Pour le bon motif/11

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Albin Michel (p. 171-186).



XI


— Suzanne ! Denise ! Papa n’est pas ici ?

— Il vient de sortir.

— Ah ! Tant mieux… Vite… Mon Dieu !

— Mais qu’est-ce que tu as, Gilberte ; tu es malade ?

Gilberte rentrait. Elle tombait sur un fauteuil, défaillante, les jambes fauchées. Ses sœurs s’empressaient, l’interrogeaient. Alors, tout d’un trait, elle leur racontait son entrevue avec Marcel d’Arlaud, sans omettre un détail.

Denise, outrée, s’écria :

— Oh ! Il a eu le front de te proposer une transaction pareille !

Ses yeux s’embrumaient : par un sentiment très égoïste et très humain, elle pensait d’abord à son propre risque ; et soupirait :

— Hélas ! Abel va savoir… J’avais raison de trembler ! Mais par quelle aberration monsieur d’Arlaud peut-il être capable d’une méchanceté aussi infernale… lui, si bon envers nous ? Il y a là une contradiction !

Suzanne avait écouté le récit de Gilberte avec une rage sourde qui crispait sa figure tourmentée. Elle dit :

— Eh bien, moi, ça ne me surprend pas : je m’étais toujours attendue à un coup de ce genre… n’y a pas de contradiction dans les agissements de Marcel d’Arlaud, quand on y songe. Pourquoi s’est-il occupé de nous avec ce zèle : le prenez-vous pour un bienfaiteur de l’humanité ? Non. Dès le début, Gilberte avait fait impression sur lui. Il affecta de nous adopter toutes les trois pour endormir la méfiance possible de notre confiant papa. Mais c’est Gilberte qui l’attire, qui l’occupe, qui l’absorbe. Il est furieux que je sois en tiers ; il devient jaloux de Jack Pick. Mais c’est un célibataire de vocation qui ne se soucie du mariage que pour en faire le sujet de ses pièces : alors, il combine cyniquement les fiançailles de Gilberte ; et il spécule sur sa reconnaissance probable. S’il vient de le lui dire si brutalement, c’est dans l’excès même de son dépit jaloux : il sait qu’elle ne l’aime pas ; il ne peut lui faire la cour. Alors il se soulage en la bousculant…

Elle conclut violemment, en s’adressant à Gilberte :

— Ah ! Il t’aime, va !… Il t’aime mal, — mais il t’aime bien !

Après une pause, Suzanne reprit, plus calme :

— Et qu’as-tu répondu à son ignoble proposition ?

— Rien.

— Rien… Qu’est-ce que ça signifie ? Tu ne lui as pas craché à la face ton mépris et ton refus ?

Gilberte regarda sa sœur, avec la confusion d’une petite fille grondée. Elle répondit à voix basse :

— Si, pour commencer… Mais ensuite, j’étais pétrifiée… Je me sentais devenir folle. Il insistait, avec sa voix enveloppante qui profère si courtoisement les pires énormités… Je ne crois pas que j’aie répliqué de façon catégorique.

Suzanne bondit :

— Eh bien, c’est propre !… Ainsi, par ton défaut de présence d’esprit, ce monsieur est peut-être en train de supposer, qu’après tout, en définitive, il est possible que tu viennes un jour à récipiscence… Tu ne comprends pas que tu te laisses avilir moralement, en n’ayant pas dissipé du premier coup, toute équivoque !…

Gilberte lança un regard craintif à Suzanne ; un regard interrogateur à Denise.

Suzanne, véhémente et surexcitée, ne l’encourageait guère à répondre suivant sa pensée ; mais Denise, pâle et songeuse, avait une expression navrée qui n’incitait point aux rigueurs stoïques.

Alors Gilberte murmura timidement, en se tournant vers sa cadette :

— Il aurait fallu d’abord savoir quel parti prendre… Tu comprends, je pense aussi à notre bonheur gâché ; à nos mariages ratés, après tant d’espoir… C’est vexant d’échouer à deux pas du but… Je n’ai pas voulu décider, toute seule, l’irrémédiable… J’ai songé à Suzanne, si ingénieuse ; je me suis figuré qu’elle saurait éviter l’écueil, en louvoyant…

— Tout ça, ce sont des mots pour rien ! interrompit rudement Suzanne.

Ne se sentant aucun appui de ce côté-là, Gilberte implora Denise :

— Et toi ?… À ton avis, que dois-je faire ?

La jeune dactylographe coula une œillade prudente dans la direction de Suzanne ; puis, affermissant sa voix, elle dit à Gilberte :

— Bien que mon sort dépende du tien, je m’empresse de te déclarer que ton droit le plus sacré est de rester inexorable dans une question qui, si intimement, ne touche que toi… Demeure invincible : je m’inclinerai devant la noble attitude que tu adopteras. Mais puisque je possède l’avantage de délibérer en toute liberté d’esprit, moi qui ne suis pas condamnée au honteux rachat qu’on t’impose, je pense te rendre service en t’exprimant mes idées nettes et lucides qui résument ainsi la situation : ta réputation est à la veille de crouler ; rien ne pourra changer la résolution de Marcel d’Arlaud. De plus, de la part d’un monsieur aussi inventif et vindicatif, que peut-on attendre dans l’avenir ? Son premier procédé nous en donne un avant-goût.

Gilberte, consternée, levait ses grands yeux terrifiés sur Denise.

— On dirait que tu cherches à l’affoler, remarqua sèchement Suzanne.

— Non, rétorqua la cadette. Je lui expose les faits, tels quels, dans son intérêt.

Gilberte soupira douloureusement :

— Alors, tu es sûre qu’il n’y a pas un moyen terme de nous sauver — que cet horrible moyen… ou bien, nous perdre ?

Denise reprit avec ardeur :

— Ah ! sois bien persuadée que si je te savais une grande passion pour quelqu’un, je n’oserais même pas te conseiller de peser un instant le pour ou le contre… Mais cette hypothèse n’influe pas sur la conduite : tu n’as eu qu’un faible passager à l’égard de Jack Pick, puisque tu as choisi Henry Salmon ; et tu n’aimes pas Henry puisque tu l’épouses froidement afin d’acquérir une position brillante.

Et la tentatrice ajouta insidieusement, d’une voix assourdie, comme gênée des paroles qu’elle prononçait :

— Étant donné cela, que sacrifierais-tu à notre repos commun ?… Un supplice de quelques minutes, atroces certes — mais pas plus atroce que ne sera celui de ta nuit de noces avec un mari nullement aimé. En somme, d’Arlaud ne te déplaît pas plus que Salmon ?

Gilberte, rêveuse, méditait ces propos qui lui présentaient la question sous un nouveau jour, Denise chuchota :

— Il l’a dit : c’est une fantaisie d’un instant. Un moment à passer et nous sommes délivrées, libérées, heureuses !

Suzanne dit tout à coup ?

— Eh bien, vrai… Vous n’avez pas peur ! Elle s’était plantée en face de ses sœurs, les bras croisés, l’allure batailleuse, l’œil brillant, les narines vibrantes. Elle reprit, gouailleuse :

— Vrai, c’est à mettre dans un livre de morale à l’usage des jeunes filles du monde : Dialogue de deux chastes fiancées, à la veille de se marier ; échange de pensées édifiantes, pures et virginales… Mais vous ne vous rendez donc pas compte : toi, Denise, des horreurs que tu débites ; toi, Gilberte, du cynisme ingénu avec lequel tu les écoutes ? Vous êtes toquées, ma parole !

Elle atténua, persuasive :

— Ou plutôt, vous parlez sans discernement. Les mots que vous prononcez n’évoquent aucune image précise devant vos yeux parce que, justement, nous sommes des jeunes filles et que nous pouvons parler de cette chose avec d’autant plus d’impudeur que notre pudeur l’ignore. Mais essaye de te figurer un instant, Denise, la réalisation matérielle de ce que tu lui suggères… Cette action que tu préconises — avec la même assurance que s’il s’agissait d’une opération chez le dentiste : crac ! la dent arrachée, vous ne souffrirez plus ; — tâche de te la représenter, en exécution…

Suzanne s’agenouilla devant Gilberte, d’un geste câlin ; et, lui entourant la taille de ses liras, elle la pressa contre elle en continuant :

— Et toi, ma chérie, comprends que tu faisais fausse route en rêvant d’un mariage d’argent ; comprends-le, rien qu’à l’hésitation monstrueuse qui t’empêche de savoir à cet instant lequel te répugne le plus, de l’homme que tu veux ou de l’homme que tu repousses, de ton fiancé ou de Marcel d’Arlaud… N’est-ce pas que tu viens d’apercevoir, en un éclair, la hideur de l’acte d’amour — commis sans amour… Vois-tu ce sont les romanesques et les sentimentales comme moi qui ont l’instinct de la vérité : il faut qu’une fille honnête soit éprise de tout son cœur pour subir la première possession sans y trouver d’abjection. Il était dit que Marcel d’Arlaud te découvrirait le mari rêvé — seulement, ce n’est pas celui qu’il pensait… Gilberte, tu le connais, le mari auquel tu pourras appartenir sans regret, sans dégoût, sans calcul, — proprement… Celui qui t’embrassait dans les coins, pendant vos répétitions, quand je tournais la tête pour ne rien voir : Il t’a demandée en mariage la semaine dernière, et il ignore encore tes fiançailles avec Henry… Il va venir après-demain chercher naïvement la réponse que père lui a promise… Gilberte, n’attends pas que d’Arlaud te force la main, va au-devant de la rupture avec Salmon… Songe à l’autre qui t’aime et que tu aimes. Ne fais pas de peine à Jack : c’est un brave garçon qui t’affectionne, mieux que tu ne le mérites… N’est-ce pas qu’il est encore temps de réparer ces bévues, et que tout s’arrange ? Que le titre de banquière millionnaire ne vaut pas la douceur des désirs partagés ?

— Oui, peut-être ; murmura Gilberte, déjà ébranlée.

Denise voulut objecter :

— Mais…

Suzanne lui coupa la parole, en disant sévèrement :

— Tu n’as pas honte ?

Brusquement, Denise changea d’attitude. Sa douceur naturelle, son calme habituel, sa pondération habile étaient emportés dans une explosion de passion soudaine.

Elle s’écria, avec une franchise douloureuse et brutale :

— Eh bien, non !… Je n’ai pas honte. Je défends mon amour, moi aussi ! Entends-tu, j’accepte toutes les compromissions, toutes les lâchetés, toutes les fautes, pour rester innocente aux yeux d’Abel !… Je l’aime, à présent, tu le sais… Je ne pourrais pas supporter l’idée qu’on lui révélât le subterfuge grâce auquel je l’ai séduit. Tu le connais : si ombrageux, si méfiant, il en serait désenchanté du coup ; il me mépriserait, sans vouloir ajouter foi à mes protestations, maintenant que je ne lui mens plus… Ce serait trop intolérable… J’en mourrais. Gilberte, je ne te parle plus de toi, ni de ton intérêt… C’est à ta pitié, à ta générosité, que je fais appel : sauve-moi de cette torture !… Quelle injustice… En somme, c’est nous deux seulement que frappe le dénouement d’une aventure dont Suzanne, indemne elle, est uniquement responsable : ironie du hasard ! C’est elle qui nous a précipitées dans l’abîme ; c’est sa faute si d’Arlaud t’a connue, si je suis entraînée, à ta suite, à subir les conséquences de son inconséquence. Et tandis que nous nous débattons au fond du trou, blessées, meurtries, déchirées vives, Suzanne intacte, en sûreté sur les bords, se penche vers notre détresse et nous fait un beau sermon sur les devoirs humains au lieu de nous laisser saisir notre seule chance de salut… Ah ! On peut être vertueux à bon compte, quand on n’a rien à y perdre !

Suzanne haussa les épaules :

— Tu m’exaspères avec tes sophismes ! Je peux les retourner contre toi-même : si je suis en sûreté, hors de cause, c’est donc ce qui me permet de raisonner de sang-froid, avec sens, en restant impartiale.

Gilberte, aussi perplexe, que l’âne de Buridan, considérait tour à tour les deux adversaires, toute remuée par les propos de l’une, tout émue par le désespoir de l’autre. Denise, surprenant ce mouvement d’incertitude, chercha de nouveaux arguments. Employant le procédé de dubitation, elle répliqua à Suzanne :

— Impartiale… Es-tu si certaine de l’être ?

La petite riposta :

— Dame !… C’est toi qui l’as constaté, à la minute.

— Par discrétion.

— Comment : par discrétion ?… Explique-toi, je te prie.

Denise avait recouvré sa finesse, fertile en raisonnements fallacieux. Elle déclara, avec une modération perfide :

— Tu es libre de tes sentiments. Aussi, n’avais-je pas jugé opportun de te témoigner que je m’apercevais parfaitement — d’abord, de ton admiration fanatique pour les œuvres de Marcel d’Arlaud ; ensuite, lorsque tu le connus personnellement, de ton engouement secret, — oh ! bien soigneusement dissimulé — à l’égard de l’élégant, spirituel et séduisant dramaturge ; de la surveillance alarmée que tu exerças sur Gilberte dès que tu sentis qu’elle lui plaisait ; de l’indulgence avec laquelle — pour le même motif, peut-être — tu favorisas le flirt de Pick… Ces observations successives — puis, tout à l’heure le petit cours très documenté que tu nous as fait sur le dépit amoureux, ses excès et ses manifestations ; — m’inclinent à douter de ta bonne foi, quand tu te prétends impartiale… Et j’ose me demander, lorsque tu adjures Gilberte de refuser les propositions de d’Arlaud, si ton indignation est noblement vertueuse… ou simplement jalouse !

Suzanne, interloquée, ne sut répliquer immédiatement.

— C’est vrai, remarqua Gilberte, — qui, ainsi que la plupart des gens d’esprit lent, avait la mémoire des faits lointains ; — c’est vrai, ce que dit Denise… Je m’en étais aperçue un jour, en voiture : Suzanne et d’Arlaud se disputaient à mon sujet ; elle lui répondait avec une âpreté…

— Ah ! Pâte molle, pâte molle ! cria Suzanne. C’est toujours le dernier qui parle qui te façonne… Oui ou non, qu’as-tu décidé ?

Tiraillée entre ses deux sœurs, visiblement déprimée, Gilberte dit d’une voix mourante :

— Écoutez, je ferai ce que vous voudrez ; mais commencez par vous mettra d’accord !…

Suzanne, énigmatique, lui jeta comme une menace :

— Il faudra donc qu’on te sauve malgré toi, grande lâche !… Oh ! Je t’empêcherai bien d’être la proie de ce misérable d’Arlaud !

— Parce que tu aimes ce misérable ! fit doucereusement Denise.

Suzanne trépigna, furieuse :

— Moi… Moi… Je le déteste !

— C’est bien ce que je disais ; conclut froidement Denise, tandis que Suzanne sortait en claquant les portes.