Pour la Société des Nations/Introduction — Les Conditions de la Paix

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INTRODUCTION

LES CONDITIONS DE LA PAIX


Le 31 mai 1909, à l’occasion du VIe Congrès national de la Paix, M. Léon Bourgeois prononça à Reims un discours dans lequel il montra quelles sont les conditions modernes de la Paix internationale et quels résultats ont déjà été obtenus par l’application des principes consacrés dans les Conférences de La Haye. Ce discours donne une vue d’ensemble des idées qui dominent et ordonnent la matière du présent volume :


Messieurs,

L’année qui vient de s’écouler a été fertile en événements internationaux qui ont suscité à la fois des espérances et des inquiétudes : dans ces conditions, on peut dire que jamais réunion ne fut mieux justifiée que la vôtre et je vous remercie de m’avoir appelé parmi vous pour collaborer aujourd’hui à votre œuvre de progrès.


Le Mouvement en Faveur de la Paix


Messieurs,

L’appel du Comité organisateur de votre Congrès contenait le passage suivant : « La meilleure part de la tâche que doivent mener à bien ceux qui ont la charge de notre politique extérieure, c’est le développement de l’organisation juridique de la paix, de la constitution du droit international, l’extension de l’arbitrage et des méthodes juridiques qui la complètent. C’est par là que la France établira son influence et trouvera son avenir. On ne peut mieux formuler les termes du problème qui nous préoccupe tous ici.

Nous assistons depuis un demi-siècle à un magnifique mouvement en faveur de la paix. Le sentiment de réprobation provoqué par les horreurs de la guerre s’est étendu à tous les pays civilisés sans exception. En Amérique, aussi bien qu’en Europe, d’innombrables sociétés de la paix ont été formées, et chaque jour leur vitalité s’affirme, leur influence s’augmente. Dans tous les pays, à l’exemple de notre admirable Frédéric Passy dont la propagande est si généreuse et si désintéressée, des apôtres se sont levés. De puissants concours matériels sont venus apporter à l’idée le moyen de se réaliser plus sûrement et plus vite. Mais Nobel et Carnegie n’ont pas seulement aidé notre cause par leurs dons magnifiques ; représentants des civilisations les plus réalistes, ils ont prouvé par leur adhésion que le but poursuivi n’a rien de chimérique pour qui pense sainement.

Ainsi accru, enrichi, soutenu, le mouvement en faveur de la paix a pris une telle intensité qu’il s’est imposé à l’opinion universelle. Les gouvernements eux-mêmes ont été gagnés et entraînés. Dans une vue claire de l’avenir, le Tsar Nicolas II a appelé officiellement tous les États civilisés à examiner la situation nouvelle. Et l’on a observé ce fait, sans précédent dans la vie internationale, de vingt-quatre nations réunies en de solennelles assises pour délibérer sur la limitation des armements et sur les moyens d’aborder pacifiquement la solution des conflits internationaux. Ces réunions, qui ont pris le nom de « Conférences de la Paix », ont déjà eu lieu deux fois, en 1899 et 1907 et à cette dernière date quarante-quatre nations furent représentées. Une troisième convocation est officiellement prévue pour 1913 ou 1914.

Pourquoi donc un mouvement aussi puissant, aussi universel ne semble-t-il pas produire encore les résultats qu’on en espérait ? Pourquoi la paix ne paraît-elle pas mieux assurée qu’il y a trente ans ?

Pour le comprendre, il faut analyser ce que j’appellerai les conditions de la paix.


La Paix Fondée sur le Droit


Le sentiment ne suffit pas à fonder un ordre nouveau. Il faut encore la collaboration de la raison.

Trop longtemps, on s’était préoccupé du but sans se préoccuper des moyens.

On n’avait pas aperçu assez clairement que dans la société des États, aussi bien que dans celle des individus, il n’y avait pas de paix durable sans organisation juridique. Pour avoir la paix matérielle, je l’ai dit bien souvent, il faut d’abord avoir réalisé la paix morale ; — et il n’y a de paix morale que si les droits de chacun ne se sentent pas, et ne sont pas, réellement, menacés.

La paix peut être définie : « La durée du droit » ; il n’y a de paix véritable que sous le règne du droit.

Mais il faut que les droits soient déterminés avant de pouvoir être garantis. La définition des droits des nations et l’organisation d’une juridiction destinée à les garantir sont donc les conditions essentielles de l’établissement et du maintien de la paix.

Je ne puis entrer ici dans l’examen des principes juridiques qui doivent régler le droit des peuples ; mais les règles générales de ce droit découlent de quelques grandes idées morales qui sont accessibles, immédiatement, à la conscience universelle.

Prenons un exemple et examinons-le un instant d’un point de vue tout à fait théorique, sans toucher aux délicates questions diplomatiques qu’il pourrait soulever.

L’opinion publique s’est félicitée de voir la paix maintenue dans les Balkans, malgré les plus graves difficultés. Et cependant un malaise subsiste. Il semble que si, matériellement, la guerre a pu être évitée, les causes qui la faisaient craindre n’ont pas entièrement disparu et pourraient provoquer dans l’avenir un renouvellement d’inquiétudes.

Tous les droits ont-ils été respectés ? Si l’un d’eux a été méconnu, une réparation suffisante a-t-elle été accordée ?

Le malaise dont je parle répond malheureusement d’une façon trop claire à cette question.

En premier lieu, une convention internationale qui portait les signatures des représentants des principaux États de l’Europe a subi une atteinte de la part de l’un d’eux. Tous les autres s’efforcèrent aussitôt, par des arrangements particuliers, de reconstituer un ordre international nouveau pour rendre une base juridique à l’équilibre instable que la force seule venait d’établir.

Il n’y avait là qu’une illusion.

On avait, tout d’abord, songé à réunir en une Conférence internationale les représentants des puissances intéressées, puis on y renonça. On aperçut bien vite l’écueil où l’on courait : était-il possible de demander aux Puissances une signature nouvelle quand une Convention qu’elles avaient solennellement souscrite venait de révéler sa fragilité ?

L’opinion publique européenne ne se rendait-elle pas compte également, d’une façon obscure, mais pressante, que certains intéressés méritaient d’être consultés ? Le monde civilisé n’admet plus que les destinées des hommes, qu’ils soient réunis ou isolés, puissent dépendre de la volonté d’autrui. Et, autant que le sentiment du respect dû à la signature des traités, celui du respect dû au droit des peuples s’emparait d’une façon imprécise, mais certaine, de la conscience européenne.

Or, ce droit des peuples, personne n’a osé le revendiquer dans les derniers événements, et cette omission cause la faiblesse initiale de toute l’entreprise diplomatique des six mois qui viennent de s’écouler.

Dans le demi-siècle précédent, deux exemples ont eu lieu de modification de frontières entre de grands États européens :

Après la guerre de 1859, la Lombardie a été attribuée à l’Italie, Nice et la Savoie à la France. Pour ces dernières provinces les populations ont été consultées : un plébiscite a eu lieu. Pour la Lombardie le plébiscite était inutile, car le désir de ses habitants était notoirement connu. Ces modifications territoriales apparaissent donc comme un exemple parfait d’une décision internationale ayant le droit pour base : de là son exceptionnelle solidité et l’absence complète de difficultés et d’inquiétudes au sujet de ces arrangements.

Je n’ai pas besoin de rappeler, au contraire, une autre annexion qui a été prononcée — nul ne l’a contestée et ne le conteste encore — malgré le sentiment des populations annexées. Les conséquences de cet état de choses, vous les connaissez : non seulement les souffrances des populations elles-mêmes, mais une longue hostilité entre deux grands États, la crainte permanente d’une guerre entre eux, et, par suite, le malaise général de l’Europe tout entière.

On peut dire que tous les arrangements diplomatiques européens, dans la période contemporaine, ont été déterminés ou influencés par ce malaise de l’Europe : la constitution de la Triple Alliance, l’Alliance Franco-Russe, la Triple Entente, n’ont pas eu, si on les regarde de près, d’autre origine et leur maintien n’a pas d’autre cause.

Je ne veux pas, en appréciant les événements de cette année 1909, prononcer une parole qui soit blessante pour un État quelconque, en particulier pour ceux avec lesquels nous n’avons cessé d’être dans les relations les meilleures, mais n’a-t-on pas le droit de se demander s’il était sage de créer sur un nouveau point de l’Europe un foyer semblable d’inquiétude et de division ?


Les Deux Diplomaties


À vrai dire, nous assistons depuis un demi-siècle à l’œuvre de deux forces qui agissent simultanément, mais en sens contraire, sur les gouvernements et les peuples européens. Gouvernements et peuples affirment également que leur but est de maintenir la paix mais il est vers ce but deux routes bien différentes.

D’une part, la politique des cabinets continue, comme au temps des traités de Westphalie, d’Utrecht et de Vienne, à chercher les garanties de la paix — de cette paix dont chacun affirme le désir — dans l’équilibre des forces, dans ce qu’il est d’usage d’appeler l’équilibre européen.

La diplomatie qui s’inspire de cette politique affecte de se qualifier de « réaliste », elle se garde de s’appuyer sur les principes du droit. Lorsqu’un État, pour une raison quelconque, cherche à étendre ses frontières ou redoute l’expansion d’un voisin, sa diplomatie se met en marche sans se préoccuper de donner satisfaction aux véritables exigences du droit. Et l’on peut dire que dans les entreprises où rivalisent les « diplomates de la force » les traités eux-mêmes ne pèsent pas d’un poids plus lourd que le respect dû aux droits de l’homme ou des groupements d’hommes.

Toutes ces combinaisons diplomatiques, tous ces efforts faits pour assurer l’équilibre des forces antagonistes, au lieu d’accroître la sécurité des esprits, ne parviennent, chose saisissante, qu’à augmenter leur inquiétude. Après la réussite de chacune des entreprises de la diplomatie de la force, on s’écrie : la paix est assurée ! Et l’on se félicite, comme aujourd’hui après la liquidation de l’affaire des Balkans, d’avoir, sans tirer l’épée, assuré la tranquillité du monde.

Mais qui ne voit qu’un pareil état de choses est essentiellement précaire, qu’il ne peut durer sans accroître indéfiniment le danger d’une guerre qui serait d’autant plus formidable qu’elle entraînerait, le moment venu, l’ensemble des États ?

On se rend compte, en effet, que dans une Europe où se mêlent des combinaisons aussi multiples, un conflit ne pourrait être localisé et que, par le jeu des alliances, des ententes, des traités publics ou secrets, l’incendie allumé sur un point du continent risquerait d’aboutir à une conflagration générale compromettant la civilisation tout entière. La preuve de ce danger permanent n’est-elle pas dans la lutte incessante pour l’accroissement des armements sur terre et sur mer, lutte que chaque année révèle plus aiguë ? Chacun des États ne manifeste-t-il pas, en s’imposant chaque jour des sacrifices plus considérables, qu’il n’a aucune confiance dans la solidité de cette diplomatie de l’équilibre ?

L’opinion ne voit-elle pas qu’il y a là comme un vaste échafaudage sans fondations profondes et que, si l’un seulement des étais dont on soutient artificiellement sa faiblesse, venait à manquer, ce serait tout l’édifice de la civilisation qui risquerait de s’écrouler ?

En face de la diplomatie de la force s’affirme, d’autre part, et s’affirmera de plus en plus la diplomatie du droit. C’est là une autre méthode qui, parallèlement à la précédente, ne cesse de produire ses effets. Ses principes peuvent se résumer dans une formule simple, que j’ai déjà employée ailleurs, en définissant les conditions de la paix intérieure des États, les conditions de la paix sociale. Cette formule s’applique aussi exactement à l’ordre international : « Pas d’harmonie sans l’ordre, pas d’ordre sans la paix, pas de paix sans la liberté, pas de liberté sans la justice. »

C’est la fragilité même des combinaisons de la force qui a donné naissance à la diplomatie nouvelle ; c’est elle qui a pour ainsi dire imposé aux esprits clairvoyants la méthode qui tend à donner une base de droit aux conditions d’existence de chacune des nations et par conséquent aux conditions de la paix internationale.

En multipliant les institutions juridiques, en définissant les droits et les devoirs des peuples dans un état de civilisation véritable, en précisant au besoin ces droits et ces devoirs sur certaines questions comme celle de la guerre sur mer, ces autres diplomates, qui sont les jurisconsultes internationaux, se sont, en effet, proposé de donner à l’équilibre du monde la seule base durable que connaisse la conscience et que puisse respecter l’humanité : le Droit.

C’est cette diplomatie du droit qui s’est fait connaître au monde dans les deux Conférences de la Paix, auxquelles je m’honore d’avoir passionnément collaboré et qui m’ont laissé les souvenirs les meilleurs de ma vie.

Ah ! les débuts furent difficiles, tous les scepticismes s’unissaient pour nous accabler. Le paysan sème dans le vent, et la neige recouvre son sillon, mais il est sûr que le printemps viendra.

En se servant des instruments juridiques forgés par la Conférence de La Haye, la diplomatie du droit nous a donné cette année même deux réalités précieuses qui forment une heureuse compensation à l’affaire des Balkans.

Ce fut un événement d’une haute portée que la réunion à Londres de la Conférence sur les prises maritimes et il n’est pas besoin de signaler toute l’importance de la sentence arbitrale rendue à La Haye au sujet de l’incident des déserteurs de Casablanca.


La Conférence Navale de Londres


Voici d’abord la Conférence de Londres, réunie du 4 décembre 1908 au 26 février 1909 : elle a rendu possible le fonctionnement de la Cour internationale des Prises, créée en 1907 par la seconde Conférence de La Haye.

Qu’on ne s’y trompe pas, la création d’une telle Cour, juridiction supérieure aux juridictions nationales, armée du pouvoir souverain de réformer les décisions des tribunaux d’État en matière de prises, c’est là un fait aussi considérable pour l’Europe que pût l’être pour la Grèce l’établissement des Amphyctionies.

S’il y avait une notion qui semblât intangible à la diplomatie, c’était celle de la souveraineté absolue des États.

Or, cette souveraineté prenait, ici, à la lumière du droit, une physionomie nouvelle. Elle n’était plus absolue, mais seulement relative. Il n’y avait plus de principe qui fût au-dessus de la justice.

Toute une catégorie de litiges entre les nations allait être soumise aux décisions d’une juridiction placée au-dessus des souverainetés, juridiction internationale, permanente, obligatoire.

Cependant les sceptiques n’avaient point désarmé. Le principe d’une telle juridiction était admis, mais son existence était-elle possible ?

Comment, disait-on, jugera-t-elle, cette Cour des Prises ? Elle n’a pas de code entre les mains. Les États sont divisés sur les principes mêmes du droit maritime. Certaines puissances continentales et certaines puissances navales ont, en cette matière, des doctrines opposées, irréductibles. Comment pourrait-on, de tant d’éléments inconciliables, faire sortir une jurisprudence commune ?

Messieurs, il y a sans doute dans le sentiment du droit une force incalculable. Une bonne volonté réciproque se dégagea des tendances contraires. Quelques-unes parmi les plus grandes nations se mirent à l’œuvre pour chercher les bases d’une législation uniforme : la Conférence spéciale convoquée à Londres pour cet examen y réunit les représentants des dix principaux États maritimes. Après trois mois d’efforts communs, les derniers obstacles étaient supprimés, une convention — signée le 26 février 1909 par l’Allemagne, les États-Unis d’Amérique, l’Autriche-Hongrie, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, le Japon, les Pays-Bas et la Russie et que les autres États accepteront certainement — a formulé les règles du Code universel des Prises. Le tribunal international souverain est maintenant assuré de vivre. Un tel accord, inespéré il y a quelques mois à peine, marque une des premières, mais des plus belles victoires de la diplomatie du droit.


L’Arbitrage de Casablanca


L’autre grand événement de ces derniers mois, c’est l’arbitrage de Casablanca.

La seconde Conférence de La Haye n’avait pu faire aboutir l’obligation de l’arbitrage. Trente-deux puissances qui s’étaient montrées favorables à l’adoption de ce principe n’avaient pu imposer leur manière de voir à une minorité de cinq États qui avaient maintenu leur opposition et l’arbitrage obligatoire n’avait été admis, en fait, que dans deux cas : celui des Dettes contractuelles et celui des Prises maritimes. Toutes les questions touchant à l’honneur et aux intérêts vitaux des États restaient, de l’avis unanime, en dehors de sa sphère.

Mais voici que les faits ont été plus forts que toutes les résistances. L’incident de Casablanca arrive. Et qui a recours à l’arbitrage ? Précisément la France et l’Allemagne, précisément celle des puissances qui avait proposé et celle qui avait combattu l’obligation de l’arbitrage.

Et cependant, ce qui était en jeu, n’était-ce pas une question où se trouvaient engagés l’honneur et les intérêts vitaux des deux pays ? Il s’agissait de juger la conduite de soldats et d’officiers vis-à-vis d’agents consulaires qui prétendaient que leur caractère n’avait pas été respecté. Il s’agissait de ce Maroc où nous avions des intérêts politiques précis à défendre, où tant de rivalités nationales se rencontraient et luttaient les unes contre les autres. En un mot les difficultés étaient, à tous égards, de nature à faire éclater entre deux grandes puissances un conflit armé. Eh bien ! à l’opinion allemande comme à l’opinion française l’arbitrage s’est imposé. Un jour n’était-il pas venu où les seigneurs avaient accepté de confier au Tribunal des Maréchaux les questions d’honneur ? Les États pouvaient imiter ces grands seigneurs.

La sentence rendue est un si parfait modèle de vérité et de justesse que les diplomates, en signant ces jours-ci le procès-verbal des regrets réciproques, ne purent que reproduire les considérants de cette décision arbitrale.

Ainsi, la diplomatie du droit grandit et gagne tout le terrain que perd la diplomatie de la force.

C’est que les idées sont aussi des faits, ou, comme on l’a dit, des forces. On parle de politique réaliste : c’est un réalisme incomplet, aveugle, que celui qui ne tient pas compte des idées dans l’estimation des faits apparents et dans le calcul des forces agissantes.


Le Respect de la Vie Humaine et la Solidarité des Nations


L’opinion publique agit chaque jour plus puissamment sur la direction des affaires générales et cette opinion est de plus en plus dirigée elle-même par deux forces croissantes : l’une d’ordre moral, le respect toujours plus grand de la vie et de la personne humaines ; l’autre d’ordre matériel, le resserrement toujours plus étroit de la solidarité économique des nations. Ces deux forces tendent au même but : le respect du droit et le maintien de la paix.

Permettez-moi de rappeler à ce sujet les paroles que je prononçais, en 1908, à l’École des Sciences politiques :

« Il y a, disais-je, dès maintenant, dans l’ordre économique, une vie internationale d’une intensité singulière.

« Les intérêts industriels, agricoles, commerciaux, financiers des divers pays se pénètrent tellement, leur réseau resserre tellement ses mailles qu’il existe, en fait, une communauté économique universelle. Mais, cette communauté n’est point constituée suivant les règles du droit ; c’est un marché qui obéit aux seules lois de la concurrence, où la chance, l’audace, la force sont les conditions du succès. Est-il possible de s’élever de cette communauté de fait à une communauté d’un ordre supérieur, de constituer entre les nations qui la composent un ensemble de liens de droit qu’elles acceptent également et qui forment entre elles une société véritable ? Et si cet état de droit parvient à s’établir et à durer entre les nations, ne sera-ce pas, par là même, l’établissement d’un état de paix, — et de paix réelle et profonde, de paix vraie, puisque, nous l’avons dit bien souvent, et nous ne cesserons de le redire, la paix sans le droit n’est pas, ne peut jamais être vraiment la paix ! »

Messieurs, c’est cette paix fondée sur le droit que votre Congrès — son titre même le proclame — entend préparer par sa propagande, assurer par son action.

C’est celle à laquelle a travaillé heureusement, depuis dix années surtout, cette diplomatie — que j’ai appelée la diplomatie du droit pour l’opposer à la diplomatie de la force — à laquelle sont dus : l’institution de l’arbitrage obligatoire pour les dettes contractuelles ; la constitution définitive d’une juridiction internationale obligatoire en matière de guerre maritime ; enfin l’arbitrage de Casablanca.


L’Idée de Patrie


Messieurs, c’est à cette cause de la paix par le droit que je travaille pour ma part en pleine conscience, certain que cette œuvre n’a rien de commun avec celle des négateurs et des détracteurs de l’idée de Patrie.

L’idée de l’indépendance et de la dignité de la patrie est, à mes yeux, aussi sacrée que celle de l’indépendance et de la dignité de la personne humaine. Elles naissent aux mêmes profondeurs de la conscience et de la raison. Elles ont le même fondement moral, elles se sont développées ensemble dans l’histoire. Elles périraient en même temps.

En établissant entre les citoyens le lien des droits égaux et des devoirs mutuels, la Déclaration des Droits de l’homme a-t-elle entendu diminuer les forces de la personne humaine ? Elle l’a bien au contraire garantie, agrandie, ennoblie, exaltée.

En établissant entre les personnes morales que sont les États civilisés — c’est-à-dire entre les patries les rapports nécessaires du droit, en créant entre elles ce que nous avons souvent appelé « la société des nations, » on fait pour elles ce que 1789 a fait pour les individus : on les garantit, on les ennoblit, on les exalte. En définissant entre elles les droits égaux et les devoirs réciproques, on crée pour elles la plus haute des indépendances, celle qui ne connaît qu’une loi commune, celle de la conscience commune. Et l’on fonde sur la seule justice, la seule Paix qui soit assurée.

Est-il une cause plus belle et plus digne, en particulier, de notre patrie à nous, de cette France — contre qui ne prévaudront pas les doctrines de violences, de négation et de barbarie — de celle qui a si souvent été dans l’Histoire et qui saura rester dans l’avenir la gardienne de la liberté et le soldat du Droit ?