité par nous, mais remercié pour l’honneur qui, une fois de plus, revient par votre mérite à la science et à la pensée françaises.


CONSEIL EUROPÉEN DE LA DOTATION CARNEGIE POUR LA PAIX INTERNATIONALE


Séance du Mercredi 29 Mai, 1912 (après-midi)


« Je suis tout à fait confus, dit M. Léon Bourgeois, de l’honneur que vous me faites en me priant de prendre place à ce fauteuil. Mon ami d’Estournelles de Constant a eu soin de vous dire, et il a bien fait d’insister sur ce point, — que cet honneur ne s’adressait pas au représentant du Gouvernement français. Il est entendu que le Conseil des ministres n’a pas ici de délégué officiel, puisque nous sommes dans une institution libre et autonome, relevant uniquement de l’initiative privée. Vous me permettrez seulement de vous dire, à titre tout personnel, que le Gouvernement de la République ne saurait être indifférent à votre œuvre si noble et si généreuse, et que, s’il n’a pas à patronner ouvertement une entreprise qui a la fierté de son indépendance, cela n’empêche pas son cœur de battre et son cerveau de penser.

« Je suis donc ici, au milieu de vous, en collègue venu pour prendre place au milieu de ses collègues, et c’est pourquoi je m’excuse d’avoir accepté la présidence, ne fût-ce que pour quelques instants. Je suis membre, comme vous, du Conseil de la Dotation Carnegie pour la Paix Internationale, mais je suis aussi l’ancien Président d’une des Commissions de la seconde Conférence de la Paix, et puisque j’ai la joie de retrouver dans cet auditoire le visage ami de quelques-uns de ceux qui furent à La Haye mes collaborateurs, je puis bien dire que cette participation aux travaux de la Conférence restera le plus beau souvenir de ma vie. S’il m’était donné de vivre encore assez longtemps, si ma santé qui décline et l’état de ma vue qui m’interdit certains labeurs me le permettaient encore, mon vœu le plus cher serait de pouvoir représenter mon pays à la troisième Conférence et d’y travailler avec certains d’entre vous au triomphe des grandes idées qui nous sont communes.

« J’ai écouté tout à l’heure avec le plus vif intérêt le résumé que mon ami d’Estournelles, qui tenait à La Haye non pas le marteau présidentiel, mais la plume, et vous savez que la plume est souvent plus difficile à manier que le marteau, le résumé, dis-je, qu’avec son habileté de secrétaire impeccable, il nous a fait des délibérations de notre Conseil Consultatif. Je manquerais à mon devoir si, avant de vous dire ce que je pense de votre œuvre, je ne prononçais pas, avec le sentiment de la reconnaissance la plus profonde et la plus déférente, le nom du grand bienfaiteur à qui nous devons d’être réunis ici, Andrew Carnegie. N’est-ce pas à lui, Messieurs, et à ceux qu’il a associés, à New-York comme à Washington, à sa fondation magnifique, que doit aller en cet instant notre première pensée ? Je me souviens, nous nous souvenons avec émotion d’avoir vu à La Haye Andrew Carnegie, si simple, si bon, si joyeux à l’idée du bien qu’il allait faire ; il nous semble le voir encore, posant la première pierre de ce Palais de la Paix dont le rôle dans l’avenir devrait être, et sera, j’en ai la conviction profonde, si décisif pour le bonheur de l’humanité.

« Mais il y a un autre Palais de la Paix que celui dont M. Carnegie a jeté dans une paisible ville du Nord les fondations grandioses, et c’est encore à ce grand homme de bien que nous en serons redevables. Il a voulu en poser aussi la première pierre, non plus cette fois sur le sol, mais dans le domaine des réalités morales. Oui, il est un autre Palais de la Paix qui s’élève lentement, par les efforts concertés d’un groupe d’hommes de bonne volonté venus de tous les pays de l’Europe, et c’est l’œuvre qui nous réunit en ce moment. Son créateur a pensé que, pour que le progrès s’accomplît, il ne suffisait pas de mettre à contribution la beauté des choses périssables, le choix raffiné des matières premières, le talent des artistes qui sculptent le marbre et cisèlent le métal, mais qu’il fallait, à l’aide de ce ciment qui s’appelle l’amour, rapprocher les esprits, les consiences et les cœurs. Orphée autrefois, par la musique de ses chants, charmait les bêtes et contraignait les pierres elles-mêmes à se plier à ses lois. Eh bien ! il faut à notre époque, pour dompter les passions déchaînées, des Orphées plus puissants encore que celui de la légende !

« Ce qui met obstacle à notre action, Messieurs, vous ne l’ignorez pas, ce ne sont pas les volontés réfléchies et conscientes : celles-là sont incapables d’une hostilité intraitable et vraiment pernicieuse. Non, ce qui est redoutable, pour nous, c’est l’ignorance. Vous savez bien, — vous l’avez dit et vous l’avez marqué par vos résolutions, — que si notre cause est encore si loin du triomphe, c’est parce qu’on s’obstine à la méconnaître. Vis à vis des réfractaires, c’est à la seule persuasion que nous devons recourir. Lorsque nous aurons fait la propagande nécessaire pour convaincre des adversaires dont la plupart, heureusement, sont des hommes de bon vouloir, qui croient bien faire en agissant comme ils agissent, nous aurons accompli le principal de notre tâche, parce que nous nous serons créé des alliés là où nous n’avions d’abord que des ennemis. C’est donc, comme vous le disiez si bien tout à l’heure, mon cher d’Estournelles, et comme l’indique le titre même de la division dont nous dépendons, une œuvre d’éducation qu’il nous faut entreprendre.

« Aussi, comme je comprends et comme j’approuve l’initiative que mon cher collègue M. Paul Eyschen a proposée à votre dévouement ! Avec sa fine bonté et sa profonde connaissance des hommes, il vous a demandé d’appeler à votre aide les Muses, ces immortelles pacificatrices, et de créer ou de provoquer la création d’une anthologie qui réunirait les chefs-d’œuvre que les savants, les poètes, les écrivains, les musiciens, les artistes de tous les temps et de tous les pays ont consacrés à la gloire de la Paix. Faire voir, entendre et comprendre à tous, même et surtout aux enfants de nos écoles, ce que les plus grands génies de l’humanité ont laissés sur ce sujet, humain par excellence, c’est là une idée admirable, dont nous devons tous être reconnaissants à M. Eyschen, et je suis bien certain que tous ceux à qui vous allez en parler se mettront de tout cœur à l’ouvrage, pour qu’un jour l’humble plante qui, grâce à vous, se sera embellie de la petite fleur bleue de l’idéal, devienne l’arbre aux frondaisons magnifiques sous lequel le genre humain viendra se reposer, confiant et joyeux !

« C’est encore une œuvre d’éducation au sens le plus élevé du mot, que nos collègues Zorn et Lammasch nous proposent, en demandant à la Dotation de les aider à fonder dans les pays de langue allemande une revue de Droit international. J’ai toujours été de ceux qui pensent que c’est sur le roc indestructible du droit que tout l’édifice de la Paix doit s’élever. Et que cette idée soit la vôtre, à vous, mon cher Zorn, et à vous aussi, mon cher Lammasch, voilà qui n’est pas fait pour me surprendre. Car vous avez à La Haye, dans des conditions très difficiles, avec un très noble courage, soutenu la bonne cause, celle que vous défendrez dans la revue dont la Dotation Carnegie, je l’espère, enrichira bientôt votre pays.

« Enfin, vous avez encore une autre ambition, celle d’éclairer l’opinion publique, en permettant à la vérité d’arriver jusqu’à elle, et l’on peut dire que, venant de l’homme politique très dévoué que vous êtes, mon cher La Fontaine, cette idée coule de source ! En souhaitant la création d’une agence d’informations qui, loyalement, sans recourir à aucun moyen de corruption ou de fraude, jetterait des vérités sur le marché aux nouvelles, vous voulez réagir contre la circulation de ces rumeurs désastreuses qui, à certaines époques de tension que nous connaissons trop bien, hélas ! peuvent déchaîner les pires catastrophes. Il me semble que la formule est des plus simples et des plus pratiques. Vous voulez, en somme, contrôler au passage les informations erronées ou malveillantes, et opposer aux déformations plus ou moins volontaires de la réalité les faits replacés sous leur véritable jour. Voilà, certes, un moyen de rendre à notre cause des services inappréciables ! On dit généralement que toute la responsabilité des événements incombe à ceux qui tiennent en main le gouvernail. Mais ce sont les irresponsables, ceux qui forment le gros du troupeau, qui, à l’heure décisive, en vertu de l’élan qu’ils ont reçu, achèvent le mouvement commencé. N’oublions pas, en effet, que, de plus en plus, dans les bouleversements de ce monde, l’impulsion suprême viendra des masses. Éclairer ces masses profondes et les défendre contre leurs propres entraînements, il n’est pas de besogne plus nécessaire. Oh ! elles ne nous en seront pas reconnaissantes, tout d’abord, ces foules que des meneurs intéressés apaisent ou soulèvent à leur gré, mais plus tard, quand leur éducation sera faite, quelle sécurité pour elles, et quel soulagement pour les chefs d’État qui, aujourd’hui, aux heures décisives où se joue l’existence des nations, se voient obligés, malgré la révolte de leur cœur, de prononcer le mot fatal, quitte à dire plus tard avec une tristesse infinie « Que voulez-vous ? Je n’y pouvais rien ; l’opinion publique était déchaînée : je devais obéir, sous peine d’être déclaré traître à mon pays ! »

« En somme, mes chers collègues, ce que vous demandez à la Dotation Carnegie, par les résolutions que vous venez de prendre, c’est de révéler le beau, d’enseigner le droit, de propager le vrai. Eh bien ! laissez-moi vous dire toute ma pensée. J’oublie que j’ai l’honneur d’être des vôtres ; je ne veux être, en ce moment, que l’écho de la conscience publique qui vous voit à l’œuvre, qui recueille vos paroles et enregistre vos actes ; oui, je suis l’homme, le bon Français, qui passe dans la rue, qui monte vos cinq étages et qui, pénétrant dans cette salle où tout est sourire et lumière, vous crie :« Merci pour ce que vous avez fait déjà ; merci pour tout ce que vous ferez encore ! »

« La satisfaction que j’éprouve, mes chers collègues, à saisir sur le vif les résultats de votre bienfaisante activité m’est d’autant plus douce qu’elle s’accompagne, lorsque je fais un retour sur moi-même, d’un peu de mélancolie. Je suis de ceux qui touchent au soir de la vie. De cruelles épreuves, la maladie, le mauvais état de mes yeux, tout cela détermine en moi, à certaines heures, une grande tristesse que je combats de la seule façon qui soit honorable, par un redoublement d’attachement aux nobles idées qui ont illuminé ma route. Mais plus je sens que mon action personnelle sera moindre désormais, plus je goûte de joie à penser qu’il y a autour de moi, ici même, des hommes qui veulent, non pas vivre leur vie, comme on le dit stupidement aujourd’hui, mais vivre la vie des autres !

« Oui, il est réconfortant pour moi de me retrouver dans cette maison avec quelques-uns de ceux que je suis fier d’avoir eus pour collaborateurs à La Haye et qui, restés fidèles à nos convictions communes, n’ont pas cessé d’aller de l’avant, le flambeau à la main, en bons serviteurs de l’humanité. Je vois ici Mme de Suttner, dont il n’est pas possible de prononcer le nom sans se sentir pénétré de reconnaissance et de respect ; je vois mon éminent collègue, M. Moret, qui a quitté tout exprès son pays pour faire profiter votre Conseil de son admirable expérience des hommes et des choses ; Moneta, ce vétéran dont le cœur n’a pas de rides ; Fœrster, que les luttes pour la Paix reposent des luttes pour la science ; Charles Richet, toujours sur la brèche, toujours enthousiaste et toujours prêt à l’action par la parole, par la plume et par l’exemple…

« Mais à quoi bon citer des noms et distinguer des dévouements ? Il me suffit de savoir ce que vous avez fait, les uns et les autres, pour emporter la certitude que l’idée est en marche, et que l’avenir nous appartient. Ayons confiance, mes chers amis, et semons sans nous lasser le bon grain qui, demain, nourrira les nations affamées de vérité et de justice !

« Messieurs, nous allons nous séparer. Mais il est encore un nom qui doit monter de nos cœurs à nos lèvres, et que tous, j’en suis sûr, vous avez déjà exprimé tout bas. Puisque celui qui le porte ne peut pas être parmi nous, puisque l’âge et la maladie, pour la première fois peut-être, ont eu raison du grand vieillard devant qui nous nous inclinons tous avec une vénération profonde, que le nom de Frédéric Passy soit prononcé ici comme celui en qui se résument toute notre foi dans le présent, tous nos souvenirs dans le passé, toutes nos espérances dans l’avenir. Redire ce nom glorieux, c’est communier dans une même pensée d’admiration et de respect, c’est nous unir pour souhaiter avec une ferveur unanime que, pendant de longues années encore, notre Maître puisse continuer au milieu de ses disciples l’apostolat qu’il poursuit, depuis près de trois quarts de siècle, avec une obstination sublime. Je vous propose, en terminant, mes chers collègues, de décider qu’à l’issue de cette séance, une délégation se rendra auprès de M. F. Passy, pour lui porter, avec nos vœux ardents pour le rétablissement de sa santé, l’assurance de notre attachement filial. »

LE RÔLE DE L’ŒUVRE DE LA HAYE DANS LA VIE INTERNATIONALE


À l’occasion du « Congrès du chômage » qui s’est réuni à Gand, au moment de l’Exposition universelle, M. Léon Bourgeois a fait (le 6 septembre 1913) une conférence sur l’« Organisation internationale de la Puissance sociale » d’où nous détachons la conclusion suivante qui se réfère à l’œuvre de La Haye :


Messieurs, le long exposé que nous venons de faire se résume en ces termes précis : À l’universalité des risques sociaux, il faut opposer l’universalité de la prévoyance et de l’aide sociale, et non seulement il faut opposer cette prévoyance universelle à chacun des risques successifs que nous avons tout à l’heure énumérés, organiser la prévoyance contre les maladies évitables, contre les accidents, contre l’invalidité, contre la perte du travail, contre le dénuement de la vieillesse, contre l’abandon des enfants par la mort du chef de famille, mais encore la prévoyance sociale universelle doit envisager le risque social universel qui naît de l’accumulation de ces risques partiels, celui qu’ils font courir, non plus seulement à l’individu, mais à la société tout entière, puisque chaque perte de capital humain est un amoindrissement pour elle, puisque chaque perte évitable, indue, donc injuste, de santé, de bien-être, de vie de l’un quelconque de ses membres, constitue un appauvrissement matériel et moral pour l’ensemble des autres hommes, une cause de trouble pour les esprits, de révolte pour les consciences, une menace de rupture du lien social, un danger pour l’ordre, pour l’équilibre et pour la paix.

Créer par l’entente des hommes de bonne volonté de toutes langues, de tous pays, de toutes croyances, de toutes races, le réseau des protections et des assurances qui empêchera de naître et de se développer ces troubles sociaux, c’est notre tâche. Nous avons résolu de nous y consacrer, et c’est une date qui peut-être comptera dans l’histoire que celle de cette réunion où les trois grandes Associations, qui résument actuellement l’effort social dans le monde, ont pris publiquement la résolution de coordonner leurs méthodes et leurs efforts et d’affirmer leur volonté d’agir désormais en commun et de signer contre l’ennemi universel l’alliance défensive et offensive que nul homme civilisé, dorénavant, ne dénoncera.

Messieurs, faisons-nous un rêve ? Assez d’exemples nous sont déjà donnés d’institutions internationales, ayant une existence assurée, une utilité reconnue de tous, vivant grâce à l’entente et à la contribution des États associés, et rendant à chacun d’eux, par l’étendue mondiale de leur action, des services qui valent au centuple les sacrifices consentis. On avait craint les oppositions des intérêts et des amours-propres nationaux ; ils ont cédé à l’esprit d’entente et de réciprocité.

Est-il besoin de vous en citer la longue énumération ?

C’est le Bureau international des poids et mesures, qui poursuit partout l’unification indispensable aux progrès de la science et des arts techniques.

C’est l’Union postale universelle qui, sans souci des frontières, forme de tous les pays contractants un seul territoire pour l’échange réciproque des correspondances, réalisant ainsi l’uniformité des taxes et la liberté du transit.

C’est l’Union pour la protection de la propriété industrielle, qui garantit à tous les citoyens de chaque État contractant dans tous les autres États de l’Union, les avantages respectifs que les lois accordent ou accorderont aux nationaux.

C’est le bureau de la télégraphie, celui pour la répression de la traite, l’office international de santé, etc.

Et nous ne parlons pas des innombrables Associations internationales qui préparent aujourd’hui, comme nous, dans la liberté de leurs délibérations, les études d’où sortiront bientôt de nouvelles conventions, de nouvelles lois internationales.

C’est tout un monde nouveau qu’on sent en formation, ce sont les organes de l’humanité nouvelle qui prennent vie peu à peu.

Hélas, je sais bien qu’à l’heure où je parle, les adversaires de nos œuvres croiront pouvoir invoquer ce qu’ils appellent l’échec d’une autre institution, celle à l’établissement de laquelle, mon cher président, nous travaillions ensemble il y a six ans : la grande institution d’arbitrage international fondée par les conventions de La Haye.

Il y a quelques jours, on inaugurait à La Haye le Palais de la Paix, et l’on faisait, dans la petite presse des deux mondes, des plaisanteries faciles sur la coïncidence tragique qui faisait ouvrir les portes de cet édifice, consacré à la souveraineté du droit, à l’heure même où s’achevait, dans l’Orient de l’Europe, le plus affreux des conflits sanglants.

Messieurs, rappelez-vous le mot de Bastiat : « Il y a ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. »

Non, l’œuvre de La Haye n’a point fait faillite ; il suffirait, pour l’établir, de rappeler les services que la grande Cour d’arbitrage a déjà rendus au monde en permettant à de grands États comme la Russie et l’Angleterre, comme la France et l’Allemagne, comme les États-Unis et le Japon, d’éviter, grâce à l’intervention d’arbitres impartiaux et indépendants, les conflits diplomatiques d’où pouvait tout à coup sortir la guerre.

Il serait encore facile de dire simplement que toute chose humaine est imparfaite et que l’on ne peut pas espérer qu’en quelques années sera accomplie cette révolution, plus grande que toutes les révolutions qui ont jusqu’à présent secoué le monde, qui substituera le règne de l’ordre et de la justice à celui de la force et de la violence. Mais, en prenant, dans toute leur tristesse, les faits qui ont ensanglanté l’Orient de l’Europe et permis aux sceptiques, aux indifférents, aux égoïstes de dénoncer une fois de plus la faillite de la conscience humaine, n’est-il pas nécessaire de mettre en regard l’émotion douloureuse que ces faits ont soulevée au contraire dans l’opinion du monde entier, et l’action énergique que cette opinion, expression d’un état nouveau de la conscience universelle, n’a cessé d’exercer, dans le sens de la justice et de la paix, sur la conduite des Gouvernements intéressés, directement ou indirectement, dans le conflit ?

Je me garderai bien ici de faire la moindre allusion politique, mais ce n’est pas faire de la politique, c’est faire simplement de la psychologie collective que de constater que c’est bien l’opinion européenne, l’opinion des hommes de travail et d’affaires, celle de l’ensemble de la masse laborieuse, qui a empêché la généralisation de la guerre. Je ne veux pas savoir s’il y a eu des désirs secrets, des espérances inavouées. Rien de tel n’a pu prendre corps, et, pour la première fois peut-être, le concert des grandes puissances s’est réuni, non pour régler entre elles quelque partage de conquêtes, mais pour assurer leur désintéressement réciproque dans la lutte engagée, leur volonté de limiter le champ, de préparer l’arrêt des hostilités et d’assurer, dans la mesure du possible, un équilibre de droits entre les États combattants.

Messieurs, ne sentons-nous pas les résolutions qu’a fait naître dans tous les esprits le spectacle des horreurs de cette dernière guerre et particulièrement des luttes fratricides au milieu desquelles elle s’est achevée ? Aujourd’hui, chacun de nous ne s’est-il pas demandé si vraiment de telles choses sont encore de notre temps et si la volonté commune des nations ne devrait pas peser sur ceux qui sont responsables pour empêcher de pareils retours ?

Messieurs, une observation bien simple nous permet de mesurer cette force croissante de l’opinion, qui entend agir chaque jour davantage sur les directions de la politique internationale dans le sens de la conciliation et de la paix : il n’est pas jusqu’aux augmentations d’armements que, devant l’opinion, on ne justifie désormais uniquement comme une garantie de la paix. C’est un paradoxe, et c’est cependant en partie une vérité. Si nous insistons quelque peu, on nous démontrera que c’est aussi une organisation internationale de la prévoyance sociale ! Mais elle est terriblement coûteuse, et chacun se demande s’il ne serait pas bien plus économique et bien plus sage de tâcher de substituer une organisation également internationale, également de prévoyance, mais où l’équilibre d’où naît la paix serait cherché dans la définition des droits des uns et des autres et non dans le calcul respectif de leurs forces menaçantes.

C’est à peu près ce que disait hier le chancelier de l’Échiquier en Angleterre : « Chacun est persuadé que cet état de choses ne peut pas durer. » Les charges ne peuvent toujours s’accroître, sans qu’à un moment quelconque le contribuable, qui dit en somme le dernier mot en toutes choses, ne déclare qu’il n’est plus en état de supporter le fardeau.

Ne croyez pas, Messieurs, que je me sois laissé, autant qu’il peut paraître, éloigner de notre sujet. Il en est de la lutte des classes comme de la lutte entre les États. Il sera moins coûteux de régler par la prévoyance mutuelle et collective les rapports de droit nécessaires entre les frères ennemis, le capital et le travail, et cela sera non seulement moins coûteux, mais cela sera plus moral et plus digne d’une humanité qui se prétend consciente.

Or, cette prévoyance est possible. J’ai dit tout à l’heure que ce n’était pas un rêve quand trois grandes Associations comme les nôtres, où sont réunis des hommes d’études et des hommes d’action, ont chacune déjà abordé et heureusement résolu le problème de la prévoyance pour quelques-uns des risques particuliers qu’elle s’est proposé de combattre ; quand chacune d’elles a déjà inspiré aux différents États de nombreuses lois nationales et internationales déjà entrées en pratique et dont le bienfait peut être calculé et reconnu ; quand elles n’en sont plus à des plans généraux d’action, mais aux applications les plus précises et les plus délicates ; quand, en somme, leur expérience des choses sociales est certaine et la preuve de leur influence efficace déjà établie par de nombreux faits. Il ne s’agit plus de théories et de doctrines, il s’agit d’un plan scientifique, méthodique et pratique de réalisation. En un mot, il s’agit d’action.

Je suis heureux que la bonne nouvelle de cette sorte de croisade de civilisation parte aujourd’hui de la grande et noble ville de Gand, qui donne au monde, dans cette admirable Exposition, un témoignage si éclatant de sa puissance économique, et qui nous a réservé à nous-mêmes une si cordiale et si large hospitalité. Messieurs les Représentants de la Ville de Gand, j’ai déjà cité quelque part ce souvenir qui m’est resté d’une réunion antérieure de notre Association du chômage dans votre cité. J’ai rappelé cette belle soirée de 1911 où les travailleurs, ouvriers et patrons, appartenant les uns et les autres à tous les partis politiques, s’étaient réunis dans une grande fête artistique pour encourager et pour fêter notre action sociale. Il n’y avait ce jour-là ni catholiques, ni libéraux, ni socialistes. Il y avait des citoyens gantois, tous également résolus à travailler d’un même cœur à la bonne œuvre commune, et le concert, d’une si haute valeur artistique, qui nous était donné dans le Casino de votre ville par les Sociétés musicales appartenant à vos différentes corporations, semblait ingénieusement être le symbole d’une harmonie supérieure que savent entendre, lorsqu’ils se dégagent des contingences passagères et des passions du moment, et que savent aimer tous ceux qui ne sont pas insensibles à la douleur humaine.


Messieurs, la grande émotion qui s’empara de moi ce soir-là, je la retrouve aujourd’hui au milieu de vous. Il y a désormais un foyer créé dans le monde avec le concours des hommes de bien de toutes les nations, non seulement philosophes, économistes ou jurisconsultes, mais hommes d’action, grands industriels, grands commerçants, chefs de grandes administrations publiques, hommes d’État des pays les plus divers.

Ce foyer est créé pour répandre par le monde la lumière de la conscience et la chaleur du cœur humain. Il s’agit d’engager la lutte contre l’ensemble des maux sociaux. Il s’agit d’organiser la prévoyance pour préserver de ces maux tous les hommes, dans tous les pays, depuis la naissance jusqu’à la mort. On a dit justement que c’était une politique de sauvegarde sociale, puisqu’elle a pour but la conservation des forces humaines. C’est bien en effet une politique conservatrice et non révolutionnaire, une politique rationnelle et non passionnelle, une politique protectrice et non destructive. Nous ajoutons enfin, et cela seul suffirait à la justifier à nos yeux, que c’est la politique la plus hautement morale qu’il soit possible de professer et de mettre en action. N’est-elle pas faite pour rallier en même temps les véritables hommes d’affaires, ceux qui produisent et non ceux qui spéculent, et les véritables travailleurs, ceux qui cherchent, non la satisfaction d’une ambition personnelle, mais la sûreté et la justice pour tous ? Elle est libératrice du travail et créatrice de richesse. Elle est faite pour satisfaire la raison et pour libérer les consciences.

L’édifice que nous construisons est celui de la solidarité humaine. C’est une œuvre de tradition, car c’est l’intégration de tout l’héritage acquis du progrès antérieur, et c’est une œuvre de création. C’est, suivant le mot du philosophe, une œuvre d’évolution créatrice, car c’est l’accession à un état supérieur de l’humanité. Toute coordination d’éléments d’un organisme, propre à se développer ensuite par lui-même par la force de son élan vital intérieur, avec la conscience de son développement, est comme la création d’un être nouveau.

À tous ceux qui aiment leurs semblables, aussi bien à ceux qu’anime une foi religieuse qu’à ceux que guide une conviction philosophique, une telle œuvre peut être également chère. Unissons toutes nos pensées, toutes nos convictions, toute la force de nos âmes pour semer le germe qui ne périra pas.

Je me rappelle les admirables paroles par lesquelles notre grand savant français Louis Pasteur terminait son discours à l’inauguration du célèbre institut qui porte son nom :

« Deux lois contraires semblent aujourd’hui en lutte : une loi de sang et de mort qui, en imaginant chaque jour de nouveaux moyens de combat, oblige les peuples à être toujours prêts pour le champ de bataille, et une loi de paix, de travail, de salut, qui ne songe qu’à délivrer l’homme des fléaux qui l’assiègent. L’une ne cherche que les conquêtes violentes, l’autre que le soulagement de l’humanité. L’une sacrifierait des centaines de mille d’existences à l’ambition d’un seul ; l’autre met une vie humaine au-dessus de toutes les victoires. »

Et Pasteur, quatre ans plus tard, à la fin de sa vie, en 1802, concluait par cette parole d’espérance à laquelle vous applaudirez, Messieurs, comme l’ont alors fait unanimement les délégués de toutes les nations qui étaient venus le saluer des extrémités du monde : « Vous m’apportez, disait-il, la joie la plus profonde que puisse éprouver un homme qui croit invinciblement que la science et la paix triompheront de l’ignorance et de la guerre, que les peuples s’entendront, non pour détruire, mais pour édifier, et que l’avenir appartiendra à ceux qui auront le plus fait pour l’humanité souffrante. »

LA POLITIQUE DU DROIT ET LA CRISE BALKANIQUE[2]


Mon cher président,

Je vous ai dit mon regret de ne pouvoir assister aux séances du 8e congrès national de la paix. Je vous demande de bien vouloir transmettre mes excuses à vos collègues et leur dire les vœux que je forme pour qu’à cette heure particulièrement difficile, leurs travaux soient couronnés de succès.

Je viens de dire à quel point l’heure était difficile. Il ne faut pas cependant que ceux qui croient fermement à la souveraineté du droit et qui luttent pour le triomphe de la justice, entre les nations comme entre les hommes, soient découragés par la crise que traverse aujourd’hui l’Europe entière.

Dans tous les événements humains, il faut discerner ce qui est passager et ce qui est permanent. Il faut, dans la crise présente, distinguer ce qui provient de causes anciennes dont, à une heure donnée, les cruelles conséquences devaient fatalement se produire, et ce qui, au contraire, répond aux espérances des sociétés modernes et peut s’interpréter comme un signe heureux pour leur avenir.

Un premier fait nous frappe douloureusement et pourrait jeter d’abord le désarroi dans les esprits. Les projets de lois soumis en ce moment au Reichstag vont accroître dans une proportion formidable les armements de l’Allemagne et nécessiter de la part de la France un effort extraordinaire et des sacrifices auxquels nous devons nous décider énergiquement et sans retard.

Je ne veux point ici discuter la nouvelle loi militaire. Je tiens seulement à dire, pour mon compte, que si, après une loyale délibération dans les Chambres, le service de trois ans est, comme je le crois, reconnu indispensable pour assurer la sécurité de notre pays, me souvenant trop cruellement des désastres de 1870, je n’hésiterai pas à le voter. Nul plus que moi ne déplore cette folie des armements où se laisse entraîner l’Europe, et je n’oublie pas que j’ai été en 1899, à la première conférence de la Haye, le rédacteur et le défenseur du vœu tendant à la limitation des charges militaires qui pèsent sur le monde. Mais je n’oublie pas non plus ce que je disais au Sénat, en 1907, à l’issue de la deuxième conférence : « Pour nous, partisans résolus de l’arbitrage et de la paix, le désarmement est une conséquence et non pas une préparation. Pour que le désarmement soit possible, il faut d’abord que chacun sente que son droit est assuré. C’est la sécurité du droit qui, d’abord, doit être organisée. Derrière ce rempart seulement, les nations pourront désarmer. »

Le droit est la protection des faibles. Ce serait désarmer la cause de la paix que d’affaiblir ceux qui préparent le règne du droit. Qui, parmi nous, songerait à affaiblir cette patrie qui est la nôtre et dont vous disiez avec moi à Reims, à votre 6e congrès national, qu’elle saurait rester dans l’avenir ce qu’elle a été si souvent dans l’Histoire, la gardienne de la liberté et le soldat du droit ? »

Soyons pacifiques et soyons forts. Et sachons attendre. C’est de l’excès même des charges qui s’appesantissent sur l’Europe que naîtra, plus tôt qu’on ne semble le croire, l’irrésistible mouvement d’opinion qui rendra nécessaire une politique de sagesse, de respect mutuel et de véritable sécurité.


Où en est d’ailleurs, à la fin de la tourmente qui vient de dévaster l’orient de l’Europe, la grande cause de la liberté et du droit des nations ?

Les institutions internationales à la fondation desquelles nous avons travaillé depuis tant d’années ont pour objet suprême d’empêcher les États civilisés, lorsque s’élève entre eux un conflit d’intérêts ou lorsque naît un risque pour leur honneur, de demander aux armes le règlement de leur désaccord.

Dans la « société des nations, » les États civilisés sont à nos yeux des personnes morales, conscientes, ayant le devoir de réfléchir au bien-fondé de leurs prétentions réciproques et capables de considérer « la justice et le droit » comme un bien supérieur qu’il est de l’intérêt de tous de sauvegarder. Pour eux, c’est un devoir et c’est en même temps un grand bienfait de soumettre à l’arbitrage équitable de tiers désintéressés le sort de leur différend. Lorsque le droit a été dit entre eux, les passions redoutables s’apaisent. Et, comme hier encore, la France et l’Italie viennent de le constater si heureusement grâce à la sentence arbitrale du Carthage et du Manouba, chacune des parties ayant, sans atteinte à son honneur, pu reconnaître ce qu’avaient de fondées les prétentions de son adversaire, trouve, dans une période nouvelle de tranquillité et de dignité, les moyens de se développer librement et d’acquérir dans la paix un degré de puissance qu’une guerre, même heureuse, ne lui aurait peut-être pas donné.

Le sentiment de l’utilité de ces arbitrages a pénétré si bien l’opinion universelle que l’on n’avait pas vu, au moins dans les limites de notre Europe, de guerre se déclarer depuis plus de trente-cinq ans. Et de dangereux conflits entre l’Angleterre et la Russie, entre la France et l’Allemagne, avaient pu, dans ces dernières années, recevoir, grâce aux conventions de la Haye, leur solution arbitrale.

Mais était-il possible d’espérer que l’empire du droit était définitivement fondé et que toute guerre était désormais impossible ? Qui donc, parmi les hommes d’expérience et de raison, aurait pu croire qu’une révolution, qui ne tend à rien de moins qu’à renouveler la face du monde, s’accomplirait en quelques années ? Pouvait-on oublier qu’en 1907 la cause de l’arbitrage obligatoire n’avait pas réuni l’unanimité des voix des États ?

Enfin la crise de 1912 n’offrait-elle pas des caractères particulièrement graves qui rendaient, hélas ! la lutte à peu près inévitable ?

La guerre des Balkans n’a pas été seulement une guerre d’État à État, c’est vraiment un conflit ethnique où la longue servitude de populations européennes, pénétrées de la civilisation occidentale, aptes à égaler les autres nations du monde latin et germain, avait accumulé des ferments de révolte.

C’est entre peuples également libres, également souverains, que l’établissement de rapports juridiques peut normalement s’établir. Là où subsiste une servitude, une oppression, comment parler aux opprimés la langue du droit et comment la leur faire entendre, lorsqu’à leurs yeux le premier des droits, celui de disposer d’eux-mêmes, leur est d’abord refusé ?

Le drame s’est engagé ici comme entre deux forces de la nature. C’est l’histoire des révolutions de la terre ; lorsque sous des pressions séculaires, quelque rupture se fait dans les couches profondes du sol, l’équilibre ne peut se rétablir à la surface qu’à la suite d’un tremblement de terre et du bouleversement de toute une région. Ainsi entre les races slaves et la puissance islamique, puisque aucune voie de droit n’est encore ouverte pour régler de semblables conflits, a fini par se produire l’effroyable brisure. Depuis un siècle, l’Europe en subissait la crainte, et de génération en génération, les diplomates se transmettaient avec une anxiété croissante le problème redoutable qu’on appelait la question d’Orient.

Alors a éclaté le conflit sanglant. Mais pendant la lutte, au milieu de difficultés qui se renouvelaient presque chaque jour, il semblait que la nécessité supérieure de la paix n’était perdue de vue par personne. La tendance de l’opinion était si certaine qu’au milieu des effrayantes hécatombes des champs de bataille balkaniques, la seule idée qu’on osât ouvertement exprimer était celle-ci : éviter que le conflit ne s’étende à d’autres puissances, circonscrire le terrain de la lutte, empêcher l’extension de l’œuvre de mort. Quelles que fussent leurs arrière-pensées, les grandes puissances sentaient au-dessus d’elles une puissance plus grande encore, une force « impondérable » qui les disciplinait dans une action commune de prudence, de sagesse, de modération. Et en ce qui touche les États balkaniques euxmêmes, un seul but était proposé : assurer à chaque race sa place naturelle au soleil, délivrer les nations vaincues de leur servitude séculaire, rétablir chaque peuple dans sa liberté, dans son droit. Il n’est pas jusqu’à l’Albanie dont on n’ait cherché à justifier la création par l’affirmation de l’existence d’une nationalité propre, ayant droit au sol et à la vie aussi bien que les autres nationalités des Balkans.

Ainsi, à l’origine du conflit comme dans les modalités de son règlement, ce n’est nulle part la théorie de la conquête qui prévaut. C’est la théorie du droit qui s’exprime. On prétend mettre la force au service du droit, et dans les négociations entre les puissances dépositaires de la force, on prétend ne se servir de celle-ci que pour reconstituer un équilibre fondé sur le droit.

En somme, c’est un redressement de l’idée du droit contre l’idée de la force que symbolisera dans l’Histoire l’alliance des peuples balkaniques, et c’est une œuvre de liberté et de droit que l’Europe aura fait sortir de l’épouvantable aventure de guerre.


Je ne prononce pas ici de vaines paroles d’optimisme sentimental. Ceux qui regardent de trop près l’œuvre d’un peintre n’aperçoivent qu’un chaos de lignes et de couleurs où tout leur paraît sans ordre et sans raison. Il faut du recul pour juger l’ensemble d’un tableau et comprendre comment la violence de certains gestes peut s’associer, dans l’ensemble, à l’harmonie de la composition, à l’équilibre des groupements. Si l’on se place, en face des événements des Balkans, à un point de vue suffisamment élevé pour distinguer l’ensemble des choses et deviner le sens de leur développement, on reconnaîtra que l’indépendance obtenue par des millions d’hommes appartenant à une même race, à de mêmes croyances, à une même civilisation est un grand progrès humain accompli. Ces races nouvellement arrivées à la vie nationale, à la souveraineté, vont trouver dans des frontières nouvelles leur place nécessaire elles y constitueront autant de foyers de civilisation régulière où s’apaiseront peu à peu les violences que la servitude fomente nécessairement au cœur des hommes.

Il y avait, dans l’ensemble des nations européennes, comme une série de sièges vacants que leurs légitimes possesseurs étaient, par la force, empêchés d’occuper. Aujourd’hui, tous ceux qui ont, par le droit traditionnel et par l’égalité de civilisation, un titre égal à une représentation dans l’aréopage y ont enfin libre et définitif accès. Et les délibérations de demain de cette Europe ainsi complétée pourront enfin prendre le caractère qui permet entre des égaux l’échange des idées, la discussion des intérêts communs, la reconnaissance réciproque des droits et des mutuelles obligations.

Mais ces places que viennent prendre aujourd’hui dans les conseils de l’Europe les nations balkaniques n’étaient pas seulement occupées par la puissance asiatique ; elles étaient en même temps convoitées par d’autres puissances, puissances européennes, celles-ci, qui, faisant fond sur la prétendue faiblesse des petites nations slaves de l’Orient, tournaient depuis longtemps ce que l’on appelle leur volonté de puissance vers ces domaines, dont la possession définitive ne semblait pas encore assurée. Les victoires balkaniques ont limité ces ambitions. Les déceptions qu’elles ont causées ont été la source de bien des irritations, de bien des tentatives de revanche, et nous avons senti dans ces derniers jours les plus graves périls grandir de ce côté.

Et voici que sous la poussée de l’opinion universelle, ces périls eux-mêmes semblent avoir disparu. Nul n’a osé affronter l’horrible risque d’une guerre générale. La solidarité des intérêts européens l’a emporté sur les forces de discorde. Il y a je ne dis pas un respect humain, mais comme un point d’honneur nouveau. Nul ne veut agir sans invoquer un mandat de l’Europe. Nul n’avoue d’autre but que la pacification des régions contestées et l’installation de gouvernements qui répondent aux vœux et aux droits des peuples. Nul, quelles que soient ses intentions secrètes, n’ose laisser paraître une pensée de conquête. Nul n’ose parler d’une force qui primerait le droit. Tous déclarent mettre celle-ci au service de celui-là, et dans les discussions diplomatiques comme dans les polémiques de presse, chacun semble vouloir plaider une cause désintéressée devant un de ces tribunaux internationaux dont nous avons assuré l’existence et où, seules, les paroles de justice peuvent être prononcées et entendues.


Que d’enseignements et que d’espérances contiennent ces délibérations si confuses, si anxieuses, de la conférence de Londres ! C’est une conférence diplomatique, et à certaines heures, il semble bien que cela devienne un tribunal d’arbitrage international. Si bien qu’un jour prochain, l’on pourra reconnaître que le résultat de la catastrophe récente a été de faire prendre aux grandes puissances une intelligence plus nette de la solidarité de leurs intérêts permanents. L’Europe prend conscience qu’elle est, elle aussi, une personne morale qui existe au-dessus et en dehors de chacun des États qui la composent ; elle se sent un organisme vivant ; elle a maintenant, si je puis dire, une âme, où déjà vit la honte de la violence, où s’affirment le sentiment du droit et la certitude d’un devoir moral commun à tous.

Malgré l’horreur de tout ce sang versé, attendons l’avenir avec une confiance réfléchie ! La paix a prévalu hier. Que les hommes de paix sachent rester forts, et la paix prévaudra demain.

Léon Bourgeois.


M. Charles Richet a prononcé un discours dans lequel il a dit : « Nous n’ignorons pas combien les circonstances actuelles sont peu favorables. Mais nous pensons que notre œuvre est d’autant plus opportune qu’elle rencontre plus d’obstacles. Les amis de la paix reprennent à leur compte la pensée de Beaumarchais : « La difficulté de réussir ne fait qu’ajouter à la nécessité d’entreprendre. »

M. Lucien Le Foyer a donné lecture de diverses lettres d’adhésion et d’encouragement et a exposé les grandes lignes des travaux qui incombent aux délégués.

Cinq commissions ont été instituées.


LA CIVILISATION ATLANTIQUE ET LES CONFÉRENCES DE LA HAYE


Discours prononcé, le 2 décembre 1913, par M. Léon Bourgeois, à l’occasion d’une fête donnée par le Comité France-Amérique en l’honneur des représentants diplomatiques des deux Amériques auprès du Gouvernement français.


Mesdames, Messieurs,

C’est toujours un très grand honneur d’être choisi par mon vieil et cher ami Hanotaux pour présider un des dîners du Comité France-Amérique. Mais l’honneur, ce soir, est singulièrement redoutable et je ne l’ai point accepté sans une sincère appréhension.

Je savais, en effet, que ce « premier dîner d’hiver » aurait un caractère de solennité exceptionnelle ; il devait réunir tous les chefs des missions diplomatiques américaines accréditées à Paris, notre Ministère des Affaires étrangères et la ville de Paris y seraient représentée par de brillants orateurs, et notre Président voulait que, par eux, fussent rappelées et mises en lumière toutes les causes de sympathie et de confiance réciproque qui nous unissent aux deux Amériques. Vous avez admiré, Messieurs, l’éloquence avec laquelle MM. Abel Chevalley et Louis Dausset vous ont exprimé nos sentiments communs. C’est bien la fête du Nouveau Monde que nous célébrons ici au nom de Paris et de la France.

Aussi bien, Messieurs, que pouvais-je venir vous dire après les représentants autorisés de la République et de la Ville ? Je l’ai demandé à notre Président. Il m’a répondu que ma présence ici était à ses yeux justifiée par un fait particulier : Il se rappelait qu’en 1907, à la Conférence de La Haye, comme président de la Délégation française, j’avais entretenu des rapports excellents avec les délégués des Républiques du Nord et du Sud de l’Amérique ; il savait qu’il s’était alors établi entre nous des relations d’une telle cordialité que je serais certainement heureux d’en évoquer publiquement le souvenir.

La mémoire d’Hanotaux est très fidèle. C’est un historien dont les jugements sont fondés sur l’information la plus exacte et la plus sûre. Il sait surtout à merveille son histoire contemporaine et je ne connais pas de guide plus avisé lorqu’on veut se tirer de quelqu’une des innombrables embûches que notre pauvre politique européenne jette à chaque instant sous les pas des gouvernants. J’ai cédé au charme des souvenirs qu’il évoquait devant moi.

Oui, il est vrai que j’ai eu l’occasion, il y a six ans bientôt, de dire publiquement au Palais du Luxembourg, dans une fête offerte à nos collègues d’Amérique lors de leur retour de La Haye, combien profonde était la mémoire que les délégués français garderaient de cette collaboration de quelques mois.

Aux applaudissements d’une assemblée où siégeaient les présidents du Sénat, de la Chambre et du Conseil, où avait pris la parole un Ministre des Affaires étrangères que je suis très heureux de retrouver encore aujourd’hui au Quai d’Orsay, aux applaudissements de l’immense majorité des membres des deux Chambres françaises, qui paraissaient s’être réunies en Congrès pour cette circonstance solennelle, j’adressai les remerciements de la France à nos collaborateurs du Nouveau Monde : « Jamais, disais-je, je ne pourrai montrer à quel point notre délégation a été soutenue dans sa tâche par les délégations des deux Amériques. À les voir, les unes et les autres, également attachées à l’œuvre commune, y travaillant avec nous sans aucune négociation préalable, spontanément et par la faculté d’un même esprit, par le besoin d’un même cœur, il nous semblait qu’il y avait là l’action unique d’une seule délégation, celle des Républiques du monde entier. »

Messieurs, il n’y avait dans ces paroles rien de l’habituelle courtoisie diplomatique, rien de ce que le Prince de Bülow appelait hier dédaigneusement « la petite monnaie des rapports internationaux. » Il est exact que, dès les premiers jours de la Conférence, une sorte de consentement instinctif avait groupé les délégués du Nouveau Monde et les représentants des puissances européenes que l’on appelle volontiers les puissances libérales et parmi lesquelles nous tenions à honneur, nous autres Français, de nous compter au premier rang.

Je ne peux pas rappeler ici les noms de tous ceux de nos collègues américains qui ont pris une part si éclatante aux débats de notre assemblée : Choate, Porter, James Brown Scott, La Barra, Bustamente, Quesada, Crisanto-Medina, Triana, Ruy Barbosa, le Président Saens Pena, Drago, Larreta, Gana, Candamo, Victor Rendon : que de noms d’orateurs, de jurisconsultes, d’hommes d’État, dont la voix s’est élevée dans nos séances plénières et dans celles de nos trois grandes Commissions ! Et combien je sens mon injustice de ne pouvoir citer encore tant d’autres collègues, remarquables par le savoir et par le talent, qui ont apporté dans les travaux de nos Commissions un concours si utile et si précieux !

Mais ce qu’il m’appartient de dire, ce ne sont pas, particulièrement, le mérite, la valeur, les services personnels de tel ou tel d’entre eux, ce sont les raisons profondes, impersonnelles, qui établissaient à l’avance, entre eux et nous, le lien moral qui nous a été, qui nous demeure si cher.

Tous vos délégués, Messieurs, représentaient d’abord l’idée républicaine. Ce n’était pas une raison médiocre d’entente et de cordialité que cette adhésion aux mêmes principes politiques, cette même croyance à la souveraineté de la Nation, cette même foi dans l’avenir des institutions libres et dans le développement pacifique des démocraties modernes. Comme dans notre France, le 14 juillet 1790, les citoyens de nos nouveaux départements, venus de tous les points du pays pour s’unir au Champ de Mars dans la grande Fête de la Fédération, laissaient éclater sur leur visage la joie de se reconnaître tous comme les fils d’une même mère, nous avons senti, dès notre première rencontre avec vous, dans la grande salle du Binenhof, que nos yeux et les vôtres brillaient d’une même lumière, et nous avons éprouvé cette allégresse de nous reconnaître, les uns et les autres, comme les enfants d’une même famille, comme les soldats d’une même patrie idéale.

Mais il faut aller chercher plus loin encore ce qu’il y a de profond et ce qu’il y aura de durable dans la communauté de nos sentiments.

Pour nos frères de l’Amérique latine, j’ai à peine besoin de dire que la conscience de l’identité de la race se mêlait en nous à celle de l’identité des pensées politiques. À entendre, parlant merveilleusement notre langue française, les orateurs de vos Républiques, nous comprenions qu’une même culture avait formé nos esprits. Nous avions reçu les mêmes enseignements de la Grèce et de Rome ; nous avions subi l’empreinte ineffaçable des mêmes littératures classiques et nous reconnaissions aussi les mêmes maîtres de notre esprit dans la lignée des philosophes des XVIIIe et XIXe siècles qui ont donné à nos sociétés modernes leur idéal politique et social.

Ce n’était pas seulement les mêmes mots que nous prononcions, les uns et les autres, c’était le sens profond de chacune de nos paroles que nous percevions également ; c’était tout notre être qu’animaient, qu’éclairaient, qu’ébranlaient ces grandes vérités dont nous espérions faire admettre, par l’ensemble des États du monde, la formule définitive, dont nous préparions la réalisation dans les faits.


Mais, Messieurs, n’en était-il pas de même avec nos collègues des États-Unis du Nord ? Certes, en nous tournant vers eux, nous sentions bien d’abord les difficultés que nous offraient la différence des langues. Mais si, par certaines manières de penser et de dire, l’esprit anglo-saxon s’oppose volontiers au nôtre, il s’y oppose, pour ainsi dire, comme la couleur complémentaire à celle dont elle est le complément, c’est-à-dire pour former l’harmonie supérieure où se résume la totalité de la lumière ; et cet obstacle une fois surmonté, nous reconnaissions rapidement que, présentée sous une autre forme, avec d’autres mots peut-être, c’était les mêmes idées que nous voulions faire triompher. C’est que, là encore, nous pouvions remonter à une source commune. Nous avions devant nous les arrières petits-fils de la Révolution d’Angleterre, les petits-fils des pèlerins du Mayflower, de ces exilés volontaires qui avaient pour ainsi dire emporté leur patrie afin de lui conserver sa grandeur et sa pureté, les descendants de Washington, de Jefferson, des grands citoyens aux côtés desquels avaient combattu nos La Favette et nos Rochambeau ; nous voyions en eux revivre les devanciers de notre Révolution Française. Et comme vous-mêmes, représentants de l’Amérique latine, dont les Révolutions ont suivi la nôtre, veniez chercher en nous les fils de 1780, à notre tour, nous rejoignions, en rencontrant les délégués du drapeau étoilé, des ancêtres et des précurseurs.

Messieurs, quelle joie ce fut pour nous de trouver ainsi nos sentiments les plus chers également partagés par les libres esprits de l’une et l’autre Amérique !

Hanotaux, il y a quelques jours, rappelait cette parole frappante de l’ancien ambassadeur des États-Unis à Paris, l’éminent M. Robert Bacon, disant « que la pensée nord-américaine, pour être admise en Amérique du Sud, doit d’abord « toucher barre » à Paris. »

Quelle fierté, s’il est vrai que notre France peut vous offrir ce miroir fidèle où vous saurez tous vous reconnaître, ce miroir clair, où se fixeront enfin pour tous les yeux, avec la même netteté, sous les mêmes traits, les images depuis tant de siècles incertaines de la vérité, de la justice et de la paix !


Messieurs, ces souvenirs me sont restés bien présents et je ressens encore l’émotion qui nous pénétrait, à cette heure déjà lointaine où nous commencions à fonder ensemble l’édifice du monde nouveau.

Mais, depuis lors, que de liens se sont encore resserrés entre vous et nous. Je ne songe pas seulement au merveilleux développement de nos relations économiques, dont M. Chevalley vous indiquait tout-à-l’heure les chiffres saisissants : le mouvement général de nos échanges avec le Nouveau Monde passant de 1,800,000,000 fr. en 1913 à 3,046,000,000 fr. en 1912, nos achats en Amérique augmentant de 60 pour cent et les vôtres en France de 100 pour cent pendant le même temps.

Je pense aussi aux voyages faits chaque année en Amérique par des représentants de la littérature, de la philosophie ou de la politique françaises : ceux de notre cher collègue de La Haye, d’Estournelles de Constant ou de Clémenceau, d’Henri de Régnier ou d’Anatole France, de Brunetière, de Bergson ou de Boutroux. Et je pense, en retour, aux lectures données, aux cours faits, aux ouvrages publiés en France par vos professeurs ou vos hommes d’État : les noms de Barret-Wendell, de Van Dyke, de Dawis, de Nicolas Murray Butler, du président Roosevelt, de Rodriguez Larreta, d’Oliveira Lima, parmi tant d’autres, se pressent dans ma mémoire.

Je pense à cette Fondation Carnegie, qui fédère si étroitement, des deux côtés de l’Océan, tous ceux qui travaillent pour la cause de la Paix, et met à leur disposition les ressources les plus larges.

À cet Institut de Droit américain qui, après avoir rendu obligatoire l’emploi de la langue française dans toutes ses publications, a établi son siège à Paris, où nous l’accueillons de grand cœur, non comme un démembrement, — car le droit est, comme on l’a dit fortement, « un et universel, » – mais comme une précieuse extension du grand Institut de Droit international.

Puis voici la série des arbitrages, dont Chevalley vous parlait tout-à-l’heure avec tant d’autorité, puisqu’il en a été l’actif et heureux négociateur : arbitrages avec le Mexique, avec Haïti, Cuba, le Vénézuéla, la Colombie, le Pérou, l’Uruguay, l’Argentine, qui ont enfin donné à tant d’anciens différends les solutions conformes à la fois à la justice et à l’intérêt des États.

Et voici également les traités d’arbitrage franco-américains, nouveaux ou renouvelés, avec les États-Unis, la Colombie, le Brésil.

Enfin, puis-je oublier les propositions de conventions générales d’arbitrage présentées par le président Taft et acceptées en 1911 par l’Angleterre et par la France ; et celles de M. Bryan pour l’organisation des Commissions internationales d’enquête ?

Certes, ces propositions n’ont pas encore abouti à des accords définitifs, mais leurs énoncés seuls suffisent à montrer combien l’Amérique est résolue à étendre l’œuvre de La Haye, à en fortifier les résultats, à donner à l’arbitrage international des sanctions nouvelles, et à établir entre les pays libéraux des deux mondes les liens de droit rigoureux, définitifs, qui formeront entre eux le premier groupe de la Société des Nations.


Messieurs, les tristes événements qui ont bouleversé l’Europe au cours des deux dernières années ont permis aux esprits superficiels de taxer d’impuissance et de stérilité notre œuvre de 1907. Mais les brouillards ne couvrent-ils pas la terre à l’aurore des journées de grand soleil ? Et votre Président ne rappelait-il pas dernièrement en termes piquants « que les contemporains s’aperçoivent à peine de ce qui doit étonner la postérité, et que le présent n’a pas le sens exact du prolongement des choses vers l’avenir » ?

Ceux qui voient au fond des choses et qui distinguent, sous les mouvements passagers de l’opinion, les courants profonds qui déterminent les événements généraux de l’histoire, savent bien que l’eau souterraine, dans son mouvement incessant, désagrège les roches les plus anciennes et les plus dures. L’idée toujours en marche poursuit victorieusement son chemin ; aussi nous préparons-nous avec confiance à cette troisième Conférence, dont l’annonce a été solennellement faite au Monde et dont nous ne pourrions, sans manquer au plus sacré des engagements, laisser ajourner indéfiniment la date.

Messieurs, il faut que les travaux de cette troisième Conférence aient été sérieusement préparés à l’avance. Il faut que l’on n’aille plus à La Haye sans un programme précis, sans des ententes déjà certaines, sur les points essentiels, entre les principales nations.

Et à qui appartient-il de provoquer et d’entreprendre cette œuvre préparatoire ? Quels seront ceux qui sauront à l’avance envisager d’un même esprit et poursuivre d’une même volonté l’objet commun ? Qui, sinon les trente-deux États qui ont forcé la majorité de 1907 et voté le principe de l’arbitrage obligatoire ?

Messieurs, laissez-moi vous rappeler la liste de ces trente-deux États que rien n’a pu séparer. Elle est bien instructive, écoutez-la : États-Unis d’Amérique, Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Chine, Colombie, Cuba, Danemark, République Dominicaine, Équateur, Espagne, France, Grande-Bretagne, Guatémala, Haïti, Mexique, Nicaragua, Norvège, Panama, Paraguay, Pays-Bas, Pérou, Perse, Portugal, Russie, Salvador, Serbie, Siam, Suède, Uruguay, Venezuela.

Vous le voyez, pas une des républiques américaines n’a manqué à l’appel de son nom. Toutes vos nations se sont inscrites au grand livre du Droit et de la Paix. C’est un grand honneur pour la France de s’y être, avec neuf autres nations européennes, inscrite également dès le premier jour.

Ne vous semble-t-il pas que la réunion de ce soir est de bon augure ? Ne montre-t-elle pas combien ceux qui s’accordaient en 1907 sont restés fidèles aux mêmes pensées et sont prêts à renouveler les mêmes accords ? Et ne donnera-t-elle pas aux bonnes volontés hésitantes quelque puissant encouragement et quelque motif d’agir ?

Je m’arrête, car je ne voudrais pas que l’on pût croire à un empiètement de ma part sur l’initiative qui revient, en de telles matières, aux gouvernements de nos pays. Je connais d’ailleurs les sentiments qui animent celui de la République française et je sais qu’en parlant comme je l’ai fait, je n’ai rien dit qui puisse l’émouvoir ou le gêner.


Quelle promesse d’avenir pour l’humanité dans cette longue liste d’États prêts pour l’organisation du droit humain ! C’est entre vos Républiques et ceux des pays d’Europe que leur histoire ou leur situation géographique tournait plus naturellement vers vous, que s’est faite d’abord, et comme d’elle-même, ce que j’appellerai « la Nouvelle Alliance. »

L’Atlantique ne sépare plus : il unit. Comme autrefois la Méditerranée a été le centre autour duquel s’est peu à peu fixé, de l’Égypte et de Tyr à l’Ionie et à l’Hellade, et jusqu’à Rome et jusqu’à Phocée, la civilisation de l’antiquité, c’est d’une rive à l’autre de l’Atlantique que s’échangent, depuis un demi-siècle, les sentiments et les idées qui créent peu à peu la volonté d’une action commune et préparent, dans la liberté et dans la confiance, les grandes fédérations de demain.

Grâce à vous, fils des jeunes civilisations nouvelles, après la conquête qui s’est portée pendant tant de siècles de l’Orient à l’Occident, pour peupler et civiliser vos territoires, une nouvelle conquête, — pacifique celle-là, – s’accomplit de l’Occident à l’Orient, et la grande marée qui a poussé jusqu’à vous, depuis le XVe siècle, la vie de l’humanité, revenant sur elle-même, rapporte maintenant jusqu’aux extrémités de la lointaine Asie, par-dessus les barrières de la vieille politique continentale, la puissance du flot vainqueur !

Chose singulière, on dirait que la prédiction de Christophe Colomb s’accomplit. Il s’imaginait toucher aux Indes orientales en découvrant l’Amérique : voici l’Amérique qui répond à son appel pour la conquête pacifique de l’Ancien Continent.

Plus heureux que nous, je l’espère, vous saurez n’être pas entravés dans votre marche en avant par les obstacles que les traditions de servitude et de violence dressent en tous lieux, depuis tant de siècles, contre la paix de notre vieux Monde. Vous nous avez quelquefois remercié d’avoir donné à vos littératures, à votre politique, à votre philosophie, des exemples et des modèles ; voici que maintenant nous espérons qu’à notre tour les forces vives de votre jeunesse donneront au génie de la vieille Europe le plus précieux et le plus fécond des renouveaux, et je me plais à citer ici ces paroles de votre Président Wilson qu’Hanotaux nous rappelait il y a quelques jours : « Qu’y avait-il dans l’esprit des hommes qui ont fondé l’Amérique ? Servir leurs intérêts égoïstes ? Non. Mais servir la cause de l’humanité, apporter la liberté au genre humain. Ils ont levé leurs étendards, eux, les tenants de l’espérance, comme un phare d’encouragement pour toutes les nations du monde : les hommes se pressèrent en foule vers nos rivages, pleins d’une attente comme il n’en exista jamais, et ils trouvèrent ici, pour des générations entières, un havre de paix, d’opportunité, et d’égalité ! »

Qui parle ainsi ? Est-ce le président d’une République américaine, ou bien un des grands orateurs de la Révolution française ?

Messieurs, nous avons le sentiment que nous préparons ensemble la nouvelle société humaine. Il n’est, a dit quelqu’un, de société véritable que la société spirituelle, c’est-à-dire qu’il faut qu’un même esprit anime les hommes, qu’une même conscience détermine en eux la volonté de vivre en commun, pour l’emporter sur les tendances destructives de tout groupement humain, sur les forces de division, de désagrégation et de mort.

Entre nous et les fils des Républiques du Nouveau-Monde, il y a désormais une société vivante et bien vivante : une âme commune est en nous.

Léon Bourgeois
  1. Voir Annales des Sciences politiques, 15 juillet 1908.
  2. Lettre de M. Léon Bourgeois à M. Charles Richet, Président du 8e congrès national de la paix, Paris, 11 mai 1913.