Pour la terre/06

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L’Évangéline (p. 30-37).


« Et je le regrette bien, allez… »



— Monsieur, j’ai une confession à vous faire.

Vous prêchez la terre ? J’entends dire cela. Puissiez-vous le faire encore longtemps, vous faites là du bien et…

— Oui, oui, je sais cela. Mais vous me parliez de confession tout à l’heure ?

— Ma confession. Monsieur, est une histoire. Peut-être servira-t-elle de leçon à d’autres et…

— Oui, si seulement vous consentez à me la dire.

— Eh bien ! la voici : J’ai été habitant autrefois. Monsieur. J’avais une bonne terre que je travaillais de mon mieux. Mon Dieu ! ai-je été gauche de la quitter ! Tenez, j’étais heureux alors comme un prince. À cette époque-là j’étais mon maître ; j’entrais, je sortais, j’allais où je voulais… Rien ne me manquait à la maison : nous mangions le bon pain d’habitant, celui qui a le goût du vrai pain, vous savez ; nous avions des viandes, des légumes, des fruits en abondance et le reste tout à souhait.

Je voyais, chaque jour, grandir mes petits enfants florissants de santé, pieux, bons, obéissants et travaillants aussi. Que pouvais-je demander de plus ?

Tout allait bien comme dans le meilleur des mondes, lorsque ma femme se fourra dans la tête, un bon jour, que c’était ennuyant et fatiguant cette vie d’habitant à la campagne. Il fallait aller mener une vie plus facile et plus commode dans la ville. À tout prix, il fallait vendre la terre pour aller vivre avec le monde. C’était son refrain continuel !

Ce que femme veut, Dieu veut, dit-on. Je me laissai faire, et je le regrette bien allez…

— Je vous crois, et ensuite ?

— Ensuite ? Une fois en ville, j’ai ouvert une maison de pension, puis à partir de ce moment je n’ai eu ni trêve ni repos. Ce n’était plus ma maison, Monsieur, mais celle de tout le monde. Je fus aussi l’esclave de chacun ; je fus tracassé le jour, je fus tracassé encore davantage la nuit par les voyageurs. Si, encore j’eusse amassé quelques sous. Tout ce que je faisais rattachait à peine les deux bouts.

Pendant tout ce temps, les enfants grandissaient et s’élevaient à la diable. Ils prenaient des airs d’indépendance qui m’inquiétaient fort, je vous l’avoue franchement… Ah ! Quelle vie misérable que celle d’un père de famille à la ville !

— Pas de doute, continuez.

— Mes voisins d’autrefois, eux, sont restés dans la vieille paroisse ; ils semblent vivre heureux et à l’aise, sur la bonne terre canadienne ; leurs enfants se sont mariés, puis établis tout près d’eux et, aujourd’hui, on ne peut plus compter toutes les petites têtes blondes et brunes qui fourmillent autour des vieux.

— Moi, continua-t-il, avec un trémolo dans la voix, j’ai élevé une grande famille aussi, dix enfants, Monsieur ; mais à quoi ça m’a servi, puisqu’ils sont tous dispersés, à l’heure présente : deux en Angleterre, à l’armée, deux à Montréal, un dans l’Ouest, trois aux États-Unis, je ne sais où… Il ne me reste plus que deux petites jeunesses à la maison.

C’est triste cela pour un père de famille, vous l’avouerez, hein ?

Cette fois de grosses larmes tombaient sur les joues ridées de mon ami désolé, de cet ancien fermier jadis heureux.

J’étais touché moi-même plus qu’il ne put le deviner. Je le plaignis de toute mon âme. Je plaignis, dans cet homme, toute cette nombreuse armée de nos déserteurs du sol. Ils sont légion, hélas ! ceux qui, comme lui, ont pris l’ombre pour la réalité, et qui traînent maintenant une vieillesse désenchantée, sinon désespérée, aux mille coins des rues de telle ou telle ville.

S’ils étaient restés attachés au sol de la vieille paroisse, ils auraient, sans doute, trouvé calme et réconfort au soir de la vie montante ; ils auraient pu voir leurs enfants et leurs petits-enfants tout autour d’eux, bons citoyens, religieux et fervents chrétiens ; ils auraient pu, l’heure venue, sans crainte et sans remords, répondre à l’appel du grand Agriculteur dont ils seraient restés, jusqu’au dernier soupir, les humbles et fidèles coopérateurs.

— Écoutez-moi, mon ami, lui dis-je, sortant de ma rêverie, vous avez toutes mes sympathies. Tout n’est pas sans espoir cependant. Ces deux petites jeunesses que vous me dites avoir encore à la maison, faites-en les bâtons de votre vieillesse en en faisant des agriculteurs… Quittez la ville, il en est encore temps, et achetez-vous une terre quelque part.

— J’y ai pensé bien des fois… mais…

— Mais quoi, dis-je ?

— Mais… ma femme ?

— Oui ! oui ! Ah, dame ! votre femme, vous l’emmènerez avec vous, c’est clair.

— Et si elle ne veut pas partir ?

— Partez quand même, vous d’abord, elle vous suivra.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un an se passa.

Par une belle journée de printemps, sur la route qui mène à la petite ville de …, je rencontrai le cher homme. Il conduisait une voiture, et un petit garçon d’une quinzaine d’années en conduisait une autre ; toutes les deux étaient chargées de grains de toutes sortes.

— Où allez-vous avec tout cela, mon ami ?

— Tiens, c’est vous, Monsieur, bonjour ! bonjour !… Je vais sur mes terres et je me hâte pour les semences, ça presse, vous savez…

— Comment ! vous avez une terre ?

— J’en ai deux, une pour moi et une autre pour mes petites jeunesses. Je recommence mon ménage. Vaut mieux tard que jamais, hein !

Il était passé et déjà loin…

— Eh ! l’ami, votre femme, lui criai-je ??

— Oh ! ma femme, elle travaille son jardin ; ça marche sur des roulettes, merci…

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En voilà une conversion par exemple ! … Hue ! la grise…