Pour la terre/14

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L’Évangéline (p. 77-85).


En route vers St-Damien de Buckland.


Un bâtisseur de pays.



All-aboard !… quelques coups de sifflets… le train s’ébranle et me voilà parti pour St-Damien, laissant derrière moi Lévis, St-Romuald, Chaudière…

La route est nouvelle pour moi, mais qui n’a pas entendu parler du Transcontinental ? Je ne pourrai guère en voir les abords. Un jour sombre d’automne amène vite les ténèbres, surtout en novembre où les heures de soleil sont déjà assez ébréchées. Aussi mon parti est pris. En philosophe voyageur, je me confine le nez à l’intérieur… du char fumoir.

Tout près de moi viennent s’installer deux jeunes hommes, types canadiens défricheurs, c’est sûr. Je ne me suis pas trompé. Ce sont deux colons de l’Abitibi qui viennent, — comme au temps de l’empereur Auguste, — s’enregistrer dans le lieu de leur naissance…

Ils réclament l’exemption du service militaire pour s’enrôler dans la guerre, mais dans la guerre à la forêt. Ils cherchent la victoire, eux aussi, mais dans la conquête du sol. Enfin, ils veulent une paix juste et équitable, mais sur la terre canadienne… Bravo ! les jeunes ! Soyez, à votre manière, de véritables soldats, des soldats du sol. Tendez généreusement la main à vos frères qui luttent là-bas ; soutenez-les par votre labeur éminemment patriotique, et, tous ensemble, dans une union commune, marchez fièrement vers le but commun : la victoire.

Ils sont enthousiastes de leur nouveau pays dont il ne parlent, du reste, qu’avec les plus grands éloges.

Évidemment, chacun chante le sien à ses amis… Comme il fait bon tout de même entendre ces voix sincères défendre le petit coin de terre où le nid se forme en attendant la nichée !

D’ailleurs de l’Abitibi on ne pourra dire trop de bien, si j’en juge par les heureuses nouvelles du Père Dugré qui nous arrive tout juste, frais et moulu, d’un tour d’observation à travers ces immenses régions « qui peuvent nourrir dix millions d’âmes, soit huit mille paroisses. Le sol est excellent, fait de terre glaise, parfois trop dure, sans roche, bien arrosé de rivières et de lacs, sans autre côté que de légères ondulations qui facilitent l’égouttement. »

Quel avenir pour la Patrie canadienne, si nos jeunes gens savaient mieux répondre à l’appel de la terre ! Des sombres forêts de l’Abitibi je crois entendre le cri du sol, c’est un hymne d’espérance qui monte dans mon pauvre cœur d’habitant…

J’étais tout entier à ces réflexions lorsque des voix, d’un autre genre hélas ! s’élèvent du banc d’en arrière :

— « Assis-toé donc, grand imbécile, tâche donc de te taire, hein !

« Mais je veux faire un discours, sapristi, laissez-moi, vous autres. Connais ça la polétique, moé… et pis, j’ai pas la langue dans ma poche quand j’ai une petite larme dans le gosier »…

Et notre ami de Bacchus de déverser sa bile sur la conscription, Sir R… et ses m… satellites.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Ici Anastasie a passé ses ciseaux.)

Je me levai. J’eus ce courage de renoncer à la péroraison du fameux discours.

Vive la prohibition ! et, Seigneur, que l’aurore de mai prochain luise le plus tôt possible sur le vieux Québec d’où ce pauvre fou vient sans doute de puiser ses flots d’éloquence !

À l’autre bout du char, je vais reprendre le journal, quitté un instant sur la banquette, et je lis les nouvelles du jour, tandis que le serre-frein, d’une voix monotone et nasillarde à faire grincer les dents, crie aux voyageurs : St-Isidore, St-Anselme, Ste-Claire !

St-Chrysostome ! Quelques voyageurs nouveaux. Un prêtre, aux cheveux grisonnants et à la barbe vénérable, suit. Il porte une soutane à ceinture violette.

Je crois y voir un Évêque Oblat… Mgr Legal, sinon Mgr Grouard…

— « Est-ce un évêque, soufflai-je à l’oreille de mon premier voisin ? »

— « Comment ! c’est Monsieur le Chanoine Brousseau ! l’apôtre de St-Damien, fondateur de deux communautés religieuses de plusieurs paroisses, c’est un bâtisseur de pays… Vous ne le connaissez donc pas ? »

— « Non, Monsieur, répondais-je, je n’ai pas encore cet honneur. Seulement, c’est pour le rencontrer que je fais ce voyage de quelques cent milles ; je me rends à St-Damien dans ce but. »

— « Alors, reprit mon voisin, vous êtes un homme heureux, vous n’avez qu’à vous présenter. »

Ce qui fut dit fut fait, et au bout de quelques minutes nous causions comme de vieilles connaissances. Monsieur le Chanoine se prête facilement à mes nombreuses questions… De lui j’apprends les durs commencements de la paroisse de St-Damien, il y a quelques trente ans passés, et des paroisses environnantes, alors qu’il était missionnaire de tout ce vaste territoire.

Il fallait une foi et une confiance en Dieu dont les saints ont seuls le secret pour opérer les merveilles accomplies dans ce coin de terre du Québec…

Ici, il n’y avait pas que la forêt à vaincre, mais encore les roches à ramasser. Et Dieu sait s’il y en a ! Je reculai de stupeur le lendemain, quand je voulus, au grand jour, jeter un regard d’ensemble sur la paroisse. Je compris, à ce moment, toute la somme d’énergie et de courage qu’avait demandé le défrichement d’un pareil terrain.

Dire s’il y a des roches !… Un bon vieux de l’hospice, me raconta plaisamment M. l’Aumônier à ce sujet, en donna, un jour, la note bien caractéristique, lorsqu’il assurait à tous ceux qui voulaient l’entendre qu’on ne pouvait plus en ramasser… pour la bonne raison qu’il n’y avait plus à St-Damien d’endroit pour les placer… Ineffable !!

Devant le colon il faut toujours s’incliner avec respect.

Paroissiens de St-Damien, devant vous j’enlève mon chapeau deux fois, car deux fois vous avez été conquérants du sol.

Malgré tout. J’apprends qu’on y fait de l’industrie laitière avec un succès incontestable. L’an dernier, la beurrerie de la paroisse rapportait, comme profit, la jolie somme de trente mille piastres et la fromagerie celle de huit mille. Bon résultat pour un pays de roches !

Mettez ces gens sur nos belles terres de Ristigouche ! Ils deviendraient avant peu des petits millionnaires. Par contre, que je voudrais voir les nôtres à l’école de ces vrais pionniers de la terre ! Ils remercieraient Dieu de leur petit patrimoine terrien du Nouveau-Brunswick et s’y attacheraient de toutes les fibres de leur âme.