Pour le bon motif/16

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Albin Michel (p. 249-254).



XVI


« La pénitence est douce… » fredonnait Marcel d’Arlaud en sonnant chez M. Tardivet.

En sa qualité d’auteur dramatique, Marcel professait l’optimisme, ayant constaté que les dénouements heureux font les pièces à succès.

Cette doctrine, étayée d’abord sur le mercantilisme pur et simple, avait pénétré peu à peu l’écrivain qui s’était mis à croire sincèrement à la veine, à partir du jour où il avait réussi.

Son talent sympathique, son esprit pétillant, sa bonhomie appréciée des spectateurs qui ont payé leur place, lui valaient une célébrité fructueuse.

Le fiel des confrères jaloux ne parvenait pas à troubler sa fortune persistante : dans cette absinthe, il avait l’art de butiner son miel.

Il tournait les difficultés qu’on lui suscitait, avec une confiance acharnée en son étoile : à force d’y croire, il attirait le bonheur.

Cette faculté précieuse d’appliquer à soi-même les préceptes d’une philosophie primitivement destinée à autrui, Marcel l’exerçait à cette minute.

Proclamant sa conviction : « Il ne peut rien m’arriver de désagréable », il se délectait à la pensée d’aliéner sa liberté : « Puisque ce mariage est inévitable, il doit fatalement me réussir. »

Et il en récapitulait tous les avantages : à ce tournant périlleux de la quarante-cinquième année où l’homme commence insensiblement à vieillir en conservant toutes les apparences d’une jeunesse factice, il avait la chance de séduire une jeune fille — pas assez ignorante pour être inquiétante ; assez honnête pour s’être fait à elle-même sa morale ; trop jeune pour sortir des régions tempérées où l’entretiendrait la prudence d’un époux quadragénaire ; — bref, la compagne idéale destinée à lui ménager une fin honorable, la femme rêvée pour un amant sur le retour qui se retire après bonnes fortunes faites.

Si bien qu’au moment où on l’introduisait dans le salon des Tardivet, Marcel opinait : « Je suis très épris. »

Il avait demandé, correctement, à voir son père. Ce fut Suzanne qui entra brusquement et referma soigneusement la porte derrière elle.

Marcel s’élança :

— Chère petite…

Il s’arrêta net, devant l’attitude de Suzanne.

Les yeux tristes, les traits crispés, l’air ému, faisant un visible effort sur elle-même pour affronter la présence de Marcel, la jeune fille disait rapidement, à voix basse :

— Ne m’interrompez pas… Je veux me dépêcher de vous parler avant que mon gère vous reçoive… Il s’habille.

Suzanne rassembla tout son courage ; et poursuivit :

— Monsieur d’Arlaud, je me doute de ce que vous venez faire ici… du moment, qu’après la scène d’hier, vous voulez voir papa… Eh bien, je vous déclare que votre démarche est inutile… Si vous y êtes poussé par des scrupules, je vous en délie ; par des regrets, je vous en fais grâce ; par de la pitié : je vous défends d’en éprouver à mon endroit… Vos scrupules, vos regrets, votre pitié, c’est autant de poignards que vous m’enfoncez dans le cœur. Et je ne veux pas…

— Vous ne voulez pas que je vous aime ?

Suzanne se roidit contre son émotion pour balbutier, d’une voix enrouée :

— Vous ne m’aimez pas.

Elle insista, avec une rancune douloureuse :

— C’est Gilberte que vous aimiez.

Marcel, qui jouissait profondément, en sensuel sentimental, de cette crise de passion blessée, répliqua avec une douceur railleuse :

— Oh ! certes… Et j’ai désiré Nelly Rosane, aussi ; et j’ai désiré bien d’autres femmes avant de vous chérir, ma chère petite innocente. J’ai le double de votre âge, hélas ! et vous possédez sur moi cette rare supériorité de n’avoir gravé qu’un seul nom sur le socle de votre idéal. Mais je ne connais que vous, aujourd’hui.

Incrédule, Suzanne insista :

— Pourtant, vous aimiez Gilberte hier ?

— Je le croyais. Mais j’étais, sans m’en douter, sous votre influence. L’amour attire l’amour. Quoi qu’en puissent prétendre les coquettes, c’est bien plus en aimant qu’en se laissant aimer qu’une femme parvient à se faire désirer d’un désir ardent. Que m’importe, à présent, cette Gilberte insensible et glacée ? J’ai éprouvé l’attendrissement délicieux de provoquer l’explosion d’une passion jeune et Vibrante… Une seule femme existe à mes yeux : c’est la fillette exquise qui s’est jetée dans mes bras !

Suzanne eut envie de répliquer : « Vous ne disiez pas cela, l’autre soir. » Mais elle se rappela les éclaircissements du banquier sur cette question délicate ; et se tut, songeuse, avec une petite moue qui signifiait : « Est-ce que cela sera toujours pareil ? »

Mais d’Arlaud l’attirait sur sa poitrine ; elle défaillit au contact de l’homme aimé et lui tendit ses lèvres.

— Eh bien !… Eh bien ! s’exclamait, stupéfait, M. Tardivet qui venait d’entrer.

Marcel d’Arlaud se donna la satisfaction de triompher quand même aux yeux de cet homme simple.

Il déclara d’un ton vainqueur :

— Eh bien, mon cher Tardivet, j’ai gagné mon pari : grâce à moi, vos trois filles seront mariées avant l’année prochaine… Je suis en train d’écrire le mot : fin… sur la joue de ma dernière page. La pièce est terminée. La répétition générale aura lieu à la mairie du Xe arrondissement ; et la première sera donnée, le lendemain, à l’église. Il n’y aura pas de service de seconde…


Paris, septembre 1916-mai 1917.


FIN