Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XIV

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Cadieux et Derome (p. 185-187).

CHAPITRE XIV.

Omnia excelsa tua et fluctus tui super me transierunt.
Toutes vos eaux élevées comme des montagnes, et tous vos flots ont passé sur moi.
(Ps. xli. 8.)


Atrocement calomnié, accusé de vénalité, lui qui était le désintéressement même ; soupçonné de ne combattre le gouvernement que par dépit, lui qui ne connaissait que des sentiments nobles, qui repoussait la politique ministérielle pour obéir aux inspirations du plus sublime patriotisme, Lamirande était accablé, submergé par un dégoût immense. Avec la grâce de Dieu, obtenue par la prière et la communion fréquente, il put éloigner de son âme la haine, le désir de vengeance, toute passion mauvaise ; mais il ne put échapper à une indicible tristesse qui l’enveloppait et le pénétrait comme un épais et froid nuage.

Pour comble de malheur, sa douce Marguerite tomba gravement malade, en proie à la fièvre mystérieuse qui, depuis plusieurs années, avait fait son apparition sur divers points du globe. La docte faculté avait réussi à lui donner un nom savant tiré du grec, et à décrire très minutieusement la forme et les mœurs du microbe qui en était l’incontestable auteur. Mais le moyen de détruire cette petite vie qui donnait la mort, elle ne l’avait pas encore trouvé. Comme ses confrères, dont il consulta plusieurs, Lamirande était réduit à l’impuissance en face de cet infiniment petit. On ne pouvait même pas s’imaginer où madame Lamirande avait contracté cette maladie dont il n’existait pas, en ce moment, un seul autre cas dans tout le Canada.

Retenu presque jour et nuit auprès de sa femme qui empirait toujours, Lamirande ne put prendre qu’une part fort restreinte à la lutte suprême. Leverdier se multipliait. Il avait posé sa candidature dans un comté voisin de Québec. Puis, parcourant les campagnes de tout le district, il essayait de ranimer l’ardeur des patriotes. Il brochait des articles pour son journal au beau milieu des comités électoraux, tandis que cinquante personnes parlaient à tue-tête autour de lui et l’interrompaient à chaque instant. Il écrivait une phrase, puis il fallait répondre à une question ; au milieu d’une période, il était obligé de s’arrêter pour régler une dispute, ou donner une direction.

Pendant ce temps, Lamirande était condamné à une inactivité relative qui le torturait. Malgré l’angoisse qui lui tenaillait le cœur à la vue de sa bien aimée Marguerite qui s’en allait vers la tombe, il ne se laissa ni absorber ni dominer par la douleur. Le patriotisme l’emporta chez lui même sur l’amour conjugal. Il ne pouvait pas se résoudre à quitter sa femme pour longtemps ; mais il dirigeait les travaux du comité central, aidait à la rédaction de la Nouvelle-France et allait parler aux assemblées convoquées à Québec et dans les environs. Quant à sa propre élection, il n’avait guère besoin de s’en occuper ; car ses commettants, qui le connaissaient depuis des années et qui l’aimaient, lui étaient restés fidèles. C’était là sa seule consolation au milieu des épreuves, des déboires, des inquiétudes poignantes dont il était accablé.