Pour la terre/07

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L’Évangéline (p. 38-45).


« Un peu de sympathie et ça suffit… »



Dire qu’il aime la terre, Wilfred, c’est trop peu dire. Il en est fou ! Il aime la terre ? Oh ! de pensée seulement, car c’est un citadin… un peu comme tout le monde. Il n’y a pas de sa faute, puisque la Providence l’a fait grandir dans la ville, puis l’a casé ensuite derrière un bureau…

À part les charmantes causeries du soir à son foyer avec sa femme, avec sa petite Rose-Marie, bouton en fleur, joli bébé aux yeux bleus, aux cheveux d’or, et quelques intimes, c’est là, derrière ce bureau, dans le grand immeuble, que vous le trouverez.

Incliné légèrement sur sa table chargée de paperasses, il y passe de longues heures à crayonner, chiffrer, additionner, signer des commandes. Vous ne pourriez y entendre que le léger bruissement de la plume ou des feuilles de papier prises et rejetées…

J’oubliais le téléphone, dont j’enlèverais volontiers la sonnerie, chaque fois que j’entre chez mon ami, mais il m’assure qu’elle fait partie du bibelot et que, d’ailleurs, les règlements s’opposent à sa suppression.

Mais laissons faire… Il s’en tire bien en monosyllabes ; ses réponses, quoique toujours courtoises, sont sèches comme des pruneaux et courtes comme un grain d’épice…

Les fenêtres de ce petit royaume d’affaires sont encombrées de plantes rares et de jolies fleurs — ce qui laisse soupçonner tout de suite les goûts artistiques du mortel qui l’habite.

Wilfred aime la terre ! ça se comprend. Il en parle volontiers ! voilà qui est plus difficile à saisir. C’est surtout le soir, dans les moments l’esprit se repose et se détend, qu’il donne libre cours à son imagination agreste… et féconde.

« Je me ferai habitant ; j’aurai une belle et grande terre labourée d’un bout à l’autre, un terrain plat, vous savez, je n’aime pas les collines ; je la choisirai peu éloignée de la ville, c’est plus commode…

J’aurai un troupeau de vaches de choix, de beaux chevaux, des moutons de race et toute espèce de volailles…

Ma maison sera un joli bijou perdu dans un bosquet de verdure, entourée de fleurs »

— Ouf, dis-je, ça sent déjà le parfum.

— Ne riez pas, je suis sincère.

Et les rêves continuent, passent, beaux, charmants comme des marionnettes que l’on voit danser parfois, certains soirs d’hiver.

Il y a bien des ombres au tableau et quelquefois… le dirai-je ? des averses d’eau froide à l’enthousiasme surchauffée de mon rêveur. C’est lorsque sa petite femme entend les mots ; campagne, culture, habitant.

— Ah ! si tu veux aller sur la terre, mon Wilfred, tiens, tu iras tout seul.

— Tu viendras toi aussi.

— Non.

— Mais comment, tu ne suivras pas ton mari ?

— Jamais pour ce métier-là.

— Alors, tu resteras ici, et moi je partirai seul…

Et la tempête dans le verre d’eau se termine infailliblement par de francs rires et ça finit toujours par : « Mon Dieu ! ce n’est pas gentil tout de même, Wilfred, de me faire peur comme cela. »

Moi, je suis convaincu que Wilfred est sincère. Son âme éprise de grandeur semble comme naturellement attirée vers le travail du sol, vers la vie calme, paisible et heureuse de la campagne. Peut-on le lui reprocher ?

Il a bien aussi la volonté. En voulez-vous la preuve ? Il fut jardinier, tout l’été, pas plus tard que l’an dernier.

« Il faut bien donner l’exemple, dans la crise économique que nous subissons, me dit-il, un jour, tout bas, à l’oreille. D’ailleurs, ajouta-t-il, tel est le mot d’ordre au pays : ensemencer tous les lots vacants des villes et changer tous les parcs de fleurs en jardins potagers. »

Et voilà tout de suite Wilfred, après ses heures de bureau, occupé à bêcher à côté de sa demeure. C’était son premier apprentissage du métier, et les sueurs qui tombaient en flots pressés le disaient trop bien pour en douter, fût-ce une minute. Mais il continue à bêcher, à suer surtout, et voilà qu’un joli petit jardin fait place enfin au terrain pierreux.

Hélas ! à l’automne, les résultats ne confirmèrent pas les apparences. Quelques cotons de patates, sans feuilles, trois épis de blé d’Inde raides, secs, rachitiques, se dressaient là comme pour protester devant tous ceux qui passaient qu’ils n’avaient pu faire mieux malgré toute leur bonne volonté…

« Écoute, Wilfred, lui dis-je, un jour que je le trouvai là, comme une âme en peine, cherchant à s’expliquer le pourquoi du triste phénomène. Je ne veux pas te faire injure, mais tu n’es pas fait pour la terre. On ne s’improvise pas agriculteur, pas même simple jardinier, du soir au lendemain ; non, il faut beaucoup de connaissance du sol, puis une longue pratique dans la besogne. C’est là l’erreur de plusieurs, parmi ceux-là même qui se disent agriculteurs, de se croire capables de travailler la terre sans en entreprendre l’étude et l’expérience.

Tu peux aimer la terre quand même ; aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin de ces gens sympathiques des villes qui saluent l’agriculteur, qui s’arrêtent quelque fois pour causer avec lui de ses soucis, de ses labeurs, qui l’encouragent et le soutiennent dans sa carrière belle et noble, mais dure et pénible souvent, qui lui donnent, en un mot, la place d’honneur qu’il a droit de prendre dans l’échelle sociale, place de respect, de vénération et d’amour…

Sois cet homme de ville pour l’agriculteur, Wilfred ; donne-lui un peu de cette sympathie du cœur dont ton âme est remplie, et ça suffit. »