Pour le bon motif/7

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Albin Michel (p. 107-118).



VII


Denise occupait depuis quelque temps ses nouvelles fonctions chez Marcel d’Arlaud. Elle s’en acquittait fort consciencieusement. Elle dépouillait le volumineux courrier du maître, typait les réponses sous la dictée ; et chaque jour lui apportait un surcroît de besogne et de responsabilité ; car Marcel, constatant son intelligence, lui laissait une large initiative, se déchargeant sur elle de ses corvées quotidiennes.

La jeune dactylographe commençait à s’impatienter. Très observatrice, comme la plupart des femmes concentrées, elle sentait que d’Arlaud, distrait, se désintéressait d’elle. Une préoccupation obsédante le tracassait visiblement. Il ne tenait pas en place. Il sortait beaucoup ; puis, à ses crises d’agitation succédaient des périodes de torpeur qui le jetaient, affalé, sur son divan, la cigarette aux lèvres, fumant silencieusement pendant des heures. Lorsque Denise, timidement, avait insinué : « Il ne se manifeste pas souvent, M. Abel Salmon. » Marcel, sursautant, lui répondait d’un ton détaché : « Attendez, attendez… Il ne faut rien brusquer. » Elle le sentait à cent lieues de la question. Elle se demandait : « Est-ce que M. d’Arlaud oublie qu’il ne m’a pas prise ici que pour me faire travailler à son service ?… Jusqu’à présent, j’ai seulement changé de patron. »

Néanmoins, elle se montrait zélée : en somme, son travail lui était payé et elle était d’une nature laborieuse. Mais son ambition s’irritait devant une épreuve décevante.

Un jour qu’elle était seule dans le bureau de Marcel, occupée à détacher d’une revue dramatique un article de critique sur l’œuvre de d’Arlaud, le valet de chambre entra et lui annonça :

— Mademoiselle, c’est le relieur qui vient présenter sa note… Monsieur étant absent, faut-il que je lui dise de repasser ?

— Non. Faîtes-le monter.

Denise, assaillie d’un pressentiment que décelait le sérieux soudain de son visage, attendait ce relieur inconnu. La volonté de réussir creusait un pli entre ses sourcils.

Le visiteur entra. Denise lui jeta un regard pénétrant ; elle reconnut, au signalement, le millionnaire malingre et chafouin qui cachait une âme de modiste sous son masque de singe malade. La jeune fille l’examinait avec une attention railleuse : outre le veston de confection et les chaussures fatiguées, il avait eu le soin de déguiser ses mains non gantées en mains de travailleur : ongles taillés ras et phalanges grisâtres.

— Asseyez-vous, monsieur ; et prenez la peine d’attendre M. d’Arlaud : il ne va pas tarder.

Denise avait modulé savamment les inflexions de sa voix chantante. Intérieurement, elle se disait avec une moue : « En effet, il est bien laid », mais sa raison ajoutait : « L’enjeu vaut le coup… Quelle belle partie : ces frères Salmon, dont le nom seul fait trembler leur personnel, se doutent-ils qu’un habile metteur en scène les amène tout doucement à épouser les filles inconnues de leur infime caissier ? » Son orgueil s’exaltait à cette pensée. Le cruel désir de jouer l’un de ces hommes haïs — elle, la fille pauvre, la fiancée trompée, — lui suggérait sa conduite.

Elle était de ces coquettes subtiles qui ont l’art d’attirer les regards sans en avoir l’air. Seraient-elles confondues au milieu de vingt femmes plus jolies et plus brillantes, que ces fines mouches sauraient quand même se faire remarquer par celui qu’elles visent comme si elles possédaient quelque aimant mystérieux.

Au bout de cinq minutes, le visiteur parut troublé par le charme discret de la jeune fille. Il engagea timidement la conversation ; se plaignit des temps difficiles préjudiciables aux commerces de luxe ; se raconta : d’abord employé chez Vaillant et Flammarion, il avait pu s’installer récemment à son compte ; et M. d’Arlaud avait eu la bienveillance de lui conserver sa clientèle.

Denise se mordait les lèvres pour réprimer une crise de fou rire. Mais lorsqu’il se tut, elle dit gravement, sur un ton d’émotion contenue :

— Si vous saviez combien l’effort — surtout l’effort malheureux — m’inspire d’estime et de sympathie !

Son interlocuteur leva les yeux sur elle : il y avait dans son regard une surprise émue, une fierté, une incertitude qui touchèrent Denise, en dépit de ses résolutions : une amertume de vingt-deux ans n’est jamais cimentée d’un mortier bien résistant ; à la première attaque, la façade s’effrite.

Ils causèrent. Dès cette première entrevue, Denise établit une ambiance de sourde intimité et de tendre intérêt. À son tour, il l’interrogeait ; il lui demanda son nom.

— Denise Tardivet.

Elle ajouta, en scrutant sa physionomie :

— Mon père est caissier à la banque Salmon.

Il ne broncha pas.

Denise, qui s’y connaissait en duplicité, jugea l’adversaire digne d’elle. Amusée, elle mit plus d’entrain à faire sa conquête. Encouragé, il commença de disserter sur les tristesses d’une vie solitaire.

« Le petit couplet sur l’âme sœur va venir », pensa Denise ; et elle se laissa prendre les mains.

Mais la portière du cabinet s’écartait : Marcel d’Arlaud rentrait, jetait ses gants et son chapeau sur la table ; et considérait d’un air surpris la scène qu’il avait sous les yeux. Il dit sèchement :

— Bonjour, Planchin. Vous venez pour votre facture ?

Paya et congédia le relieur ; puis, lorsqu’ils furent seuls, demanda à Denise :

— Ah ! ça… Qu’est-ce qui vous prend ?

La jeune fille, interdite, balbutia :

— Mais, monsieur, ce n’était donc pas… lui ?

Comprenant soudain, Marcel éclata d’un rire inextinguible ; il cherchait vainement à recouvrer son sang-froid ; chaque fois que ses yeux se posaient sur le visage penaud et mortifié de la jeune dactylographe, il s’esclaffait malgré lui. À la fin, il s’écria :

— Non, ce n’était pas lui, petite malheureuse !… Vous preniez ce garçon pour Abel déguisé ?

— Dame… Il est très laid.

D’Arlaud pouffa de nouveau. Denise, vexée, se taisait. Il la consola :

— Allons, il faut qu’on vous vienne en aide… Vous le méritez : vous m’avez fait rire dans un moment où je n’en ai guère envie… Savez-vous que votre sœur aînée me donne un mal inoui ; et ça m’ennuierait de perdre mon pari. Ça ne va pas, de son côté : elle est capable de manquer son mariage…

Denise étudiait l’écrivain. Elle murmura, d’un ton de doute perspicace :

— Ah ! C’est son mariage qui vous préoccupe…

— Oui, et vous devriez la gronder… Elle flirte bêtement, au lieu d’être sérieuse…

— Suzanne a plus d’influence que moi sur son caractère.

— Votre petite sœur ne se soucie guère de conseiller Gilberte, à présent ; alors je m’adresse à vous, qui êtes si raisonnable.

Denise parut réfléchir longuement ; et, tout à coup, vrillant son regard sagace dans les prunelles de l’écrivain, elle déclara :

— Monsieur, vous pouvez compter sur moi en tout et pour tout, si vous m’aidez ainsi que vous le dites… Je suis la plus ambitieuse des trois. Faites réussir mon mariage avec Abel Salmon… Pour ma part, je parlerai ce soir même à Gilberte.

Marcel dit avec effusion :

— Vous êtes gentille !… Quant à moi, je vais inviter ce cher Abel à déjeuner pour demain. Vous entrerez dans la salle à manger au milieu du repas sous prétexte de m’apporter une dépêche, des papiers urgents… et je me charge du reste. N’ayez aucune confusion en ce qui concerne votre erreur d’aujourd’hui : ç’a été, en somme, une répétition… Eh, eh ! vous alliez bien, mademoiselle, pour votre coup d’essai : mon relieur semblait subjugué.

— Pauvre garçon ! fit Denise avec un demi-sourire.

Le déjeuner tirait à sa fin. Souriant et verveux, Marcel faisait sabler le champagne à Abel Salmon en lui contant des anecdotes où son esprit, tourné et retourné en tous sens, scintillait de mille feux, tel un diamant dont on tourne et retourne chaque facette à la lumière.

Denise entra d’un pas discret. Elle présenta son profil fin, sa silhouette souple, son allure pleine de distinction sobre et contenue, aux regards d’Abel Salmon qu’elle ne sembla pas apercevoir ; et, se dirigeant rapidement vers Marcel, elle lui dit d’une voix brève :

— Je vous demande pardon, monsieur… mais c’est pour la signature du courrier… il y a des lettres pressées.

Marcel d’Arlaud — qui savait jouer la comédie aussi parfaitement qu’il l’écrivait — affecta une gravité significative pour signer des papiers insignifiants. Il sortait son stylo de sa poche tout en relisant, au fur et à mesure, les lettres qu’il parafait ; prolongeant à dessein cette petite cérémonie.

Denise, debout, toute droite, attendait impassible. Abel, la tête levée, l’examinait curieusement ; sa prunelle émoustillée détaillait la minceur élégante de la jeune fille, la transparence de son teint délicat ; le gris bleuté de ses yeux clairs, des yeux limpides couleur d’eau de source.

Quand la jeune fille eût quitté la pièce, Abel questionna avec vivacité :

— Est-ce là cette jeune personne dont vous m’aviez narré l’histoire ?

Parfaitement, fit Marcel en souriant.

— Elle est charmante… Alors, vraiment, c’est une fille honnête ?

— Vous voyez qu’on en rencontre encore.

Abel insista :

— Vous en êtes certain ?… Vous connaissez sa vie privée, sa famille ?

Marcel répliqua, d’un air indifférent :

— Mon cher, vous la connaissez vous-même… C’est une coïncidence assez curieuse… Cette petite se nomme Denise Tardivet ; il paraît que son père est employé chez votre frère.

— Mais, c’est exact… Notre caissier s’appelle Tardivet ; est-ce lui ?

— Très probablement.

La conversation se continua sur le même sujet. Adroitement attisé par les propos de Marcel, Abel finit par implorer avec une impatience nuancée d’enjouement :

— Mon cher, il faut que vous me rendiez un service… Présentez-moi à votre secrétaire sous le nom d’Abel Henry, homme de lettres ; laissez-moi passer à ses yeux pour un poète ignoré dont vous encouragez le talent méconnu… Que vos domestiques, stylés, soient de complicité pour ne pas trahir mon incognito.

— Vous êtes fou… Ah ! votre goût du romanesque vous jouera un vilain tour… Et puis, abuser cette pauvre enfant… Vous voulez me faire faire un joli métier.

— Pas du tout ! protesta Abel. Puisque vous certifiez la vertu de cette jeune fille, où est le mal ? Dans les deux cas, je ne lui cause aucun tort : si je lui déplais, elle m’envoie promener. Si, par hasard, je lui plaisais… Mais, mon ami, vous ne savez pas ce que j’éprouverais à me sentir préféré, choisi, aimé réellement, — sans mélange, sans intérêt vénal !… Je me soucie fort peu de sa situation et du monde, pourvu qu’elle soit honnête : mon cher, je serai homme à l’épouser. Et cette jolie surprise, quand elle apprendrait qui je suis…

— Alors, si c’est pour le bon motif !… fit d’Arlaud, avec un sourire malicieux.

Il n’acheva pas sa phrase ; mais, se levant, il conduisit Abel dans le bureau où Denise travaillait, aux aguets.

Marcel annonça ostensiblement :

— Mon cher Henry, si vous voulez écrire cette lettre dans mon cabinet, je vous laisse : j’ai à sortir… Mademoiselle, veuillez vous mettre à la disposition de M. Abel Henry, un écrivain de mes amis…

Denise se leva et salua, correcte.

Marcel quittait la pièce. Elle le suivit jusqu’au palier. Tout en commençant de descendre l’escalier, d’Arlaud chuchota :

— Préparez-vous : c’est l’instant de vaincre. Eh bien, comment le trouvez-vous ?

Denise répondit, de même :

— Ma foi, monsieur… Je le trouve moins laid que le relieur !