Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XVIII

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Cadieux et Derome (p. 211-226).

CHAPITRE XVIII.


Ergo cujus vult miseretur.
Il est donc vrai qu’il fait miséricorde à qui il lui plaît.
(Rom. ix. 18.)


La rentrée des chambres est fixée au 15 février 1946.

Ce jour-là, vers cinq heures du soir, il y avait conciliabule dans les bureaux de rédaction de la Libre-Pensée, à Montréal. Montarval y était avec le rédacteur en chef du journal, Ducoudray, et quelques autres radicaux bien connus de la métropole. Il est à peine nécessaire de dire que le collègue de sir Henry, membre du cabinet conservateur, n’était pas entré dans les bureaux de la feuille impie par la porte ordinaire, mais par un passage secret communiquant avec une boutique de perruquier tenue par un affidé de la secte.

— Eh bien ! s’écria Montarval, nous triomphons ; nous avons une majorité ministérielle écrasante. Nous présenterons de nouveau le même projet, avec quelques modifications insignifiantes dans la forme, afin de faire croire aux députés de la province de Québec qu’ils ont obtenu quelques concessions. Quant au fond, il restera ce qu’il était. J’ai même trouvé le moyen de l’améliorer quelque peu, chose que je ne croyais pas possible. Il sera voté, et dans dix ans tout sera entre nos mains.

— Oui, fait Ducoudray, tout a marché selon tes plans et nos désirs. Dieu sait…

— Encore cette expression !

— Un simple effet de l’habitude, mon cher ministre !

— Je sais que ta première éducation a été tout imprégnée de superstitions chrétiennes. Pourvu que cela ne te joue pas quelque mauvais tour ! Qu’est-ce que tu allais dire ?

— J’allais dire que les élections ont dû coûter affreusement cher. J’espère que toi et sir Henry avez arrangé les choses pour que cela ne paraisse pas trop dans les comptes publics. Un scandale financier au commencement du nouveau régime serait fort ennuyeux.

— Que cela ne t’inquiète pas. Je mets Lamirande, Houghton et leur poignée de fanatiques au défi de trouver la moindre irrégularité dans la caisse publique.

— À propos de Lamirande, reprend le journaliste, c’est notre ennemi, et il fallait l’abattre, l’écraser ; mais si nous avions pu nous exempter d’avoir recours à cette histoire inventée sur son compte… Était-ce bien nécessaire ?

— Il ne fallait négliger aucun moyen. Aurais-tu ce que les prêtres appellent des remords de conscience, par hasard ?

— Je n’ai pas de remords, parce que ma conscience a usé toutes ses dents, il y a bien longtemps ; mais les coups comme celui-là, quand ils ne sont pas absolument nécessaires, m’ennuient, m’écœurent… je ne sais quoi…

Et le journaliste se leva et arpenta le bureau, le visage assombri.

— Un cas de spleen bien accentué, fait l’un des assistants, causé par une mauvaise digestion. Une pilule du Docteur Cohen après chaque repas pendant trois jours, voilà ce qu’il te faut.

Ducoudray ne répondit rien. Il continuait toujours à marcher de long en large, troublé et agité.

Montarval le regarda pendant quelques instants avec une fixité sinistre. Une lueur d’enfer passa dans ses yeux. Puis il se leva et gagna en silence le couloir secret. En passant par la boutique du perruquier, il glissa quelques mots tout bas à l’oreille de l’affidé. Celui-ci fit un signe d’assentiment, tout en pâlissant.

Les autres visiteurs étant bientôt partis après Montarval, Ducoudray se trouva seul. Le dernier sorti, il ferma la porte à clé et alla s’affaisser dans un fauteuil.

— Qu’ai-je donc ? se dit-il. Est-ce seulement une mauvaise digestion, ou sont-ce réellement des remords ? Il me semblait que depuis des années j’avais étouffé ce que les chrétiens appellent les cris de la conscience. Et cependant j’entends parfois une faible voix qui vient je ne sais d’où et qui me dit : Tu es un misérable ! Est-ce la voix de ce qu’on appelle la conscience ? Serait-ce la voix de ma mère ?… J’ai rêvé encore d’elle, la nuit dernière… Son âme peut-elle venir me parler ?… L’âme existe-t-elle seulement ?… Il me semblait que j’étais tout petit enfant, que j’étais à genoux devant ma mère et qu’elle me montrait à prier. Je crois que je pourrais répéter les paroles qu’elle me faisait dire : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce »… Non… je ne puis pas continuer…

Longtemps il resta plongé dans une amère rêverie. Puis, se levant brusquement : Il faut secouer cette torpeur, se dit-il, chasser ces idées… C’est trop tard pour moi de revenir sur mes pas. Je suis allé trop loin dans le mal… Voilà que ça revient ! Le mal ! Mais enfin, qu’est-ce que le mal ? qu’est-ce que le bien ? Décidément, il me faut quelque distraction… J’y pense ! C’est ce soir que le fameux Père Grandmont commence ce qu’ils appellent une retraite, à Longueuil. Il paraît que le vieux dit des choses bien drôles. Si j’y allais ! Cela changerait mes idées et me donnerait peut-être le sujet d’un joli article pour demain. Rire un peu des jésuites, ça prend toujours.

Puis il sortit, et passa devant la boutique du perruquier. Il ne remarqua pas un homme qui en sortit presque au même moment ; un homme qui portait de grandes lunettes noires et qui avait le collet de son paletot relevé jusqu’aux oreilles ; un homme qui craignait le froid, sans doute. L’homme aux lunettes suivit Ducoudray. Celui-ci entra dans un restaurant et se fit servir un repas. Ensuite il continua son chemin vers Longueuil. Il ne regardait pas derrière lui ; mais l’eût-il fait qu’il n’eût rien vu d’étrange : un homme qui marchait à quelques pas derrière lui, le visage à l’abri du vent, les yeux protégés contre l’éclat de la neige et de la lumière électrique.

Rendu rue Notre-Dame, Ducoudray prit un traîneau de place et donna ordre au cocher de traverser à Longueuil.

La nuit était belle et froide, une de ces nuits presque aussi claire que le jour, si fréquentes au Canada dans les mois d’hiver. La lune, qui avait éteint la plupart des étoiles, versait des flots de lumière argentée sur le « pont » de glace qui couvrait le fleuve géant. La neige reflétait cette lumière en y ajoutant un éclat particulier qui permettait de lire facilement, mais qui pouvait aussi fatiguer des yeux faibles. Ducoudray avait la vue forte et jouissait de cette splendide illumination. Dans un traîneau de place qui suivait le sien, à un arpent de distance, il y avait un homme qui ne pouvait pas endurer cet éblouissement.

Le plus profond silence régnait sur le fleuve, rompu seulement par le tintement des grelots des deux chevaux. Mais Ducoudray n’entendait ni les grelots du cheval qui traînait sa voiture, ni ceux du cheval qui suivait. Il était à cent lieues de Montréal, et à trente années de l’an de grâce 1946. Il était dans le paisible village en bas de Québec, bien loin en bas, où il avait passé les années de sa jeunesse, et il n’avait que sept ans. Il était aux genoux de sa mère qui lui faisait faire sa prière du soir. De l’humble mansarde où il priait, l’œil découvrait l’immense étendue du fleuve, large de sept lieues, et les montagnes bleues du nord. Il revoyait ce paysage grandiose et triste, tantôt éclairé par les pâles rayons de la lune, tantôt baigné par les feux du soleil couchant. Il respirait de nouveau les fortes odeurs du salin ; il jouait encore sur la grève couverte de galets et de varechs et que le baissant avait mis à sec. Puis le montant venait couvrir d’abord les rochers au large, puis envahissait tout jusqu’au chemin, mettant à flot la vieille chaloupe.

Tout ce lointain passé lui revenait ce soir pendant qu’il cheminait rapidement vers Longueuil. La pensée de sa mère, morte lorsqu’il n’avait que huit ans, le hantait ; sa mère qu’il avait tant aimée, qui avait veillé sur son berceau, lui avait appris à bégayer les noms de Jésus, de Marie et de Joseph, noms hélas ! que depuis vingt ans il n’avait plus prononcés que pour les blasphémer. Jamais il n’avait été travaillé et tourmenté comme il l’est ce soir. Jamais la vie qu’il menait, vie de haine, de passion, vie de volupté et de luttes féroces contre les croyances de son enfance, jamais sa vie de sectaire ne lui avait inspiré ce sentiment profond de dégoût et de terreur qu’il éprouve en ce moment. Il croyait avoir effacé en lui tout vestige de foi, à force de fouler aux pieds toutes les lois de Dieu, à force de s’enfoncer de plus en plus dans la fange et l’impiété. En effet, pendant des années, il avait joui de cette épouvantable tranquillité qui remplace dans l’âme la grâce du remords. Et voici que depuis quelques jours cette tranquillité est disparue. Du moment qu’il n’est pas activement employé, sa pensée retourne à trente années en arrière et le transporte au village natal, à l’église où il fut baptisé et fit sa première communion, à la modeste chambre où il priait, le soir, sous le regard de sa mère.

Tout un régiment l’aurait suivi sur le pont de glace ce soir-là qu’il n’en aurait fait aucun cas.

Les cloches de la belle église de Longueuil, appelant les fidèles aux exercices de la retraite, le tirent de sa rêverie. Arrivé bientôt au village, il saute en bas de sa voiture, donne instruction au cocher de l’attendre et pénètre dans le temple. « Pourvu, pense-t-il, que ce jésuite puisse dire quelque chose de bien rococo, de bien moyen âge ! » Et il va prendre une place que le bedeau, voyant qu’il est étranger, lui offre. Un autre étranger entre aussitôt après. Le bedeau veut le mettre à côté de Ducoudray, mais il préfère rester à l’ombre d’une colonne. La lumière lui fatigue la vue, dit-il. Malgré le mauvais état de ses yeux, il les tient fixés sur Ducoudray.

Le sermon fut simple et éloquent. Chez le Père Grandmont, c’était le cœur qui parlait. Il aimait Dieu, il aimait les âmes ; et ces deux amours donnaient à ses discours une force et une chaleur qui n’avaient guère besoin des ornements de la rhétorique pour vaincre et fondre les cœurs. Dans un autre temps, Ducoudray aurait probablement noté quelques expressions d’une forme un peu naïve et qu’en torturant convenablement il aurait pu faire servir de thème à ses railleries. Mais ce soir il n’est pas en veine de se moquer. Il est grave, recueilli et les paroles du prêtre l’impressionnent douloureusement au lieu de l’amuser.

Le prédicateur, selon l’habitude des fils de saint Ignace, parle des deux Étendards, l’Étendard de Jésus-Christ et l’Étendard de Satan, sous l’un desquels tout homme doit nécessairement se ranger. Impossible de rester neutre entre les deux armées, simple spectateur du combat ; il faut être d’un côté ou de l’autre ; ou marcher vers le ciel sous le drapeau de Jésus-Christ, ou vers l’enfer sous le drapeau de Lucifer. Il n’y a que deux cités, la cité du bien et la cité du mal. La première renferme tous ceux qui ont la grâce sanctifiante ; la seconde, tous ceux qui n’ont pas cette grâce. Il n’y a pas d’état intermédiaire. Il faut être ou l’ami ou l’ennemi de Dieu. Personne ne peut être indifférent à son égard, comme Lui n’est indifférent à l’égard de personne. Il n’y a que deux chemins, l’un large, facile, qui descend en pente douce, au milieu des fleurs, où l’on ne rencontre point d’obstacles, point de contradictions, où l’on marche sans fatigue, entouré de délices et de voluptés ; l’autre, étroit, rude, montueux, difficile, où l’on n’avance qu’avec peine et misère, tombant souvent, se blessant souvent aux aspérités du sol. Inutile de chercher une troisième route à travers la vie, il n’y en a pas, puisque pour l’homme il n’y a que deux éternités, une éternité de bonheur à laquelle conduit la voie étroite, une éternité de malheur à laquelle aboutit la voie large et facile.

Pendant plus d’une demi-heure le Père Grandmont développe ces fortes et salutaires pensées, et Ducoudray l’écoute de plus en plus grave et recueilli, la tête penchée sur sa poitrine. Du coin obscur où il se tient, l’étranger aux lunettes sombres ne perd pas le moindre mouvement que fait le journaliste.

Le Père Grandmont paraissait avoir fini son sermon ; il se préparait même à descendre de la chaire, lorsque, tout à coup, se retournant vivement vers l’auditoire, la figure illuminée par une subite inspiration, il s’écria :

— Mes frères, s’il y a parmi vous quelqu’un qui gémit sous le poids d’une montagne de crimes, quelqu’un dont l’âme est couverte d’une véritable lèpre de péchés, quelqu’un qui, pendant des années et des années, a outragé Dieu et ses lois, l’Église et ses lois, la nature humaine et ses lois, quelqu’un qui, à la vue de la fange où il s’est vautré, est saisi d’une terreur voisine du désespoir, que celui-là ne perde pas courage ! Qu’il porte ses regards vers le divin Crucifié, qu’il songe qu’une seule goutte de ce sang d’un Dieu peut effacer toutes les iniquités du monde. Qu’il déteste ses péchés, mais qu’il ne désespère pas. Le repentir, un repentir sincère, peut le rendre aussi agréable à Dieu qu’il l’était au jour de son baptême, au jour de sa première communion. S’il lui semble que tant de crimes demandent quelque grande expiation, qu’il fasse généreusement le sacrifice de sa vie, s’il faut la sacrifier, pour réparer le mal qu’il a fait. Qu’il soit assuré qu’ainsi, par les mérites infinis de Jésus-Christ, il peut devenir un grand saint de grand pécheur qu’il était. Mes frères, pendant la bénédiction du Très-Saint Sacrement, priez tous avec ferveur pour que, s’il y a parmi vous quelqu’un ainsi accablé, il reçoive de l’Hostie sainte, par l’intercession de Marie, Refuge des pécheurs, la grâce de secouer le joug de Satan.

Puis le prédicateur quitte la chaire. Le salut commence et tous se mettent à genoux. Pour la première fois depuis vingt ans, Ducoudray, l’âme bouleversée, s’agenouille, lui aussi.

Qui pourrait décrire la lutte formidable qui se livre alors dans ce cœur longtemps l’esclave du démon. Quelques jours auparavant, il avait reçu une première grâce, la grâce du dégoût : la vie qu’il menait ne lui inspirait plus aucune satisfaction. Mais ce n’était pas le repentir, ce n’était pas un mouvement surnaturel. Les paroles du prêtre, surtout les dernières qui, il le sentait, avaient été inspirées au prédicateur expressément pour lui, avaient fait naître dans son âme de nouvelles pensées, des sentiments inconnus. Le dégoût qu’il éprouvait depuis quelque temps changeait de caractère, se spiritualisait. Ce n’était plus un ennui vague, un malaise indéfinissable, mais une véritable horreur. Et à cette horreur se mêlait l’amour de Dieu, de ce Dieu qu’il avait tant offensé. O ! se disait-il, si je pouvais réparer tout le mal que j’ai fait, me débarrasser de ce fardeau qui m’écrase, si je pouvais sortir des griffes de Satan et me jeter dans les bras de Jésus-Christ, que je serais heureux !

Que de pauvres âmes tiennent ce langage ! que de misérables pécheurs voudraient sortir de l’état affreux où ils se trouvent, mais qui ne parviennent pas à dire : je veux. Une fausse honte les retient, un démon muet les possède. Ils n’auraient qu’un pas à faire, qu’un mot à dire ; et ce pas, ils ne le font point, ce mot, ils ne le disent point. Mystère insondable de la grâce de Dieu qui est toujours suffisante pour sauver et qui ne sauve pas toujours ; et qui, parfois, sans jamais détruire le libre arbitre, est versée dans l’âme avec tant d’abondance qu’elle semble arracher l’homme au mal comme malgré lui !

Ducoudray s’arrêtera-t-il au fatal je voudrais, ou prononcera-t-il le sublime je veux qui fait tomber les chaînes de l’esclavage spirituel ?

Comme tous les pécheurs qui voudraient se convertir, il éprouve la tentation de la fausse honte, sentiment à la fois si puéril et si redoutable. Mais chez lui, à cette tentation qui suffit à éloigner tant de pauvres malades du céleste Médecin, se joint une épouvante infiniment moins vague. Il sait, à n’en pouvoir douter, qu’il ne peut faire les choses à moitié ; que pour pouvoir revenir à Jésus-Christ il faut qu’il quitte l’horrible secte où il s’est engagé et dont il possède tous les secrets. Non seulement il devra la quitter — cela ne serait rien — mais il devra la dénoncer, il devra, pour réparer le mal qu’il a commis, divulguer les ténébreuses machinations auxquelles il a été mêlé. C’est là, il ne l’ignore pas, son arrêt de mort. D’un côté, encore quelques années d’une existence misérable, puis une éternité de malheur. De l’autre, un coup de poignard, puis un bonheur sans fin. C’est ainsi que, dans une lumière crue, la situation, nette et tranchée, se présente à son esprit. En théorie, le choix est facile : l’enfer d’un côté ; le ciel de l’autre, et entre les deux quelques années de vie en plus ou en moins. Qui pourrait hésiter ? Et cependant qui d’entre nous n’hésiterait pas ? Que dis-je ! Qui d’entre nous ne sent pas que, à moins d’une grâce spéciale, c’est l’enfer et les quelques années de vie qu’il choisirait ? Tant est faible, incroyablement faible la nature humaine déchue ! Cette faiblesse désespérante, Ducoudray l’éprouve.

Elle l’épouvante, elle l’écrase. Il voit avec terreur que, pour l’amour d’un peu de cette vie qui ne lui inspire pourtant qu’ennui et dégoût, il va choisir l’enfer. Il se sent impuissant à faire, par lui-même, le moindre effort pour sortir de l’abîme. Et du fond de cet abîme, il s’écrie, dans un élan de vraie humilité : Mon Dieu ! ayez pitié de moi ! Vierge sainte ! aidez-moi !

Alors de la divine Hostie part un jet de cette grâce qui donne aux plus faibles la force de braver la mort.