Pour la patrie : roman du XXè siècle/Épilogue

La bibliothèque libre.
Cadieux et Derome (p. 440-451).

ÉPILOGUE


Expectans expectavi Dominum.
J’ai attendu, et je ne me suis point lassé d’attendre le Seigneur.
(Ps. xxxix. 2.)


Dans son numéro du 15 février 1977, la Croix, de Grenoble, France, publia la communication suivante :


Saint-Laurent du Pont, ce 13 février 1977.
Monsieur le rédacteur,

Il vient de s’éteindre, non loin d’ici, à la Grande Chartreuse, une vie bien humble, bien cachée, bien mystérieuse, mais qui a dû être grande et glorieuse aux yeux de Dieu ; puisque le passage de cette âme du temps à l’éternité a été accompagné de phénomènes célestes vraiment extraordinaires.

Le frère Jean n’est plus de ce monde. Vous n’avez peut-être jamais entendu parler du frère Jean. Peu de personnes, en France, l’ont vu, encore moins l’ont remarqué.

Il y a plus de trente ans, arrivait, un jour, à la Grande Chartreuse, un homme âgé d’une quarantaine d’années, bien mis, à l’air distingué, parlant parfaitement le français, mais évidemment étranger à notre pays. Il demanda à voir le Père abbé qui était alors dom Augustin, de sainte mémoire. Il resta plusieurs heures avec lui, dit la tradition. Ce qui se passa entre eux, nul ne l’a jamais su. Les moines et les frères qui vivaient alors se rappellent qu’au sortir de cette entrevue le Père et l’étranger étaient singulièrement émus. Tous deux avaient beaucoup pleuré, mais d’émotion plutôt que de peine ; car leurs visages, tout en gardant la trace des larmes, étaient rayonnants d’une grande joie. Le même jour, l’étranger prit l’habit de frère et le nom de Jean, et depuis lors il n’est jamais sorti du couvent, si ce n’est, dans ces dernières années, pour faire des commissions au laboratoire, à Fourvoirie, à Currière, à Saint-Pierre. Il descendait même parfois à Saint-Laurent, et aussi conduisait les voyageurs sur le Grand Som. Monter sur ce sommet des Alpes paraissait être sa seule passion, si l’on peut s’exprimer ainsi. Tous les autres ordres de ses supérieurs, il les exécutait ponctuellement, avec empressement, avec une obéissance parfaite ; mais quand le père procureur lui disait d’accompagner des visiteurs au Grand Som, on voyait passer sur son humble visage et éclater dans ses yeux si doux une lueur de joie enfantine. On lui demanda, un jour, pourquoi il aimait tant à escalader ce pic. Il répondit : « C’est si beau là-haut et l’on s’y trouve si près du ciel ! »

Nul n’a jamais su au monastère, à part dom Augustin, qui il était ni d’où il venait. Possédant une éducation évidemment supérieure, il n’a jamais voulu être autre chose que simple frère. Pendant longtemps, avec la permission de l’autorité, il n’a pas mis les pieds hors du couvent et il ne venait jamais en contact avec aucun étranger. Lorsque, il y a quinze ans, dom Augustin était sur son lit de mort, il fit venir autour de lui tous les moines et leur enjoignit de dire à celui qui le remplacerait bientôt de respecter le secret du frère Jean, comme lui-même l’avait si longtemps respecté. À l’heure qu’il est, le successeur actuel de saint Bruno, dom François, ne sait pas plus que vous et moi qui était ce modeste frère qui a certainement joué un grand rôle quelque part dans le monde. Et ce rôle a dû être aussi bienfaisant que remarquable ; car le frère Jean n’était certainement pas quelque grand pécheur réfugié dans cette solitude pour faire pénitence. Il suffisait de regarder dans ses yeux si limpides, si calmes pour se convaincre que jamais l’âme dont ils étaient le miroir n’avait été souillée par le crime, bouleversée par le remords. On aurait dit quelqu’un dont le rôle dans le monde, pour une raison ou pour une autre, était accompli, et qui était venu ici, sur ces hauteurs sereines, attendre son entrée dans la céleste Patrie.

J’ai dit que personne, à part dom Augustin, n’a jamais su qui il était. Personne ne l’a jamais su, mais moi, je l’ai soupçonné, et voici comment j’ai cru saisir le secret du frère Jean.

L’été dernier, au mois d’août, j’accompagnai à la Grande Chartreuse deux amis de Paris, dont l’un, M. G., a beaucoup voyagé, particulièrement en Amérique. Il a passé plusieurs mois dans la Nouvelle France. Comme le temps était beau, nous voulions monter sur le Grand Som. On nous donna pour guide et compagnon le frère Jean qui, malgré ses soixante-dix ans, nous devançait facilement. À chaque instant, il lui fallait ralentir le pas pour nous attendre.

Nous étions sur le sommet depuis une vingtaine de minutes, jouissant en silence du spectacle grandiose qui se déroulait sous nos regards ravis, lorsque le son de deux voix, parlant avec animation, vint frapper nos oreilles. Deux jeunes gens de vingt-cinq à trente ans s’approchaient du rocher où nous étions tous les quatre assis, sans nous apercevoir. L’un d’eux cria à l’autre qui s’était un peu éloigné de lui : « Par ici, Leverdier, voici un point de vue superbe ! » Je vis le frère Jean tressaillir et pâlir au nom de Leverdier ; tandis que mon ami M. G. poussa un petit cri de joie et de surprise. Il se leva, et adressa la parole aux deux jeunes gens qui étaient maintenant tout près de nous :

— J’ai entendu, dans votre conversation, le nom de Leverdier. J’ai bien connu autrefois M. Paul Leverdier, qui a été président de la Nouvelle France. Celui de vous deux qui s’appelle Leverdier serait-il son parent, par hasard ?

— Oui, monsieur, fit l’un des jeunes gens, en nous faisant un salut plein de courtoisie, celui que vous avez connu est mon père.

Naturellement, les deux voyageurs vinrent se joindre à notre groupe, et la conversation s’engagea. Mon ami G. interrogea vivement le jeune Leverdier sur son père et sur sa patrie.

— Quelles heures charmantes, dit-il, j’ai passées avec votre père ! Il m’a raconté, par le menu, les événements vraiment extraordinaires, pénibles et touchants, qui ont marqué l’établissement de la république de la Nouvelle France, aujourd’hui si florissante. Je ne connais rien de plus beau ; vous n’ignorez pas, sans doute, cette glorieuse épopée ?

— En effet, répondit le jeune étranger, j’ai souvent entendu mon père faire ce récit merveilleux.

— Et la disparition de son ami Lamirande, celui qui, disait votre père, avait sauvé le pays par son sublime sacrifice, est-elle toujours restée enveloppée de mystère.

— Toujours, monsieur. Nous sommes convaincus qu’il s’est renfermé dans quelque monastère de l’Europe, mais nous n’avons jamais eu de ses nouvelles. Mon père a dû vous parler de M. Vaughan, cet ami de M. Lamirande qui était présent au miracle du couvent de Beauvoir. Vous le savez, peut-être, M. Vaughan, aussitôt que les affaires politiques de cette époque furent un peu réglées, a voyagé pendant deux ans en Europe, visitant tous les monastères, couvents et lieux de retraite imaginables. Il est allé même jusqu’en Terre-Sainte. Je l’ai souvent entendu parler de ce voyage à mon père. Toutes ses recherches furent vaines ; le mystère est resté insondable.

— Et ce misérable journaliste — son nom m’échappe — qui avait joué un rôle si odieux, qui s’était vendu corps et âme au grand chef du satanisme, qu’est-il devenu ?

— Vous voulez parler de Saint-Simon, sans doute. Il a eu une bien triste fin. Il est mort fou, l’an dernier, après avoir passé je ne sais combien d’années dans une maison de santé. Il était possédé de la folie de la richesse. Il croyait toujours avoir autour de lui des monceaux d’or. Je l’ai vu une fois, c’était un spectacle navrant.

— Revenons plutôt à ce bon Lamirande. Votre pays lui est-il reconnaissant ? A-t-il au moins conservé son souvenir ?

— Oui, son nom est béni par tout notre peuple. Il est révéré comme un saint et comme le père de la Patrie. Nombre de jeunes gens s’appellent Joseph en souvenir de lui. Moi-même je me nomme Joseph Lamirande Leverdier. Mon père a dû vous parler de la statue miraculeuse de saint Joseph. Elle est toujours dans la chapelle de Notre-Dame du Chemin que vous avez sans doute visitée. Cette chapelle est devenue un lieu de pèlerinage national, et aux pieds de cette statue des milliers d’âmes trouvent des grâces de choix, surtout l’esprit de sacrifice et de dévouement, la force de s’immoler, d’accomplir les devoirs pénibles.

— Et parlez-moi de votre bonne tante Hélène. Vit-elle encore ? attend-elle toujours le retour de M. Lamirande ?

— Hélas ! elle croit encore que M. Lamirande reviendra. C’est le seul point sur lequel cette chère tante comment dirai-je ?… n’entend pas les choses comme les autres. Elle est la providence des pauvres ; toujours douce, toujours bonne. Dans toute cette belle épisode, les peines du cœur qu’elle a éprouvées sont les seules ombres au tableau. Il me semble que M. Lamirande, au lieu de s’enfermer dans un couvent, aurait dû…

Le jeune voyageur ne put terminer sa phrase. Le frère Jean, portant la main au cœur, tomba évanoui. Nous nous empressâmes autour de lui. Bientôt il reprit connaissance.

— Ce n’est rien, dit-il. Chez moi, sans doute, le cœur ne vaut pas les jambes ; il se trouble dans cette atmosphère.

Il alla s’asseoir un peu plus loin. Au bout de quelques minutes, il se dit assez remis pour pouvoir descendre. Sur mes compagnons et sur les deux jeunes voyageurs, cet incident ne créa aucune impression extraordinaire. Ils croyaient simplement à un évanouissement causé par la fatigue. Moi qui connaissais le mystère qui entourait le frère Jean, moi qui l’avais vu tressaillir et pâlir en entendant prononcer le nom de Leverdier, j’étais fermement convaincu que l’émotion seule avait déterminé cette défaillance du cœur. J’étais entièrement persuadé que nous descendions la montagne en compagnie du héros de la Nouvelle France ; et j’étais fortement tenté, je l’avoue, de faire part de ma conviction à mes compagnons de route. Mais je résistai à la tentation. Pourquoi, me disais-je, arracher à ce bon frère le secret que Dieu lui a permis de garder si longtemps ? Ne serait-ce pas une sorte de profanation ? J’eus la force de retenir ma langue.

Mais il faut en finir. Dans les derniers jours de janvier, le frère Jean tomba gravement malade. Il se prépara admirablement à la mort et fit preuve d’une résignation héroïque. Bien que ses souffrances fussent sans doute atroces, jamais la moindre plainte ne lui échappa, jamais il n’eut le plus léger mouvement d’impatience. Une certaine contraction musculaire, et tout involontaire, indiquait seule les douleurs qu’il éprouvait. Les moines étaient dans l’admiration. Ils voyaient que c’était un véritable saint qui les quittait. Aussi entouraient-ils son lit d’agonie d’un profond respect. Au moment suprême, le chef de la maison et plusieurs des pères étaient auprès du frère mourant, récitant les prières des agonisants et répétant, pour lui, les noms de Jésus, de Marie et de Joseph. Ses yeux étaient fermés, il respirait à peine, mais ses traits crispés par la souffrance disaient que la vie n’était pas éteinte. Tout à coup, une harmonie angélique et un parfum non moins céleste, qu’aucun langage humain ne saurait décrire, remplirent la modeste cellule.

Nous savions tout de suite, m’ont raconté les moines, que cette harmonie et ce parfum venaient du ciel, parce que c’était notre âme qui les percevait d’abord, les communiquant ensuite à nos sens, au contraire de ce qui se produit ordinairement. C’était quelque chose de vraiment indéfinissable et indescriptible. Puis — je laisse la parole aux pères — puis, cette harmonie et ce parfum augmentant toujours, non d’intensité mais de suavité, nous vîmes, d’abord intérieurement pour ainsi dire, puis des yeux de notre corps, se former au-dessus du lit comme des nuages d’une blancheur éclatante, et, au milieu des nuages, la figure d’une enfant de huit à dix ans, figure bien humaine par ses traits, mais portant un reflet de la lumière de gloire. Et l’enfant parla, ses paroles parvenant à nos oreilles, d’une manière mystérieuse, par notre âme : « Père, dit-elle, l’Enfant-Jésus m’a envoyée vous chercher. Venez ! » Et le frère Jean, ouvrant les yeux, se soulevant à demi, étendant ses bras vers la céleste apparition, s’écria : « Ma fille ! Enfin ! Merci, mon Dieu ! » Et comme un souffle lumineux son âme quitta son corps qui retomba sur la couche. Longtemps nous restâmes abîmés dans la prière. Lorsque nous nous relevâmes, il n’y avait de surnaturel dans la cellule que le sourire qui illuminait les traits du frère Jean.