Pour la terre/15

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L’Évangéline (p. 86-98).


Les Frères de Notre-Dame des Champs.


Le cri du sol, la voix de Dieu.



Le couvent des Frères est situé à un mille et demi du village de St-Damien. Une neige de quelques pouces, tombée pendant la nuit, me procure le luxe de faire cette petite promenade en berlo canadien. Voilà une voiture qui offre des avantages que nos hautes sleds anglaises n’auront jamais. Voyez-vous, si vous versez de cette voiture, vous ne tombez pas de très haut, et ce qui est mieux encore, vous ne versez jamais.

Longtemps avant d’arriver, sur une colline dominant le gai vallon, j’aperçois le couvent, spacieuse maison à trois étages et d’une centaine de pieds de longueur. Au pied s’étend le Lac-Vert dont les eaux, m’assure-t-on, en certains endroits, atteignent jusqu’à soixante-dix pieds de profondeur. — « Regardez maintenant, me dit mon compagnon, ce vaste territoire défriché et vous aurez une idée du travail ardu de nos petits frères. Remarquez, ils ont pris tout ce terrain en forêt vierge, abattant le premier arbre, et voyez le résultat. »

C’était plus qu’une surprise pour moi, c’était de l’étonnement. Devant nous s’étend un immense terrain parfaitement travaillé ; plus loin, des champs à essoucher et prêts bientôt à recevoir une première semence, puis enfin la forêt battant en retraite dans le lointain, qui se dresse là-bas, humble vaincue, témoin vivant d’une lutte acharnée et d’une défaite absolue.

Ici, comme partout dans St-Damien, on a dû faire la guerre aux roches, si j’en juge par les nombreux amas, larges, hauts et qui servent de clôtures presque pour toutes les divisions des champs.

À droite du couvent, là bas sur une colline donnant sur le Lac, je vois une humble croix, au pied de laquelle, me dit-on, dort de son dernier sommeil le premier petit Frère de N. D. des Champs, enlevé à l’affection des siens, à la fleur de l’âge, dans sa 22ième année. La nature lui a fait là un doux repos dans ce petit coin de terre idéalement beau, près du monastère qu’il a aimé, au milieu des champs qu’il a travaillés…

Il me semble qu’il doit bien s’y trouver et son âme davantage dans un ciel sans nuage, sans orage et puis dans un été éternel…

« Ici-bas, tous les lilas meurent,
Tous les chants des oiseaux sont courts.
Je rêve aux étés qui demeurent,
 Toujours, toujours. »

Enfin me voilà au terme de mon voyage. J’entre au couvent.

Je venais voir les petits Frères de N. D. des Champs et je les ai là devant moi, bien vivants, ceux-là. Ils portent la soutane noire du prêtre, le collet romain, une ceinture de cuir et un chapelet comme les Rédemptoristes.

La petite communauté ne compte que douze années d’existence et ne se compose que d’une quinzaine de sujets encore. Humble et modeste, elle se développe doucement dans la prière et le travail… C’est la vie de Nazareth, en attendant l’heure marquée par le bon Dieu pour se révéler au grand jour. Travailler la terre pour donner l’exemple, puis enseigner la manière de la cultiver avec intelligence et compétence, tel est, je crois, le double but de l’Institut des Frères de N. D. des Champs.

Pour cette fin, l’institut s’occupera d’orphelinats agricoles aussitôt que le nombre de ses sujets et le parachèvement de ses constructions le lui permettront. Que de pauvres enfants déshérités de la nature sans parents, laissés à eux-mêmes, deviennent trop souvent des déclassés et des parasites de la société ! L’orphelinat agricole vient à propos pour remédier à ce mal toujours grandissant ; il fera de l’enfant abandonné un citoyen de caractère et d’endurance ; il lui inculquera pour cela une vie modeste, frugale, laborieuse, rustique, — ce qui mérite encore le plus d’être vécu et ce qui donne, en somme, le plus grand bonheur ici-bas avec la foi et la confiance en Dieu.

Les Frères de N. D. des Champs se répandront en outre parmi nos populations rurales pour y tenir des écoles élémentaires à base agricole. Nos collèges d’agriculture ne peuvent atteindre qu’un nombre limité de nos jeunes gens, ceux d’un âge assez avancé et ceux qui ont préalablement fait des études suffisantes pour en suivre les cours réguliers.

Ces Frères pourront atteindre l’enfant, eux, dès son plus bas âge et lui enseigner, avec les sciences religieuses et profanes que comporte son âge, l’amour, l’habitude et une certaine connaissance du travail de la terre.

Comprenons-nous tout de suite le côté pratique d’une telle œuvre ? On crie sur tous les toits que le Québec n’a encore que neuf millions d’acres en culture sur les deux cents dix millions qui composent son territoire. Est-ce que notre province même du Nouveau-Brunswick, petit pays grand comme la main, ne possède pas encore onze millions six cents quarante trois milles acres de terre inhabitées ?

C’est incroyable, mais c’est là un fait indéniable.

Un autre non moins reconnu, c’est que la colonisation et l’agriculture, pour nous, canadiens et acadiens, ont été et seront toujours les deux grands facteurs de l’expansion de la race au pays, et, pour cette raison, tout le monde admettra que l’une et l’autre ne sont pas des points négligeables dans cette marche à la victoire.

Par ailleurs, nous savons aussi qu’au lieu d’avancer nous reculons. Preuve, la désertion des campagnes un peu partout au profit des villes et des villages : preuve encore, le peu d’attrait de la génération présente pour les terres neuves…

On trouve mille causes pour expliquer cet état d’esprit anormal de notre malheureuse jeunesse, causes que l’on déplore et que l’on voue à toutes les malédictions. Seulement, oublions-nous la cause fondamentale à laquelle il faut rapporter toutes les autres : l’indifférence, sinon le mépris dans lequel, trop souvent, l’enfant grandit, soit au foyer domestique, soit à l’école même, pour le travail sain, moral et rémunérateur du sol ?

Chasser ces fausses impressions de l’esprit de nos enfants, relever leur mentalité, orienter leurs aspirations vers la bonne terre canadienne, gardienne et véhicule de notre race en Amérique, qui peut mieux remplir cette noble tâche que ces petits Frères de N. D. des Champs qui ont vu le jour et qui veulent vivre uniquement pour cela et pas pour autre chose ?

Les jours sombres que nous traversons, la crise économique qui se fait de plus en sentir d’un bout à l’autre du continent, la vieille Europe en frais de se détruire, — tout nous prêche la nécessité de prendre notre parti pour la carrière agricole…

L’homme condamné, par suite du péché, à gagner son pain à la sueur de son front semble, comme au temps du déluge, avoir corrompu sa voie. Il a trop cherché, hélas ! à gagner ce pain, assis sur des coussins de velours, et cela bien souvent à travers mille intrigues de fraudes et de crimes.

Et Dieu le punit…

Qui dit, en effet, que dans cette danse des millions, à laquelle nous assistons depuis bientôt quatre ans, à la musique formidable des canons et des mitrailleuses, nous ne préludons pas à la fin de l’aisance et des richesses dans le monde, et tout cela pour ramener l’homme à son occupation première : au travail de la terre ?

La chose paraît fort possible…

En tout cas, attendons la fin du cataclysme qui renverse les fortunes, et beaucoup ouvriront les yeux. Il n’est point nécessaire d’être prophète pour dire que cette indifférence et ce mépris pour le sol auront un terme quand la misère et la famine obligeront l’évacuation des villes.

C’est commencé ; cela continuera…

L’œuvre des Frères Agriculteurs de St-Damien vient donc à son heure. Elle répond au besoin le plus pressant des temps présents.

Fondateur vénéré, qui êtes Monsieur le Chanoine Brousseau, et vous, petits Frères de Notre-Dame des Champs, soyez bénis !

Vous avez entendu le cri du sol, — vous avez écouté la voix de Dieu. Des hommes de votre trempe incarnent le vrai patriotisme. À ce titre, permettez au plus humble ami de l’habitant de vous saluer avec respect, doublement, parceque vous êtes religieux, et religieux agriculteurs.

En terminant, je livre à la méditation de mes chers compatriotes ces graves et nobles paroles tombées du haut de la chaire de Notre-Dame de Paris, le 13 mai, 1917, et que je voudrais faire entendre d’un bout à l’autre du Canada :

« … Le travail est sacré, le travail est une sainteté, le travail est une majesté, le travail est une loi divine. Le travail est la santé pour l’âme et pour le corps : c’est la paix par le noble emploi et l’harmonie de nos forces utiles, par la dérivation de nos forces mauvaises. La profession, à côté de l’oisiveté dorée ou quémandeuse, la profession aimée, à côté de la profession subie, c’est la source proche du sable qui grince et où rien ne germe…

« Mais c’est vers la terre qu’il faut pousser, au retour des tranchées, le déraciné de l’usine et la victime des taudis urbains. Cet exode est indispensable, car seul il peut nous procurer ces effets si nécessaires au relèvement de la race : dégorgement de nos villes, assainissement des populations, réfection de la famille, retour de l’enfant au foyer du fait de son utilité, exploitation de nos meilleures ressources et, par là, équilibre meilleur de la production, force nationale accrue, indépendance plus grande à l’égard de l’étranger, assurances pour la paix publique, grâce à l’allègement des professions où l’on se rue sans y faire sa place, enfin obéissance à la vocation première de ce magnifique pays où la contexture du sol, les nuées, les eaux vives, l’esprit des habitants, tout nous dit :

« Travaillez la terre ! Soyez Adam, Abel, Henoch, pères des troupeaux et des labours, plutôt que Tubalcain. »

(A.-D. Sertillanges, « Les Catholiques et le travail français. » )