Pour le bon motif/3

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Albin Michel (p. 51-66).



III


« Je sais fort bien ce que je vais faire de cette jolie Gilberte, mais je ne sais pas du tout ce qu’elle va faire de moi ? » se demandait Marcel dans la voiture qui ascensionnait lentement la rue La Fayette derrière une file de lourds camions obstruant la chaussée.

L’écrivain commençait à redouter le charme qui l’attirait vers cette belle fille. Il savait quel rôle dangereux joue la réminiscence en amour : désirer une femme pour sa ressemblance avec une autre, c’est tenir à la fois l’ombre et la proie. Marcel craignait de se laisser prendre à ce jeu. Il réfléchissait : « J’ai bien promis de marier cette enfant, — mais pas avec moi. Je connais déjà l’imbécile que je lui destine. Or, elle semble honnête. Une Parisienne de vingt-cinq ans, qui a cette figure-là et qui est restée pauvre, mérite en principe un brevet de vertu… Si elle me plaît trop, qu’adviendra-t-il ? Bah ! on ne sait jamais… »

Il était arrivé à destination. M. Tardivet habitait à l’angle du boulevard Denain. Devant la porte, Marcel d’Arlaud s’arrêta, incertain. On hésite toujours devant certaines portes. C’est l’hésitation de Pandore : elle aboutit régulièrement au geste qui déchaîne les sottises. Marcel s’engagea sous la voûte en songeant : « J’ai prévenu cette petite de ma visite : maintenant, il est trop tard pour reculer. » Et cette mauvaise excuse donnée à lui-même, il savoura la fièvre légère, l’agréable frisson à fleur de peau qui aiguillonnaient ses quarante-cinq ans : faire une bêtise qui n’est plus de votre âge, c’est rajeunir momentanément. Marcel ressentait une sorte d’inquiétude guillerette.

— Première cour, escalier B, entresol à gauche ! avait crié la concierge.

Marcel s’orienta malaisément. Le caissier de la banque Salmon occupait un modeste appartement sur cour dans un important quadrilatère de maisons neuves. Ses fenêtres s’ouvraient sur la monotonie de trois murailles blanches.

— Triste cage ! murmura d’Artaud. Les oiseaux n’y chanteraient pas, mais il paraît que les jolies filles peuvent y rêver.

Son impression s’accentua, dès qu’on l’introduisit dans l’antichambre. La matrone qui lui avait ouvert la porte le dévisageait avec une curiosité si naïve qu’il devina immédiatement la femme de ménage gardée, par exception, pour la journée entière en l’honneur du visiteur insolite.

Le petit salon propret, vieillot, et coquet, — orgueil probable de la famille Tardivet — apitoya Marcel. Il éprouvait une émotion mélancolique, résultant d’un sentiment très faux et propre aux hommes qui vivent dans la société habituelle des filles entretenues : une femme belle, qui ne tarife point sa beauté, leur apparaît comme un prodige d’honnêteté. Et Marcel s’attendrissait devant la médiocrité de Gilberte.

— Bonjour, monsieur.

L’entrée de Suzanne le distrayait de ses réflexions. Il pensa : « Elle vient me tenir compagnie pendant que Gilberte s’apprête ».

Il la regarda : celle-ci n’avait pas grands frais à faire pour recevoir ; on sentait que ses cheveux bouclés se coiffaient d’un coup de brosse, que ses blouses s’adaptaient d’elles-mêmes à sa taille nerveuse. Elle devait rester simple et hardie dans toutes les circonstances de sa vie.

C’était une de ces créatures garçonnières que les hommes traitent, dès l’abord, en camarades.

Marcel lui demanda tout de suite :

— Comment se porte Mademoiselle votre sœur ?

— Très bien, merci… Elle va venir dans un instant.

— Elle a bien reçu ma lettre ?

— Où vous lui annoncez que vous allez l’emmener faire une démarche… Parfaitement.

Marcel se tut, attendant. Suzanne l’observait, en dessous. Elle ajouta, après un silence :

— Denise est sortie et père est à son bureau : ils vont très bien aussi, je vous remercie.

L’écrivain leva la tête, étonné. Il pensa : « Tiens : tu es rosse — ou jalouse, toi. »

Et riposta, à voix haute :

— Il faut être méthodique pour réussir : aujourd’hui, je ne songe qu’à Gilberte parce qu’elle représente mon premier acte.

— Monsieur, n’oubliez pas que vous vous êtes engagé pour toutes les trois !

— Mais ma comédie comportera trois actes. Votre cadette jouera le second et vous, le dernier… Chacune à son tour, par ordre d’âge.

— Une chance que cela ait coïncidé avec vos préférences personnelles… Le premier acte risque d’être bien long !

— Oh ! mais vous avez l’air d’une mauvaise langue…

— C’est par amour de l’antithèse que vous me gardez pour la bonne bouche ?

— Quelle impatience !… Vous êtes donc si pressée de vous marier ?

Suzanne ébaucha une moue dubitative. Sa figure drôlette devint sérieuse ; et, sous les bruns sourcils froncés, les yeux noirs jetèrent une flamme qui fit passer sur son visage de petit faune une expression d’ardeur pathétique. Elle se mordit la lèvre et murmura, songeuse :

— Non… Je ne sais pas…

Mais d’Arlaud n’écoutait plus : Gilberte était entrée. Il constata : « Elle est encore plus jolie que l’autre jour. » La jeune fille était simplement vêtue d’un costume tailleur quelconque. Elle possédait cette coquetterie raffinée qui ne s’attache qu’aux charmes naturels : la recherche de la coiffure faisait valoir ses cheveux d’or sombre ; le col échancré dégageait sa gorge blanche et ronde de chanteuse. Et dans ce petit salon bourgeois, la beauté de Gilberte produisait un effet de contraste, la sensation d’une chose de luxe qui n’est pas à sa place.

— Êtes-vous prête à sortir ? questionna Marcel avec empressement. Vous avez pris tout ce qu’il vous faut ?

Gilberte demanda :

— Que me faut-il ?

— Un peu de musique et beaucoup d’aplomb… Je vous conduis chez un de mes amis à qui vous allez accorder une audition… Ça fait partie de mon programme. Surtout, soyez brave : pas de timidité intempestive !

La jeune fille rougissait déjà. Elle s’écria :

— Ah ! Mon Dieu ! chanter devant quelqu’un d’autre que mes élèves ou leurs parents…

Ce monsieur, c’est un compositeur sans doute ? Il doit s’y connaître…

— En musique ? pas du tout.

— Mais… alors… qui est-ce ?

— C’est Pick.

— Pick ?

— Pick me up, alias Jacques Dupuis… Son nom ne vous dit rien ?

— Non.

— Il faut venir sur le dixième arrondissement pour rencontrer une jolie femme qui ne connaît pas Pick !

Et Marcel d’Arlaud reprit d’une voix gouailleuse :

— Jacques Dupuis, dit « Pick me up » qui, sous le pseudonyme de Jack Pick, égratigne, cingle et cravache nos plus notoires contemporains, nos moins vertueuses contemporaines, vous ne connaissez pas Jack Pick, le revuiste à la mode ? Mais vous n’allez donc jamais au théâtre, ma chère enfant ?

— Hélas !

— Vous vous rattraperez bientôt. Si je vous mène chez Pick, c’est… enfin, j’aime mieux vous développer mon plan au fur et à mesure… Partons.

Gilberte, docile, se dirigeait vers l’antichambre.

— Attends ! cria Suzanne. Je vais mettre mon chapeau.

— Comment : vous venez avec nous ? laissa échapper Marcel, d’un accent désappointé.

Suzanne lui coula une œillade narquoise en ripostant :

— Pardon, monsieur : j’ai promis à papa de sauvegarder les convenances. Alors j’accompagnerai Gilberte chaque fois qu’elle sortira avec vous.

Marcel se dit in petto : « C’est bien fait pour toi, mon ami : de quoi te plains-tu ? On comble tes vœux : tu craignais de t’emballer ; la petite sœur va servir de frein. »

Et, prenant philosophiquement son parti, il approuva : — Eh bien ! C’est ça : allez mettre votre chapeau.

Rue Chauveau-Lagarde. Un salon d’un luxe douillet et cocasse ; meubles baroques, tentures claires ; aux murs, des originaux d’Abel Faivre et de Fabiano. Suzanne et Gilberte, ostensiblement correctes, s’efforçaient de dissimuler leur curiosité tout en lançant des regards fureteurs à la dérobée. Marcel dit à l’aînée :

— Enlevez votre jaquette ; dégagez-vous un peu… Faites bouffer vos cheveux…

Tandis que la jeune fille se recoiffait devant une glace, un grand jeune homme entra en coup de vent et serra la main de Marcel d’Arlaud avec effusion. L’écrivain présenta :

— Mon ami Jack Pick.

Les deux sœurs le jaugeaient d’un coup d’œil furtif, puis baissaient modestement les paupières en inclinant la tête : elles avaient eu le temps de détailler ce visage plaisant de blondin joli garçon, au sourire faussement naïf démenti par l’expression spirituelle des yeux perçants et moqueurs.

Marcel, prenant Gilberte par la main, l’amena devant la fenêtre, en pleine lumière, et dit à son ami :

— Voilà ma trouvaille.

Jack Pick, après l’avoir dévisagée avec insistance, s’exclama :

— C’est épatant !

Gilberte, interloquée, perdait contenance. D’Arlaud la rassura :

— Ne vous effrayez pas, mon enfant. Et veuillez nous donner un aperçu de votre talent…

Il la conduisait au piano. La jeune fille dépliait son rouleau à musique d’une main hésitante.

— Chante ça ; conseilla Suzanne avec autorité en plaçant un morceau devant sa sœur.

Gilberte commença les premières phrases d’une voix tremblante ; peu à peu, son ton s’affermit ; elle nuançait son chant avec un goût sûr et mesuré, une expression très juste.

Suzanne, sagace, lui avait choisi une romance d’exécution flatteuse. Charmés, les deux hommes écoutaient la chanteuse avec un plaisir visible. Lorsqu’elle eut fini, Pick s’écria enthousiasmé :

— Mon cher, elle dira le couplet à merveille… Tu m’as fourni un clou !

Suzanne demanda vivement :

— Auriez-vous l’intention de la faire débuter ?

— Oui, mademoiselle.

Les deux sœurs échangèrent un sourire ravi. Gilberte murmura :

— Entrer au théâtre… Quel bonheur !

Marcel chuchotât à l’oreille de son ami :

— Peut-on nier que nous ne descendions du singe, quand on constate quelle prédilection unanime manifestent les femmes pour les arts d’imitation ? À quoi rêvent les jeunes filles…

— À monter sur les planches ; riposta Jack Pick.

Il continuait d’examiner Gilberte avec une attention minutieuse. Il lui demanda gravement :

— Voulez-vous évoluer un peu… marcher à pas lents… Voulez-vous rire, à présent ?

La jeune fille eut un franc éclat de rire. Beaucoup moins gênée — car elle sentait autant d’admiration que de curiosité dans le regard de Jack — elle se soumettait avec amusement à cette épreuve, souriant, saluant, marchant ; abandonnant son individualité aux mains de ce joyeux garçon qui la traitait ainsi qu’une vivante automate. Sa nature un peu molle de belle fille sans volonté trouvait une sorte de plaisir voluptueux dans cette abdication de sa personnalité. Elle obéissait au revuiste comme elle avait suivi l’impulsion de Suzanne, comme elle répéterait demain la leçon qu’on lui soufflerait. Ces blondes d’humeur douce ont une âme de cire.

Jack Pick semblait prendre goût à animer cette exquise marionnette. Un peu agacé par ce manège, Marcel d’Arlaud taquinait sa moustache d’une main distraite ; enfin, n’y tenant plus, il brusqua l’entrevue et emmena les deux jeunes filles, après avoir quitté son ami sur cet adieu soudain : « Eh bien ! maintenant, nous te laissons… Nous t’avons assez empêché de travailler. » Sans écouter les protestations étonnées de Jack, sans vouloir remarquer sa surprise ni la mine déçue de Gilberte, ennuyée de partir si vite, ni la raillerie silencieuse des regards lucides de Suzanne qui l’observait avec délices.

Dans la voiture, Marcel parla d’abondance afin de dissiper son embarras :

— Vous devinez tout, mes enfants ?… Gilberte est le portrait vivant de Nelly Rosane… Le Mariage d’Yvette est l’évènement théâtral de la saison : toutes les scènes à côté jouent des parodies de ma Petite Buraliste. Dans sa revue de l’année, Pick va intercaler une scène sur ma pièce : Yvette et ses amis… Gilberte répète le rôle en grand secret : d’ici là, nous la conduirons au théâtre, pour qu’elle voie jouer Nelly et copie ses manières…. Le jour de la première de Pick, on annonce les débuts d’une inconnue mystérieuse dans la parodie d’Yvette : et Tout-Paris stupéfait, abusé un instant, croira voir apparaître la véritable Yvette : Nelly Rosane en personne qui, pourtant, jouera le même soir le Mariage d’Yvette aux Variétés. Ces coups de surprise décident de la vogue… On ne parlera que de cette ressemblance prodigieuse pendant une semaine et vous serez lancée, ma chère enfant. Le snobisme s’en mêlera… Alors commencera seulement, — oui, seulement — l’aventure nuptiale qui servira ma rancune contre Nelly. Vous devenez la rivale de cette blonde enfant. Après lui avoir pris son visage, vous lui prenez…

— Son amoureux ? interrompit Suzanne.

— Naturellement.

— Lequel ? demanda Suzanne avec une ingénuité ambiguë.

— Le seul qui en vaille la peine ; riposta Marcel avec la même ironie voilée. L’amant en titre, le protecteur… Par exemple, pour concourir à la réussite, il faut que Mlle Gilberte observe une attitude rigide envers tous les autres, qu’elle repousse les hommages : pas de flirt, pas de coquetterie… Vous entendez, Mlle Suzanne : vous qui vous faites le Cerbère de notre héroïne, voilà une besogne qui absorbera toute votre vigilance !

— Savoir ! murmura Suzanne, énigmatique. J’aurai peut-être des raisons d’accepter le gâteau de miel

La passive Gilberte regarda tour à tour avec inquiétude Marcel sourdement irrité, Suzanne sournoisement agressive : ces deux associés de sa fortune lui semblaient devenir adversaires. Alors lequel devrait-elle écouter, dorénavant ?