Pour le bon motif/12

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Albin Michel (p. 187-202).



XII


Suzanne était rentrée dans sa chambre, exaspérée contre ses sœurs ; maudissant la passivité de l’une, l’opiniâtreté de l’autre ; sentant Gilberte à demi-vaincue par les raisons spécieuses de sa cadette, et comme magnétisée par le fluide de volonté qui émanait de cette Denise enragée à garantir son bonheur, coûte que coûte.

L’affection fraternelle est le plus superficiel de tous les sentiments de famille. Alors que les parents ou les enfants se montrent rarement dénaturés dans leurs rapports réciproques, les frères et sœurs sont bien souvent ennemis. Ce partage légal du cœur paternel, des soins maternels, des héritages, des dots, divise perpétuellement les enfants entre eux en les plaçant sur ce pied d’égalité qui crée les rivalités.

À l’état apparent, les frères et sœurs se manifestent, dans le cours monotone de la vie quotidienne, cette familiarité amicale, cet attachement d’habitude résultant d’une enfance commune. Mais que se produise un conflit mettant leurs intérêts en présence, et la haine latente éclate ; et l’ancestral Caïn se révèle soudain, rappelant aux fils des hommes que le premier crime fut un fratricide.

À cet instant, Suzanne détestait ses sœurs. Elle s’abandonnait d’autant plus volontiers à la violence de ses impressions qu’elle avait la conviction que le bon droit, la justice et l’honnêteté se trouvaient de son côté.

Gilberte allait se déshonorer par faiblesse, par ambition et par amoralité. Denise la poussait à cette turpitude, perdant la notion du bien dans son désarroi d’amoureuse.

Suzanne, elle, avait la certitude d’agir au nom des principes. Seule, elle pouvait garder la tête haute, sans rougir de sa conduite. Cette supériorité sur ses sœurs la rendait implacable ; quoi qu’elle décrétât, quel que fût le mobile occulte de ses actes, elle faisait son devoir.

Le tumulte de ses réflexions l’agitait jusqu’en son corps : elle marchait de long en large à travers sa chambre dans une frénésie de mouvement, un bouillonnement de tout l’être. Chez les nerveux, cet état de trépidation fébrile développe une étrange inspiration : leur imagination entre en ébullition, leurs idées se précipitent ; une lucidité particulière illumine ce désordre et le coordonne. C’est dans ce moment de surexcitation passagère que l’esprit improvise ses grands desseins.

Suzanne conçut tout à coup un plan clair, simple et décisif.

Elle monologua, tout en cherchant son chapeau et ses gants : « Gilberte oscille comme un pendule ; sa raison balance de droite à gauche ; elle finira par tomber du côté où l’enverra la dernière impulsion. Ce qu’il faut, c’est commettre l’irréparable avant elle — pour l’en empêcher. »

Cette nécessité de devancer Gilberte actionna encore Suzanne qui s’habilla avec une prestesse rare. Avant de sortir, elle consulta sa montre :

— Sept heures… Bon : il doit être rentré chez lui.

Elle dégringola l’escalier, courut dans la rue jusqu’au métro. Elle prit sa place, suivit son chemin, se mêla à la foule des voyageurs, en exécutant tous ces gestes mécaniquement, machinalement, l’esprit ailleurs emporté par une sorte d’hallucination qui évoquait la scène imminente qu’elle allait provoquer.

Suzanne quitta le métro à la station de l’Étoile. Lorsqu’elle fut remontée, elle s’orienta un instant devant ce carrefour d’avenues obscures. Son cœur battait à se décrocher entre ses côtes, lui coupant la respiration ; elle se sentait la langue sèche et les tempes chaudes, émotionnée par la gravité de la démarche qu’elle voulait risquer.

Mais réagissant contre cette appréhension vague, la petite secoua son hésitation et dit fermement : « Allons ! »

Elle s’engagea dans l’avenue Hoche et sonna résolument à la porte de l’hôtel Salmon.

— Je désire parler à monsieur Henry Salmon… Annoncez-lui mademoiselle Suzanne Tardivet.

Dans le salon où on l’avait fait entrer, Suzanne, en attendant le banquier, rassemblait toutes ses forces pour l’entretien qu’elle allait engager ; elle s’enhardissait à la vue du luxe qui l’entourait ; le projet désintéressé qu’elle avait formé lui apparaissait ici dans tout son mérite. Elle eut un sourire d’orgueil en toisant cette richesse qu’elle répudiait pour ses sœurs — et pour elle-même, par ricochet.

Henry Salmon entra vivement ; son visage flegmatique ne reflétait rien de la surprise profonde où le plongeait cette visite imprévue.

Il questionna, d’un ton amical qui déguisait sa curiosité :

— Qu’y a-t-il donc, ma future petite belle-sœur ? Vous voulez sans doute me parler en particulier, pour venir me voir une heure avant que j’aille passer la soirée chez vous ?

— Vous n’irez pas chez nous ce soir, monsieur Salmon. Vous n’irez plus… jamais.

Le banquier fronça les sourcils, inquiet ; il interrogea :

— Qu’arrive-t-il ?… Un accident… Gilberte ?…

Suzanne prit un air sombre. Elle murmura d’une voix rauque :

— Monsieur, j’ai une communication très grave à vous faire.

Henry Salmon, assez affecté, l’invita du geste à s’expliquer. Suzanne continua :

— Avez-vous vu jouer la Petite Mariée ?

Le banquier sursauta et la regarda avec stupeur. Suzanne ajouta candidement :

— Une ancienne opérette… de Lecocq…

Salmon sourit, en répondant :

— Oh ! Je connais la Petite Mariée… Vous avez la bonté d’oublier que j’ai trente ans de plus que vous, mon enfant.

Il reprit :

— Seulement, si c’est ça, votre communication très grave… je la trouve joviale !

— An ! Je suis sérieuse, monsieur, je vous le jure ! s’écria Suzanne, les larmes aux yeux.

Le banquier parut douter de l’état mental de sa jeune interlocutrice.

Suzanne poursuivit avec la même émotion :

— Ce que j’ai à vous apprendre est si pénible… si scabreux… qu’il me faut employer des circonlocutions… Vous vous rappelez la donnée de la Petite Mariée ; un podestat, jadis supplanté dans les faveurs d’une belle par son ami, imagine de lui rendre la pareille ; et le jour même où se marie cet ami, il lui enlève sa femme…

Suzanne acheva, tout à trac :

— Eh ! bien, Marcel d’Arlaud est en train de vous faire le coup du podestat… avec cette variante que d’Arlaud, lui, irait jusqu’au bout.

Henry Salmon réfléchissait. Son visage prit un ton grisâtre, ce qui est la façon de pâlir des bilieux. Il déclara froidement :

— Je commence à comprendre, mais ça n’est guère plus clair… Vos propos exigent un commentaire.

— Bien entendu, monsieur. Voici : Marcel d’Arlaud fut jadis amoureux de son interprète Nelly Rosane, qui était votre amie et vous resta fidèle. Dépité, d’Arlaud, habitué à plus de succès auprès des femmes, jura de se venger de cet affront. (Tout cela m’a été raconté, en partie, par lui-même ; et j’ai deviné le reste.) D’Arlaud commença par vous détacher habilement de votre amie ; puis, ayant rencontré Gilberte, il tabla sur sa ressemblance avec Rosane pour vous intriguer et vous rendre amoureux d’elle. De son côté, ma sœur était suggestionnée par Marcel d’Arlaud qui lui dépeignait tous les avantages d’un mariage inespéré… Et enfin, le jour où il vient de réussir à vous fiancer, il propose à ma sœur cette ignominie : ou il fera manquer son mariage (en vous dessillant les yeux, sans doute) ou bien… Gilberte lui accordera, auparavant, le droit du seigneur… Dans ces conditions, ma sœur ne peut plus vous épouser. Il vaut mieux vous avouer la vérité. Et je me suis empressée de vous prévenir.

— Pourquoi ? demanda tranquillement le banquier.

Suzanne le contempla avec stupéfaction. Salmon, qui avait recouvré son sang-froid, continuait d’une voix calme :

— Pourquoi avez-vous jugé nécessaire de me prévenir ? Voilà ce que je ne comprends pas, dans cette histoire ; et j’aime à comprendre le but de chaque action ; car toute action comporte un calcul et tout calcul m’intéresse. Du moment que Gilberte déclinait l’estimable proposition de Marcel, il vous suffisait d’attendre qu’il accomplît sa menace et de voir ce qui s’ensuivrait. Je vous le répète, votre but m’échappe… M’avertir ? Pourquoi ? Nous n’invoquerons point le prétexte d’une loyauté… tardive, n’est-ce pas ? Même spontanée, la loyauté est un sentiment auquel je ne crois plus beaucoup chez mes semblables ; à plus forte raison, dans cette circonstance… Alors ?… Pourquoi avez-vous cru indispensable cette petite confession qui n’a rien d’agréable, ni pour celle qui la récite, ni pour celui qui l’écoute ?

Le banquier étudiait Suzanne, de son fin regard d’homme d’affaires. Il s’imaginait qu’elle lui tendait un piège. Aussi éprouva-t-il un grand étonnement, quand la jeune fille répliqua avec une franchise indéniable :

— Ah ! monsieur… J’ai honte de vous dévoiler mon arrière-pensée… Mais je ne suis pas encore très sûre que Gilberte refusera… ce que lui offre Marcel d’Arlaud. Et c’est pour la contraindre de rester irréprochable que j’ai imaginé de mettre moi-même un obstacle à son mariage en vous révélant le complot tramé contre vous. Ma sœur est honnête — mais si faible de caractère… et la tentation est forte : vous êtes si riche !

Suzanne compléta :

— D’ailleurs, Gilberte ne vous aime pas. Je lui rends service en agissant ainsi. Elle aime Jack Pick, qui l’a demandée avant vous et qu’elle aurait tort d’évincer.

Sous ces coups répétés, Henry Salmon offrait le visage embarrassé d’un homme qui rencontre la Vérité au sortir du puits et qui ne sait s’il doit admirer cette belle femme nue, ou bien se choquer de cette nudité impudique.

Il sentait l’obligation de remercier Suzanne de sa sincère probité, mais les mots lui venaient malaisément. Sa colère chagrine contre Gilberte lui inspira cette réflexion :

— Vous êtes une nature très droite… Votre aînée aurait dû prendre exemple sur vous.

À ces mots, Suzanne fondit en larmes et bégaya :

— Non, non ! Je ne vaux pas mieux qu’elle allez !

Confondu par l’effet inattendu que produisaient ses paroles, le banquier maugréa entre ses dents : « Ah ! ça, mais c’est une boîte à surprises que cette petite fille ! »

Très gêné par ces larmes intempestives, il lui tapotait gauchement les mains en répétant :

— Voyons, voyons !… Qu’est-ce qu’il y a, encore !… Pourquoi pleurez-vous ?

— J’ai perdu Denise ! balbutia Suzanne d’une voix indistincte.

— Vous avez perdu quoi ?

À présent qu’elle était rassurée sur le sort de sa démarche, Suzanne n’éprouvait plus de rancune à l’égard de ses sœurs ; et si elle ne plaignait nullement Gilberte d’être ruinée dans ses espérances pécuniaires, elle se désolait maintenant à la pensée que Denise allait souffrir.

Essuyant ses yeux, elle expliqua au banquier :

— Monsieur, ma sœur Denise ne ressemble pas du tout à Gilberte, ni physiquement, ni moralement. C’est une fille décidée, stricte, énergique et laborieuse, qui a toujours eu de l’ambition — mais non pas cette fausse ambition qui consiste à rêver d’une existence dorée… Capable de se suffire à elle-même, Denise n’a jamais tenu à l’argent ; mais elle souhaitait ardemment réussir dans la vie par son effort personnel. Tandis que Marcel d’Arlaud lançait Gilberte au théâtre afin de la mettre en vue, à votre intention, Denise occupait chez lui les fonctions de dactylographe. Un jour, votre frère Abel, qui déjeunait chez d’Arlaud, remarqua ma sœur et conçut la fantaisie de flirter avec elle sous un nom d’emprunt afin de lui laisser ignorer sa haute position. Je vous confierai tout de suite, monsieur, que, le soir-même, ma sœur fut mise au courant de la vérité par monsieur d’Arlaud qui l’engagea en riant à se prêter à cette comédie. Denise commença donc par tromper votre frère en lui laissant croire qu’elle l’aimait comme un pauvre garçon. Mais, peu à peu, en voyant quelle passion reconnaissante, quelle gratitude éperdue elle inspirait à Abel, Denise fut émue d’une grande émotion vraie ; et, à son tour, prise dans ses propres filets, elle ressentit pour lui un profond et mélancolique amour qui s’effrayait sans cesse à la pensée que sa supercherie première fût découverte un jour et lui retirât la confiance de ce cœur si défiant. Ce jour est arrivé, monsieur. Quelle que soit la sincérité de ma sœur, les apparences sont contre elle. En renversant l’abominable plan de Marcel d’Arlaud, j’ai brisé du même coup l’avenir de Denise. Demain, averti par vous, sinon par d’Arlaud, du rôle qu’elle a joué, Abel rompra brutalement avec elle. Car, vous l’assimilerez à Gilberte ; et vous confondrez pareillement la duplicité des deux sœurs.

Suzanne conclut avec une fierté désespérée :

— Je vous dis ces choses parce que je les sais d’ores et d’avance inutiles : je ne plaide pas une cause perdue ; mais j’ai voulu simplement vous expliquer ces larmes bêtes qui m’ont vaincue malgré moi quand j’ai pensé que Denise connaîtrait une grande douleur, par ma faute ! Je suis coupable…

— Vous exagérez : vous n’avez fait que votre devoir.

— Si, je suis coupable…

— Vous avez donc un intérêt personnel en cette affaire ? interrogea le perspicace banquier.

— Peut-être…

Suzanne acheva à voix basse :

— Ma haine envers Marcel d’Arlaud. Je le déteste tellement de nous avoir trompées que je ne sais plus si j’ai agi par devoir ou par besoin de lui faire du mal, à lui… Dans ce cas, j’aurais sacrifié Denise à mes sentiments vindicatifs.

Henry Salmon observait profondément Suzanne. Il dit, d’un ton de raillerie hautaine :

— Oh ! Voilà qui est d’une psychologie bien subtile… et trop complexe. Quant à moi, je conclus tout bonnement ceci : vous m’avez arrêté, à l’instant où j’allais épouser une…

Il se reprit, pour dire courtoisement :

— Une fort jolie personne. Le mari d’une femme de beauté remarquable n’est pas toujours heureux en ménage. Vous m’avez donc rendu service… À charge de revanche. Et puis, n’ayez point de scrupules : vous avez agi poussée par le sentiment de l’honneur familial… sans plus. Sur ce, ma chère enfant, je ne voudrais pas vous chasser, mais je vous ferai observer qu’il est neuf heures du soir : et maintenant que vous n’êtes plus ma belle-sœur, votre présence chez moi, à cette heure tardive, risque de devenir compromettante en se prolongeant…

Et il la congédiait doucement, avec sa politesse narquoise.