Pour le bon motif/6

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Albin Michel (p. 91-106).



VI


C’était la première fois qu’il allait pouvoir lui parler en tête-à-tête. Ému de la coïncidence qui amenait la jeune fille ici, juste à cette minute, Marcel eut un mouvement pour s’élancer vers le salon. Au moment d’entrer, il se ravisa ; et, revenant dans la galerie, il s’approcha de l’une des hautes glaces qui ornaient les panneaux muraux. Il rajusta sa cravate et redressa, de l’index, sa moustache en brosse, avec une coquetterie puérile qui le fit ricaner soudain.

Il appuya sa main au-dessus de la poche gauche de son gilet et murmura : « Ce n’est pas le tic-tac de ma montre, ça… Les cœurs n’ont pas la mémoire des dates : il ne sait plus son âge, celui-là ! » Mais ses regards retournaient vers la glace, quêtant une approbation ; et ils lui disaient : « Va donc tu n’es pas sincère… Tu le trouves encore très bien, ce svelte quadragénaire aux tempes argentées ; c’est un homme célèbre de surcroît… D’ailleurs, pourquoi vient-elle chez toi, ce soir ?… Qu’en penserait la jeune Suzanne ! »

Il entra dans le salon avec empressement, Gilberte se tenait debout, au centre de la pièce ; son visage, si calme d’ordinaire, s’embellissait d’une fièvre qui avivait ses yeux et fardait ses pommettes.

Marcel comprit qu’il se passait quelque chose d’insolite. Une arrière-pensée d’espérance amoureuse l’agita intimement. Il prit les mains de Gilberte dans les siennes et la fit asseoir à son côté, sur un tête-à-tête Louis XVI ; puis, il questionna d’une voix onctueuse :

— Que vous arrive-tril, ma chère enfant ?… Vous paraissez bouleversée !

La jeune fille rectifia en souriant :

— Bouleversée : non, pas précisément… mais très troublée, très perplexe… Une circonstance imprévue m’oblige à vous demander conseil. Je suis prise au dépourvu, quand vous n’êtes pas là pour me guider…

Elle le regardait franchement, avec une confiance ingénue. Marcel se sentait tout doucement grisé par le parfum capiteux qui émanait de cette chevelure d’or foncé. Il interrogea :

— S’agit-il d’une question, à laquelle je suis intéressé ?

— Oui.

— Est-ce de moi… directement ?

— Non.

Un peu déçu, Marcel se mordit la lèvre inférieure. Tout à coup, il s’écria :

— Est-ce à propos de Pick ?

— Oh ! non, monsieur. C’est en revenant de chez lui que cette aventure m’est arrivée…

Marcel posa sa main sur le genou de Gilberte, et dit :

— Ma chère amie, permettez-moi de vous interrompre : mais puisque vous sollicitez mes conseils, laissez-moi vous en donner un. Faites-vous donc accompagner par l’une de vos sœurs lorsque vous allez chez Jack. Vous n’avez pas oublié mes avertissements : si vous tenez au beau mariage, restez inaccessible et distante — bref, inattaquable… Jack Pick possède une très mauvaise — ou trop bonne réputation à l’égard des dames : il justifie son surnom…

Gilberte devint toute rouge et bredouilla précipitamment :

— Mais, je vous assure… Il est parfaitement convenable avec moi…

— Je l’espère bien. À présent, racontez-moi votre histoire.

Gilberte commença :

— Il y a une heure environ, je rentrais à la maison, à pied, remontant la rue La Fayette ; quand, tout à coup, sautant d’une automobile qui longeait le trottoir, un monsieur a couru vers moi et m’a saisie par le bras. Effrayée, j’allais pousser un cri, lorsqu’il m’a dit : « Nelly !… Tu n’es donc pas rentrée avec Abel ?… » Puis, s’interrompant pour examiner ma toilette, mon chapeau, et revenir à mon visage qu’il fixait d’un air stupide, il s’excusa : « Madame, je vous demande pardon : je vous prenais pour une autre personne… Cette ressemblance est vraiment prodigieuse ! » Comme il s’était décidé à me lâcher le bras, je me suis éloignée en saluant sans répondre. Après être resté un instant à la même place, il a dû presser le pas pour me rejoindre car, sans tourner la tête, j’entendais galoper derrière moi. Au moment où j’atteignais le boulevard, il m’a dépassée ; alors, ralentissant son allure, il a marché à ma droite en cherchant à amorcer une conversation : « C’est extraordinaire, madame, ce que vous ressemblez à Mlle Nelly Rosane, l’actrice bien connue… On ne vous l’a jamais dit ?… C’est une amie à moi… L’avez-vous déjà vue ? » etc… etc… Je me sauvais, sans souffler mot. Vous pensez, monsieur d’Arlaud, si j’ai l’habitude d’être suivie dans la rue depuis le temps que je sors seule pour donner mes leçons ! Aussi, je n’éprouvais pas cette surprise effrayée des novices ; mais j’avais peur, ne sachant que faire et me doutant bien — à son aspect, à son auto qui le suivait au pas, le chauffeur imperturbable épiant cette scène du coin de l’œil — que ce monsieur était l’ami de Nelly Rosane, le protecteur dont vous m’aviez parlé… De quelle manière agir, maintenant que cette rencontre inopinée s’interposait entre vos combinaisons ? Si Suzanne avait été là, elle m’aurait dit ce qu’il fallait faire. Moi, toute seule, j’étais désemparée… Devais-je laisser ce monsieur me suivre jusqu’à ma porte et découvrir ainsi mon adresse ? Devais-je répondre ? Je n’aurais su. J’ai craint de gaffer, livrée à moi-même. Alors, comme je connais, au coin du boulevard, une maison qui a deux issues, je m’y suis introduite par l’entrée de service, je suis ressortie par la porte qui se trouve face à la gare du Nord ; et là, ayant dépisté mon suiveur, j’ai pris le métro et suis venue chez vous pour vous raconter tout…

Marcel, secrètement flatté de cette docilité naïve, approuva :

— Mais c’est parfait, ma chère enfant et vous vous calomniez : vous savez fort bien improviser devant l’imprévu… C’est bien Henry Salmon qui s’est trouvé en votre présence — un peu par mon fait : s’il était dans votre quartier, c’est qu’il m’avait conduit jusqu’à votre porte ; car j’étais chez vous, alors que vous veniez chez moi…

Il s’interrompit ; enveloppant Gilberte d’un regard plein d’acuité, il interrogea avec une curiosité insidieuse :

— Puisque le hasard vous a fait rencontrer celui que je vous destine… Dites-moi… Qu’avez-vous ressenti, en face de lui ? Étiez-vous troublée, émue ?

— J’étais surtout très embarrassée ; répondit simplement Gilberte.

— Mais qu’avez-vous éprouvé, en le voyant ?… Vous savez que c’est un homme auquel je souhaite vous marier… Votre beauté, ainsi que je l’avais supposé, a excité son désir… Quel était votre sentiment, à la pensée d’être à lui : en aviez-vous du plaisir ou de la répulsion ?… En un mot, vous a-t-il plu ?

— Non.

Gilberte avait dit cela nettement, d’un accent décidé qui tranchait avec son hésitation habituelle. Marcel ne put réprimer un sourire de satisfaction qui épanouit sa physionomie. La jeune fille l’observait d’un air réfléchi. Elle osa remarquer :

— On croirait que cela vous est agréable que mon futur mari me déplaise ?

— Un mari n’est pas fait pour plaire… cela bouleverserait les règles de l’art dramatique. Mais expliquez-moi, chère enfant…

Et Marcel, penché vers elle, plongeait ses yeux dans les siens :

— Expliquez-moi vos raisons… Pour que votre petite âme incertaine exprime avec une telle certitude son antipathie à l’égard d’Henry, serait-ce donc qu’un autre aurait su déjà la conquérir ?

Gilherte rougit violemment et murmura :

— Je n’aime personne.

Marcel continuait de fixer sur elle ses yeux inquisiteurs et caressants. Il insista, incrédule :

— Alors, pourquoi Salmon vous semble-t-il, comme cela, à première vue, incapable de vous séduire ?

Gilberte répliqua ingénument :

— Mais parce qu’il est vieux… Il a, au moins, cinquante ans !

Marcel d’Arlaud reçut un choc : il évoqua, en un éclair, la silhouette sèche et droite du banquier, sa verdeur de quinquagénaire alerte. Il répéta, sur un autre ton :

— C’est vrai… Il n’a que cinquante ans !

En continuant intérieurement sa phrase : « Et moi, j’ai quarante-cinq ans : nous portons tous deux notre âge avec une légèreté pareille. Henry n’est pas sensiblement mon aîné… Alors, lui paraîtrais-je vieux, à cette jolie Gilberte ? »

Il la regardait, saisi d’une vague anxiété. À ce moment, la jeune fille ajouta avec une finesse inattendue :

— Vous comprenez, je ne suis plus assez jeune pour aimer les hommes âgés ; c’est à dix-huit ans que nous subissons cette sorte d’attraction : le prestige de leur passé…

— Dois-je en conclure que vous renoncez aux projets que j’avais formés ?

Gilberte répondit avec la gravité expérimentée des filles pauvres :

— Oh ! non, monsieur, au contraire… Je suivrai le plan que vous me tracerez. Je tiens à faire ma vie.

Elle s’interrompit pour s’écrier, le doigt braqué vers la pendule :

— Sept heures et demie !… Nous qui dînons à sept heures ! Il faut que je rentre : on doit s’inquiéter chez moi.

— Écoutez, puisque vous êtes en retard… Le retard irrémédiable, c’est la première demi-heure de retard… Après, ça ne compte plus : l’effet est produit pour ceux qui vous attendent… Eh bien ! soyez gentille : restez ici et dînez avec moi.

Dans un élan irraisonné, Marcel risquait l’invitation. Gilberte, étonnée, balbutia :

— C’est impossible.

— Cela vous ennuierait ?

— Oh ! non, pas du tout… c’est si imprévu…

— Du moment que cela ne vous ennuie pas, C’est très possible… Un coup de téléphone chez vous, pour prévenir.

— Non… Suzanne me gronderait.

Ils échangèrent un regard complice. Et Marcel murmura, très vite :

— Après votre répétition, Jack Pick a jugé qu’il vous fallait étudier le jeu de Nelly, afin que l’imitation fût parfaite. Il a été décidé que nous passerions la soirée au théâtre ; il est venu me chercher ; nous avons dîné ensemble pour gagner du temps ; et je téléphone ces choses inexactes à votre famille en invitant vos petites sœurs et votre père à venir nous rejoindre aux Variétés, baignoire 7… Un autre coup de téléphone à Pick, pour l’alibi… Ça ira tout seul. Hein, qu’en dites-vous ?

Gilberte souriait, tentée. Marcel décrocha les récepteurs en remarquant :

Quelle belle invention que ce petit appareil… Graham Bell ne pouvait s’imaginer quelle mine de péripéties il découvrait aux auteurs et aux amants !

Ce dîner, en tête-à-tête, pimenté d’un goût d’escapade, ravissait Marcel d’Arlaud. Assise en face de lui, Gilberte s’amusait franchement, naïvement, à la façon des enfants qui sortent rarement ; tout la charmait secrètement : le luxe raffiné du service, la nouveauté des mets, l’élégance et la galanterie de cet hôte empressé. Lui, peu à peu, était enivré par la présence de cette belle fille souriante aux grands yeux envahis de douceur trouble, à la bouche humide et rouge… Il parlait, mis en verve, la voix un peu lointaine comme en rêve ; fouettant, fouaillant son esprit afin de trouver le mot spirituel qui ferait rire la jeune fille. Et, surexcité, égayé, l’œil pétillant, la voix vibrante, Marcel, passant une main légère sur ses tempes grisonnantes, songeait, rassuré : « Voyons… Il n’est pas possible qu’elle me trouve vieux ! »

D’ailleurs, il restait très respectueux, le cœur un peu serré ; nerveux, crispé, frémissant, il n’osait profiter de cette minute propice, enrageant intérieurement contre sa réserve intempestive ; intimidé par son désir même dès qu’il levait les yeux sur elle.

Et déjà, le trille du timbre annonçait l’arrivée de Jack Pick qui, prévenu, venait les chercher à huit heures et demie. Marcel maudissait, malgré lui, l’intrus indispensable. La présence du tiers — commode et incommode — le séparait de Gilberte. La jeune fille souriait trop souvent à Jack, elle n’écoutait plus si attentivement les mots de l’écrivain.

D’Arlaud eut un geste un peu fébrile pour faire appeler son chauffeur.

En auto, durant le trajet, tandis qu’il respirait le parfum de Gilberte en regardant Pick assis en face d’eux, Marcel réfléchissait profondément. La jeune fille avait des frissons brefs, une figure un peu exaltée, des rires en gammes aiguës qui trahissaient une émotion… L’écrivain pensait : « Est-ce moi qui l’ai troublée ? »

Sous le péristyle des Variétés, trois silhouettes noires piétinaient, guettant les voitures.

— Comment, ils sont arrivés avant nous ? dit Marcel, reconnaissant M. Tardivet et ses filles.

— Dame ! expliqua Gilberte. Un soir de théâtre, songez donc : on ne dîne pas, pour avoir le temps de mettre son corsage neuf — d’ailleurs, on a l’estomac serré — et on arrive un quart d’heure trop tôt, de peur de manquer le premier acte. Vous ne savez pas ce que c’est que d’aller au théâtre par extraordinaire !

— Si, je sais.

Et Marcel soupira pour lui-même : « Cette fraîcheur, cet enthousiasme, ces sensations neuves de fillettes sevrées de plaisir… Ils ne seront pas à plaindre, les maris de mes petites Tardivet ! Je commence à trouver que je leur fais la meilleure part ; qui sera Gros-Jean de l’aventure : les dupés — ou leur trompeur ? »

Sous l’influence de ces réflexions, Marcel, dans l’obscure baignoire où il se rencognait, assis derrière Gilberte et coude à coude avec Jack Pick, rêvait au moyen de préciser ses incertitudes. Il regardait les trois nuques blanches des trois jeunes filles appuyées au bord de la loge, immobiles et attentives. L’écrivain pensait : « En somme, c’est moi qui les tiens là, haletantes et crispées d’émotion ; c’est moi qui les fais rire et frissonner de plaisir ; c’est moi qu’elles applaudissent… » Les répliques des acteurs, en scène, lui arrivaient comme des crépitements de bataille : ces phrases, ces cris, ces exclamations, c’étaient l’œuvre de Marcel d’Arlaud, l’artillerie victorieuse qui enlevait le succès…

Enhardi, il se pencha, tâtonnant dans la nuit et sa main chercheuse effleura la taille de Gilberte, remonta lentement sous l’aisselle et vint presser doucement la forme tiède et frémissante d’un jeune sein renflé. La jeune fille ne résistait pas ; les ondes involontaires de sa chair trahissaient son adhésion. Marcel, grisé d’une joie rajeunissante, éprouvait l’émoi d’un collégien chiffonnant sa cousine. Il calculait la durée du premier acte, suivant de l’oreille les paroles finales qui lui annonceraient la chute du rideau et le retour de la lumière. Au dernier moment, une nervosité rendit l’étreinte de sa main plus impérieuse. Défaillante, Gilberte se rejeta en arrière ; et d’Arlaud l’entendit chuchoter distinctement, d’une voix étouffée : « Oh ! Jack… »

La salle se rallumait. Les occupants de la baignoire 7 se retrouvaient, corrects, à leur place. Marcel, un peu pâle, souriait vaguement aux phrases élogieuses du caissier, aux compliments de Denise, à la frimousse admirative de Suzanne, dont les yeux brillaient plus ardemment, avivés d’une lueur humide. Puis, il se tournait vers Gilberte qui, rougissante et congestionnée, glissait du côté de Pick assis derrière elle, un regard expressif et confus… révélant son erreur.

Alors Marcel, se mordant les lèvres, conclut : « Me voilà fixé… Bigre ! Mais ce n’est pas du tout ce rôle-là que j’entendais jouer dans ma comédie ! »