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Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XXXII

La bibliothèque libre.
Cadieux et Derome (p. 426-431).

CHAPITRE XXXII.


Miserabili obitu, vitâ functus est.
Il finit sa vie par une misérable mort.
(2 Mac. ix. 28.)


Lorsque le président a pu enfin rétablir un peu d’ordre, sir Henry Marwood, pâle, défait, se lève, et tout en proposant l’ajournement de la Chambre, annonce que le cabinet va donner immédiatement sa démission.

Quant à Montarval, cloué à son siège, il ne semble pas avoir connaissance de ce qui se passe autour de lui. Si ses collègues n’eussent pas été si fiévreusement excités ils auraient vu dans ses yeux une flamme de rage et de désespoir pleine d’une indicible horreur. Lamirande la remarqua et frissonna.




Les députés se dispersent dans les couloirs, à la bibliothèque, au dehors, dans les allées où la brume est toujours épaisse et pénétrante. Lamirande, Houghton, Leverdier et Vaughan se promènent ensemble en arrière de l’hôtel du parlement, à l’écart des groupes plus bruyants. Ils éprouvent le besoin de se communiquer leurs pensées, leurs émotions. Houghton vient de dire : « La religion qui a pu opérer un tel changement chez Vaughan n’est pas une religion comme les autres ; elle doit être la seule vraie, et je vais l’étudier sérieusement, » lorsqu’un gardien des terrains publics accourt tout effaré.

— Messieurs, leur dit-il, un grand malheur est arrivé. M. Montarval s’est tiré un coup de revolver dans la tête.

Les quatre amis suivent le gardien au pas de course. Il les conduit à l’endroit le plus écarté de l’allée qui longe la falaise au-dessus de l’Outaouais, et qu’on appelle The Lover’s Walk. Là, gisant dans la boue, la tête trouée d’une balle, baignant dans son sang, mais encore en vie, ils voient le malheureux sectaire. Au moment où ils arrivent, il fait de vains efforts pour se soulever et reprendre son arme tombée à quelques pieds de lui. On le relève et on le couche sur un banc. Lamirande examine la blessure et constate qu’elle est nécessairement mortelle. Puis ils le transportent dans un pavillon qui se trouve auprès. Le gardien, sur l’ordre de Lamirande, court à l’hôtel du parlement chercher un coussin, de l’eau et quelque stimulant. Sur son chemin il rencontre un père oblat qu’une impulsion mystérieuse a dirigé de ce côté. Le religieux, apprenant la triste nouvelle accourt au pavillon. Un spectacle affreux s’offre à ses regards. Le suicidé est étendu sur une table. Il agonise. Sa respiration n’est plus qu’un râle. De sa tempe droite coule un mince filet de sang qui tombe goutte à goutte sur le plancher. Ses yeux sont ouverts, fixes et vitreux.

— A-t-il sa connaissance ? demande le religieux.

— Je ne le crois pas, répond Lamirande. Il l’avait certainement lorsque nous l’avons trouvé, mais depuis que nous l’avons transporté ici il n’a donné aucun signe qui indique qu’il nous reconnaît.

Bientôt le gardien revient. On place le coussin sous la tête du blessé, et Lamirande humecte ses lèvres d’un peu d’eau-de-vie. Le stimulant produit son effet. Le malheureux cherche à se tourner. On l’aide. Au même instant, un lambeau des brouillards du dehors, que le vent commence à agiter, entre par la porte ouverte, ondule au milieu du pavillon, puis, glisse et va former dans un coin un léger nuage, indécis et vague. Montarval le regarde fixément. Lamirande lui donne encore quelques gouttes d’eau de vie. Le mourant fait signe au médecin de se baisser, et avec effort :

— Lamirande, je vous hais !

— Et moi, répond celui-ci, je vous pardonne de grand cœur et je vous conjure de songer au jugement du Dieu terrible devant qui vous allez bientôt paraître. Ce Dieu est terrible, mais Il est aussi infiniment miséricordieux. Vous pouvez encore vous jeter dans Ses bras.

— Je hais votre Dieu ! râle le moribond.

— C’est affreux ! murmure l’oblat en portant son crucifix à ses lèvres. Mon Dieu, pardonnez-lui cet horrible blasphème, il ne sait ce qu’il dit !

Montarval, qui s’est soulevé un peu en s’appuyant sur son coude, regarde toujours le coin du pavillon où se trouve le petit nuage. Les yeux de tous se tournent instinctivement de ce côté ? Est-ce une illusion d’optique ? ou le paquet de brouillard prend-il réellement une forme moins vague, une forme humaine, colossale ? Si c’est une illusion, tous la partagent, car tous voient cette forme, et tous éprouvent une terreur qui fige le sang dans les veines.

— Eblis ! Eblis ! s’écrie tout à coup le mourant, tu m’as trompé ; tu m’avais promis le triomphe, et j’ai subi une défaite humiliante, je suis menacé de révélations qui me conduiront en prison, peut-être sur l’échafaud…

Il ne peut continuer, les forces l’abandonnent, et il retombe sur le coussin. Il n’a cependant pas perdu connaissance. Le prêtre s’approche du moribond et lui montrant le crucifix :

— Voici Celui qui ne trompe jamais, ni dans ce monde ni dans l’autre. Satan, Eblis, comme vous l’appelez, est le prince du mensonge. Il vous a trompé dans la vie présente, il vous trompe sur la vie future. Son royaume est l’enfer, lieu d’horribles tourments. Jésus-Christ, notre Dieu, vous offre le pardon avec le ciel. Renoncez au démon avant que l’éternité vous engloutisse.

Le sectaire se soulève de nouveau, soutenu par une force visiblement surhumaine.

— Votre Dieu, dit-il entre ses dents serrées, je le hais, je le hais ! Son ciel, lieu d’humiliation dégradante, je n’en veux pas. J’aime mieux l’enfer, quel qu’il soit.

En proférant ces paroles de damné, il repousse le crucifix avec un geste de colère. C’est son dernier acte. Aussitôt, un frisson convulsif le secoue de la tête aux pieds ; ses yeux s’ouvrent démesurément et prennent une expression d’indécible épouvante ; ses membres se roidissent, et son âme s’échappe de son corps dans un cri de désespoir que n’oublieront jamais les six témoins de cette scène affreuse.

— Allons-nous en ! s’écrie le religieux. Ce lieu est rempli de démons, c’est l’enfer.

Et tous se précipitent au dehors, le visage blanc de terreur, la chair frémissante et horripilée.

— Dieu miséricordieux ! s’écrie Lamirande, si c’est possible, ayez pitié de lui !