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Pour le bon motif/4

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Albin Michel (p. 67-78).



IV


— Henry ?… C’est un mufle. Non, mais regardez cette tête de mufle !

Les voisins regardaient — naturellement, — et s’amusaient.

C’était à la Bodéga. Une jolie femme était attablée avec trois messieurs corrects. Elle ne cessait de mordre dans sa brioche, de boire une gorgée de porto, de tirer une bouffée de sa cigarette, que pour invectiver contre celui de ses compagnons qui paraissait être son seigneur et valet.

— Henry est un mufle !

L’épithète, décidément, lui agréait. Elle la répétait d’une voix sifflante, arrondissant sa bouche menue frottée de carmin, fronçant d’épais sourcils qui demeuraient résolument noirs sous la frange dorée d’une chevelure vénitienne.

L’interpellé manifestait son mécontentement par une froideur gourmée, sans répondre ; et cependant, il abhorrait ces algarades tapageuses. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, soigné, chic et quelconque, d’une banalité étudiée : ses sentiments ne devaient pas faire plus de plis que ses vêtements, son âme et sa figure avaient cette netteté désolante des surfaces lisses. Il était poncé et poncif.

Ce personnage représentait pourtant l’une des énergies les plus productives de la haute finance : le nom du banquier Henry Salmon est universellement connu. Mais il laissait sa personnalité dans son bureau comme un veston de travail que l’on quitte, la besogne finie. En dehors de ses affaires, c’était le snob le plus terne et le plus élégant du monde, rivalisant de nullité avec les oisifs aristocratiques qu’il avait la faiblesse d’envier : cette faiblesse, commune à la plupart des israélites, est le défaut de la cuirasse juive.

Ce soir, il eût jugé très divertissant ce goûter chez Bodéga en compagnie de la belle actrice dont il assurait l’existence fastueuse, si Nelly Rosanne n’avait eu la fâcheuse habitude de le houspiller en public. À côté de lui, son frère Abel, malingre et chétif avorton de quarante ans, d’une laideur remarquable, se ratatinait sur sa chaise dans la posture ramassée d’un singe accroupi. En face des frères Salmon, Marcel d’Arlaud, silencieux contre sa coutume, fumait un havane odorant en contemplant Nelly d’un air rêveur.

Abel Salmon dit lentement :

— D’Arlaud, vous qui êtes un psychologue, expliquez-moi donc quelle sorte de plaisir peut trouver un homme de bonne compagnie dans la société d’une amie fantasque, irascible et indifférente, qui lui tient des propos désagréables pour se désennuyer de le subir ?… Les petits enfants sont plus favorisés que les grands : leurs poupées ont, du moins l’avantage d’être muettes.

Nelly Rosane toisa le frère de son amant avec mépris et s’écria :

— Oh ! Vous, mon cher, votre opinion ne compte pas : vous êtes un eunuque !

Les trois hommes sourirent. Abel riposta sans se fâcher :

— Mon baptiseur ne s’est pas porté à ces extrémités.

Nelly continua, tout en inspectant sa jolie frimousse dans le miroir ovale de son sac à main :

— Enfin, que doit-on penser d’une homme comme Abel, qui ne s’est pas marié, qui a toujours vécu seul, sans afficher de liaison ; et qui pourtant n’a pas de goûts hors nature… Un monsieur qui n’a ni vice, ni maîtresse ?

Abel répondit flegmatiquement :

— On doit penser que ce monsieur n’est pas une poire, voilà tout. Ça pourrait se conter à la manière de Perrault. La bonne fée qu’on avait invitée le jour de ma naissance a jeté la fortune dans mon berceau ; mais la mauvaise fée — celle qu’on oublie toujours — s’est amenée derrière l’autre et m’a gratifié de la tête que vous me voyez. Alors, comment croire à la sincérité des femmes dans ces conditions-là ?… Chaque fois qu’une fillette m’a fait les doux yeux, je me retenais de lui dire : « Non, mais tu ne m’as pas regardé ! »

— On peut plaire sans être beau ; objecta Nelly, avec l’instinct flagorneur des courtisanes, qui succédait à ses accès d’humeur.

— Je vous croirais peut-être, si j’étais joli garçon ! gouailla Abel. Être aimé pour moi-même !… … Mais j’ai tenté dix fois l’expérience, ma mignonne… J’allais passer l’été dans un joli petit trou pas cher, sous un nom d’emprunt, dans un hôtel à cent sous par jour… Je courtisais les petites grues de l’endroit ; blackboulé, je me rabattais sur les jeunes filles à marier… Je me faisais passer pour un petit fonctionnaire en vacances… Quelle veste, mes amours ! Je n’ai jamais eu de succès que dans le monde où l’on sait que je possède quelques millions, en train de faire des petits dans la banque fraternelle… Voilà pourquoi je n’ai pas voulu me marier avec une ingénue qui m’eût trompé ; ni faire l’imbécile, comme mon frère Henry, avec de jolies maîtresses qui m’eussent ridiculisé…

Henry Salmon déclara avec une indulgente rosserie :

— La douce manie d’Abel consiste à démontrer, qu’en toute circonstance, il reste le Français né malin que personne ne saura rouler… Heureux frangin, bénis le sort qui me fit ton banquier : il n’y a que les gogos, pour se prétendre ce flair infaillible !

Abel haussa les épaules ; il poursuivit :

— Si j’avais rencontré, au cours de mes villégiatures romanesques, une enfant qui se fût réellement attachée à moi, je t’assure bien que j’aurais discerné sa véracité sans craindre une méprise… Et celle-là — celle qui m’eût accueilli sans vénalité, sans hypocrisie, sans être secrètement rebutée par mon physique de richard laid, — je l’aurais aimée… Ah ! Je crois que j’aurais été capable de l’épouser quelle qu’elle fût… Mais cette femme-là n’existe pas.

Marcel d’Arlaud lâcha son cigare pour rétorquer d’une voix posée :

— Vous exagérez… Moi, j’en connais une.

— Où donc, que j’y coure ? goguenarda Abel.

— Chez moi.

— Chez vous ? s’étonna Abel. Qui est-ce ?

— Ma secrétaire.

Abel, curieux, attendait l’anecdote. Henry Salmon et Nelly Rosane se penchaient, attentifs. Marcel commença :

— Fine, gentille, fraîche et toute jeune — une vingtaine d’années — je l’avais prise à mon service sans la remarquer beaucoup, mais je la remarquai fatalement du jour où elle fut à mon service… Vous savez quel charme se dégage d’une petite figure studieuse penchée sur votre travail. Malgré soi, tout en dictant, on détaille la ligne délicate d’une nuque frêle, les traits fuyant en profil perdu… On s’approche plus qu’il n’est nécessaire pour vérifier sa copie, tout en respirant le parfum d’une chevelure soyeuse… Bref, un jour, je risquai la proposition galante. Et j’eus la stupeur d’entendre la petite me répondre : « C’est inutile… Je serais incapable de vous aimer parce que vous êtes trop heureux, trop riche, trop au-dessus de moi. Je sens que, si jamais je m’éprends de quelqu’un, ce sera d’un homme qui aura besoin d’appui ou de consolation ; un garçon dédaigné, pauvre et malchanceux, que j’aiderai à lutter contre son sort. Moi, j’ai besoin de plaindre un peu ceux que j’aime. » Et cette déclaration faite, ma jeune secrétaire sut rétablir les distances avec une dignité déférente qui faucha mon désir en herbe. Voilà. C’est tout. Vous le voyez, mon histoire est courte. Elle vous prouve, mon cher Abel, que, parmi nos petites Parisiennes sensibles et romanesques qui exigent du cinéma pathétique et des lectures émouvantes, il en est plus d’une qui choisira Gringoire aux dépens de Crésus… Celle-là, si vous ne l’avez pas rencontrée, c’est que vous aviez le tort de la chercher dans la petite bourgeoisie mesquine ou dans la petite galanterie cupide…

— Voudriez-vous me présenter à mademoiselle votre secrétaire ? dit Abel en souriant.

— Ce serait assez déplacé ; et puis, il n’est pas dit que vous lui plairiez.

Nelly Rosane remarqua malicieusement :

— C’est un refus évasif, mais c’est un refus… D’Arlaud est jaloux.

— Oh ! si nous parlions d’autre chose ? proposa Marcel d’un air excédé.

Un silence succéda à cette phrase. L’actrice dégustait son vin cuit ; Henry tournait deux chalumeaux dans un mélange rose. Soudain, Abel questionna :

— Est-ce qu’elle est jolie ?

— Qui ? demanda Nelly.

— Ben, la secrétaire de d’Arlaud !

Marcel se leva en déclarant :

— Puisque ça recommence, j’aime mieux m’en aller.

Il ajouta avec bonhomie :

— Sérieusement, il faut que je vous quitte ; j’ai une course à faire.

— De quel côté, sans indiscrétion ? interrogea Henry Salmon.

— Gare du Nord.

— J’y vais aussi, dit le banquier. Voulez-vous que je vous y conduise ?

— Avec plaisir.

Henry Salmon tendit une main molle à l’actrice, en disant froidement à son frère :

— Tu auras l’obligeance de raccompagner Nelly.

Et il suivit Marcel d’Arlaud qui montait dans l’auto du banquier.

Tandis qu’ils roulaient vers l’Opéra, Marcel questionna :

— Est-ce que vous êtes en froid avec Nelly ?

— Mon ami, j’aime beaucoup les paons. J’en possède plusieurs dans mon jardin. C’est une véritable jouissance pour moi que d’arrêter mes yeux sur ce plumage aux tonalités exquises, aux bleus de pierreries qui font scintiller ces vivants éventails. Mais que cet oiseau des mille et une nuits pousse son cri, et je me sauve horripilé. Voilà mes relations avec Nelly. Elle est délicieuse, enivrante, admirable, je ne peux pas me passer de sa beauté ; mais ses manières m’exaspèrent : ce goût de grossièretés, cette vulgarité… Il y a des jours où je suis écœuré.

— Quittez-là.

— À quoi bon ?… Prendre une autre maîtresse, peut-être moins jolie et tout aussi commune ? À moins qu’elle ne joue — poupée prétentieuse — à la fausse distinction, ce qui serait pire ! Non. Autant garder Nelly… Je ne puis rester seul.

— Mariez-vous.

— À mon âge ? Quelle idée !… Et puis, franchement, entre nous, convenez que les belles filles se rencontrent rarement dans le beau monde. Notre société surmenée, intoxiquée, suralimentée, épuisée par les veilles et congestionnée par la bonne chère, produit de vilains enfants : fillettes obèses menacées par la couperose maternelle ; adolescentes déjà fanées, au teint gâté par le régime malsain… Me voyez-vous épousant ça ?… Ou bien l’une de ces solides gamines sportives, saines, fraîches, éclatantes, qui golfent toute la journée et qui ne tomberaient dans mon lit que pour y dormir à poings fermés ?… Non, mon palais est habitué à des mets plus raffinés. Ah !… Ces jolie filles qu’affina une enfance pauvre, ces attaches frêles qui rappellent les privations d’antan, ces membres souples entraînés de longue date à plier sous les taraudées ; et cette chair étonnante, blanche, douce, ferme, intacte, sur laquelle tout glisse — même les taches… Voyez-vous, ce qu’il me faudrait, C’est une Nelly qui aurait de la tenue.

— Vous demandez l’impossible !

L’auto tournait l’angle de la rue La Fayette et prenait le boulevard de Denain, se dirigeant vers la gare du Nord.

— Vous permettez ? reprit Marcel en appuyant sur le bouton électrique qui donnait le signal d’arrêt. C’est ici que j’ai affaire.

Il descendit, Henry Salmon se pencha à la portière en disant de sa voix caustique :

— Au revoir, cher ami… Et pardon de vous avoir rasé avec mes doléances… Ma « crise cardiaque » est le dernier de vos soucis, je comprends ça !

— Ingrat ! murmura plaisamment Marcel en regardant l’auto s’éloigner. Il me dit cela juste devant la porte de Gilberte !