Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XXV

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Cadieux et Derome (p. 327-336).

CHAPITRE XXV.


Talium enim est regnum Dei.
Le royaume de Dieu est pour ceux qui leur ressemblent.
(Marc. x. 14.)


Retiré dans l’embrasure d’une fenêtre, il relut cette lettre qu’il avait reçue le matin même.

« Couvent de Beauvoir, près Québec, 6 mars 1946.
« Bien cher Papa,

« J’ai bien de la peine et il faut que je vous dise pourquoi, car vous pouvez faire cesser cette peine. Vous savez que j’ai eu huit ans il y a plus de deux mois. Je sais tout mon catéchisme et je le comprends tout, excepté quelques mots qui sont trop grands pour moi. Pour vous montrer que je le comprends, je vais vous dire, à ma manière, ce qu’il y a dans le catéchisme. Il y a un seul Dieu qui est un pur esprit. Un esprit est quelque chose qu’on ne peut pas voir. Nous avons chacun en nous un esprit qu’on appelle l’âme. Notre âme est unie à notre corps, mais Dieu n’a pas de corps. C’est pour cela qu’on dit qu’Il est un pur esprit. Dieu était d’abord tout seul. Puis Il a créé, ou fait avec rien, beaucoup d’autres purs esprits plus petits que Lui, qu’on appelle les anges. Dieu seul peut faire de rien quelque chose. Quelques-uns des anges se révoltèrent contre Dieu. Ils devaient être bien méchants, car Dieu est si bon qu’Il n’a pas dû leur faire de la peine. Ces mauvais anges, ayant à leur tête Lucifer ou Satan, qu’on appelle aussi le Diable, furent chassés du ciel par les bons anges qui avaient pour chef saint Michel. Les mauvais anges tombèrent dans un lieu affreux appelé l’enfer. Ensuite Dieu créa Adam et Ève, le premier homme et la première femme pour peupler la terre. Adam et Ève et les autres hommes devaient prendre les places restées vides au ciel après la chute des mauvais anges. Lucifer fut jaloux. Il voulut faire tomber Adam et Ève en enfer avec lui, pour faire de la peine au bon Dieu. Lucifer prit la forme d’un serpent et parla à Ève et lui dit de manger un fruit que le bon Dieu leur avait dit de ne pas manger. Ève écouta Lucifer. Elle avait été créée toute grande, mais elle devait être bien jeune comme moi, car une vraie femme, comme était chère maman, ou les religieuses, ne l’aurait pas écouté. Puis Ève fit manger ce fruit à son mari. Adam écouta sa femme plutôt que Dieu. C’était très mal de sa part. Je suis certaine que chère maman ne vous a jamais dit de l’écouter plutôt que le bon Dieu et que vous n’auriez pas fait comme Adam. Vous aimiez pourtant maman autant qu’Adam pouvait aimer Ève. Le bon Dieu fut très fâché de la désobéissance d’Adam et d’Ève et il les chassa du beau jardin où il les avait placés. Ayant écouté Lucifer plutôt que Dieu ils avaient mérité d’aller en enfer. Ils avaient perdu le droit d’aller au ciel. Ils ne pouvaient pas donner ce droit à leurs enfants, car quand on a perdu une chose on ne peut pas la donner à un autre. Tous les hommes devaient donc appartenir à Lucifer par la faute de nos premiers parents. C’est ce qu’on appelle le péché originel. Mais le bon Dieu ne pouvait pas souffrir de voir tous les hommes aller en enfer. Lucifer aurait été trop content. En chassant Adam et Ève du jardin, Il leur promit, pour les consoler, un Sauveur, c’est-à-dire quelqu’un qui viendrait payer la dette que les hommes devaient au bon Dieu. Ce Sauveur fut attendu pendant quatre mille ans. Ceux qui croyaient qu’Il viendrait furent sauvés. Enfin, ce Sauveur vint sur la terre. Ce fut Jésus-Christ Fils de Dieu et Fils aussi de la Sainte Vierge, un Dieu et un homme en même temps. C’est ce qu’on appelle le mystère de l’Incarnation. Je ne comprends pas cela très bien, mais je le crois parce que c’est dans le catéchisme. Vous m’avez dit d’apprendre le catéchisme, les sœurs me l’enseignent, le Père Grandmont me l’explique. Le catéchisme est aussi approuvé par les évêques et par le Pape qui est le chef de tous les évêques et de tous les catholiques. Je crois tout ce que dit le catéchisme, car vous et les sœurs et le Père Grandmont et les évêques et le Pape vous ne vous accorderiez pas pour enseigner des mensonges aux enfants. Comme Dieu, Jésus-Christ est égal au bon Dieu son père. Car il y a Dieu le père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit ; et cependant ils ne sont pas trois bons Dieux, mais un seul. Ces trois forment la Très-Sainte Trinité. C’est un autre mystère que je ne comprends pas non plus. Je suppose qu’ils ne forment pas trois parce qu’ils s’aiment tellement qu’ils ne font qu’un. C’est peut-être un peu comme quand maman vivait. Vous et elle et moi nous nous aimions tellement que nous ne faisions qu’un. Notre Sauveur Jésus-Christ fut d’abord petit enfant comme moi, très pauvre et peu connu. Il vivait caché, car des méchants voulaient le tuer. Jésus-Christ devenu un homme commença à enseigner comment arriver au ciel. Il fit beaucoup de miracles, c’est-à-dire des choses qu’un homme seul ne peut pas faire, pour prouver qu’il était réellement le Dieu Sauveur. Plusieurs crurent en Lui, mais beaucoup d’autres voulurent le mettre à mort. Ceux qui n’aimaient pas Jésus-Christ, qui fut toujours si bon pour tout le monde, devaient être des mauvais anges et non des hommes, car tous les vrais hommes devaient l’aimer puisqu’Il était venu pour les sauver. Si ces méchants qui n’aimaient pas Jésus-Christ étaient de vrais hommes, c’est un autre mystère. Au bout de trois ans, ils réussirent à le faire condamner par un méchant juge appelé Ponce Pilate. Notre Seigneur Jésus-Christ fut affreusement maltraité pendant toute une nuit et ensuite cloué à une croix où il mourut. Il offrit ses souffrances et sa mort à son Père pour payer la dette que les hommes Lui devaient et qu’ils ne pouvaient pas payer. Jésus-Christ devait aimer les hommes beaucoup pour tant souffrir afin de payer leur dette et les faire entrer au ciel. Ce doit être là un autre mystère, car je ne comprends pas cet amour de Jésus-Christ pour les hommes. Si tous les hommes et toutes les femmes étaient comme vous et comme maman et comme les sœurs et le Père Grandmont, je le comprendrais un peu ; mais on dit qu’il y a des méchants et que Jésus-Christ les aime comme les autres et veut les sauver aussi. Quand Jésus-Christ fut mort on le mit dans un tombeau, mais comme Il était Dieu aussi bien qu’homme Il ne pouvait pas rester mort longtemps. Le troisième jour Il ressuscita, c’est-à-dire qu’il sortit vivant du tombeau. Il passa quarante jours sur la terre avec sa mère, qui devait être bien contente de le voir en vie, et avec ses apôtres et ses disciples. Puis Il monta au ciel où Il a la première place auprès de son père. Et Il reviendra un jour pour juger tout le monde. Les bons iront au ciel avec Lui et les méchants en enfer avec Lucifer. Quelques heures avant de mourir Jésus-Christ fit le plus grand de ses miracles. Il changea du pain et du vin en son corps et en son sang, mais ça paraissait toujours comme du pain et du vin. Et Il donna ce pain et ce vin à manger et à boire à ses apôtres. C’est un autre mystère qu’on appelle la sainte Eucharistie. Et Il donna à ses apôtres le pouvoir de faire le même miracle, et leur dit de donner ce pouvoir à d’autres ; et ces autres devaient le donner à d’autres encore, et ainsi de suite jusqu’à la fin du monde. C’est pour cela qu’il y a encore des hommes, les évêques et les prêtres, qui ont ce pouvoir. Et avant de monter au ciel, Jésus-Christ, qui était venu pour sauver tous les hommes qui devaient passer sur la terre, fonda son Église pour continuer à sauver les hommes. Il ne pouvait pas rester toujours sur la terre, car je suppose que son père voulait l’avoir avec Lui au ciel. Jésus-Christ mit à la tête de son Église saint Pierre, le premier Pape, et les apôtres, ou les premiers évêques. Les évêques ont des prêtres pour les aider. Le Pape, les évêques et les prêtres continuent l’œuvre de Jésus-Christ en sauvant les hommes. Ils les sauvent en les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, ce qui les enlève à Lucifer et les donne à Dieu, en nourrissant leurs âmes de la sainte Eucharistie et en leur pardonnant leurs péchés. Quand quelqu’un est baptisé il appartient à Jésus-Christ, et pour aller au ciel il n’a qu’à faire ce que Jésus-Christ lui a commandé. Ce qu’il a commandé ne doit pas être bien difficile, car Jésus-Christ était trop bon pour faire un règlement bien sévère. Ce ne doit pas être plus sévère que le règlement du couvent. Jésus-Christ n’aurait pas pris la peine de tant souffrir pour sauver les hommes s’il n’avait pas voulu leur rendre le chemin assez facile. Cependant, on dit qu’il y a beaucoup d’hommes qui ne veulent pas faire les choses faciles que Jésus-Christ demande. C’est un autre mystère. Il y a une chose que Jésus-Christ demande surtout que l’on fasse, c’est de recevoir la sainte Eucharistie ou la sainte Communion. J’ai entendu lire l’Évangile, c’est-à-dire le récit de ce que Jésus-Christ a dit et fait pendant qu’il était sur la terre, et je suis certaine qu’il a dit que pour aller au ciel il faut communier, recevoir la sainte Eucharistie. Et il l’a dit sur un ton presque fâché, car il y avait des méchants, qui ne voulaient pas communier. Ce n’est pas dit comme cela dans l’Évangile, mais je suis certaine que ça veut dire cela. Et c’est là, cher Papa, ce qui me fait de la peine, et c’est pour vous en parler que j’ai écrit cette longue lettre que j’ai mis six jours à vous écrire. Je veux faire tout ce que Jésus-Christ nous a dit de faire, car je veux aller au ciel et non pas en enfer. Quand j’ai parlé aux sœurs et leur ai demandé de me laisser faire ma première communion au mois de mai prochain, elles m’ont dit que j’étais trop jeune pour comprendre ce que c’était que de communier, qu’il faudrait attendre au moins un an, peut-être deux. Et si je venais à mourir, je n’irais donc pas au ciel, car le ciel n’est ouvert qu’aux enfants baptisés qui meurent avant de savoir ce que Jésus-Christ a ordonné, et à ceux qui, étant assez vieux pour savoir ce qu’il ordonne, le font de leur mieux. Et moi, je suis assez vieille pour savoir que Jésus-Christ veut que nous communiions. C’est là, cher Papa, ce qui me fait tant de peine. Souvent je me réveille dans la nuit, et j’ai peur. Je vous ai écrit cette longue lettre pour vous montrer que je comprends mon catéchisme, et pour vous demander d’écrire à la Mère Supérieure qu’elle ait la bonté de me laisser faire ma première communion cette année. Alors, si je venais à mourir, je serais certaine d’aller au ciel, et je n’aurais plus peur d’aller en enfer. Vous écrirez à la Mère Supérieure, n’est-ce pas ? cher Papa, car vous devez vouloir que votre petite fille aille au ciel où est maman, et où vous irez vous-même. Ça vous ferait de la peine, je pense, si vous ne m’y trouviez pas. Votre petite fille qui vous aime beaucoup et qui vous embrasse.

Marie.

« J’ajoute ceci pour vous dire que j’ai montré le brouillon de ma lettre à la mère Thérèse qui me fait la classe pour faire corriger les fautes de français. Elle a pleuré beaucoup en la lisant. Pourquoi a-t-elle pleuré ? Est-ce qu’il y a quelque chose dans cette lettre qui a pu lui faire de la peine ? Moi je pleure seulement quand j’ai de la peine.

« Encore votre petite fille qui vous aime.

Marie.

— Mon Dieu, murmura Lamirande, en remettant dans son portefeuille cette lettre sur laquelle étaient tombées de douces larmes, je pourrai tout supporter tant que Vous me laisserez cette enfant !