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À quoi bon ?

La mort du soleil. — Impossibilité de communiquer dans les astres. — Le néant de la gloire devant le temps et l’espace. — Inutilité d’écrire.

Je me trouvais dernièrement à un banquet d’une société littéraire, où s’est glissé pas mal d’entrepreneurs des pompes funèbres et où un écrivain a prononcé au dessert le très judicieux discours suivant que je me suis efforcé de retenir par cœur et que je traduis ici à peu près fidèlement :

Mesdames, mes chers Confrères,

« C’est avec des larmes dans la voix que je viens vous faire mes adieux ; aussi permettez-moi d’appeler modestement ce toast : retraite aux flambeaux

« Mais je m’aperçois qu’il n’y a ici que de l’électricité, Je vais donc l’appeler : retraite aux ampoules.

« Ne tremblez pas, je suis toujours bref, vous n’aurez pas le temps d’en avoir aux oreilles !

« Comme nous sommes tous ici de vieux amis et que voilà près de vingt ans que je prends part à vos agapes fraternelles, je vous dois des explications sur les motifs de cette retraite, aussi prématurée qu’imprévue. Elles seront brèves, simples, claires.

« Aujourd’hui tous les savants sont d’accord pour affirmer que le soleil va bientôt mourir ; les uns disent dans 300 millions d’années, les autres affirment que cela n’arrivera seulement que dans 300 milliards d’années. Cette légère divergence de vues importe peu. Le fait brutal est là : le soleil va mourir demain, car 300 milliard d’années, c’est demain par rapport à l’éternité !

« D’un autre côté notre excellent et illustre ami Janssen a déjà catalogué, étiqueté et baptisé — le cher homme — plus de trente millions d’étoiles et de son aveu même il y en a encore plus de 20 millions qui font le pied de grue derrière, attendant dans les plaines vertigineuses de l’infini, le moment de passer devant l’objectif de l’astronome.

« À part les soleils et quelques astres peut-être tombés en enfance, parce qu’ils sont trop vieux, il est bien évident que tous ces mondes sont habités et cependant dans l’état actuel de la science, nous n’avons pas encore trouvé le moyen de communiquer avec eux et c’est à peine si — comme je l’ai raconté ici-même — j’ai pu jusqu’à présent échanger quelques courtes phrases avec les habitants de Mars et photographier une jeune Martienne.

« De ces deux constatations, il résulte clairement qu’il est bien inutile d’écrire, puisque nous avons la certitude que nos œuvres de peuvent ni rester dans le temps, ni dans l’espace et la seule chose qui pourrait m’inciter encore à écrire, c’est si je pouvais faire télégraphier mes volumes dans tous les mondés — mais dans un sens plus large que celui que l’on accorde à cette phrase banale sur la terre.

« Cependant, comme il n’en est pas ainsi, qu’est-ce que 300, 500 milliards d’années ? à peine un beau geste esquissé dans le temps !

« Qu’est-ce que c’est que 120 millions 500 milliards d’astres, si vous voulez ?

« À peine quelques grains de poussière, presque invisibles dans le sombre néant, dans les vagues impalpables de l’infini sans bornes de l’espace !

« Du moment que, jusqu’à nouvel ordre du moins, ma pensée ne peut rester ni dans le temps, ni dans l’espace, à quoi bon continuer à entasser, à accumuler un labeur quotidien immense, comme je le fais depuis trente ans ?

« Charron disait : Que sais-je ? et c’était aussi l’avis de son ami Montaigne.

« Moi, plus modestement, je dis : À quoi bon ?

« Et voilà pourquoi, dès maintenant, ma résolution est irrévocable. Je vais me retirer à la campagne. À Courcelles !

« Cependant l’esprit ainsi débarrassé de toute préoccupation mauvaise, lancinante ou anémiante, avant de me retirer pour toujours dans mes steppes, là-bas, au-delà de la place Monceau, je veux vous dire que je resterai toujours au milieu de vous un membre sûr, actif, viril et dévoué le plus longtemps possible.

« Et maintenant, Mesdames, mes chers Confrères, mes chers Amis, je lève mon verre et je bois à la vieille gaîté française, à la joie de vivre, à tout ce qu’il y a de bon sur la terre : à la liberté, à l’amour, à la justice, à l’amitié ! » (On se gondole).

En effet ce confrère qui relativement jeune encore, déclare, avec une si belle désinvolture, qu’il renonce à la gloire éphémère d’un jour, à la notoriété, à la célébrité, à la pérennité, parce que, dans sa soîf d’idéal et d’absolu, il sent, il voit que l’éternité lui échappe, me paraît un profond philosophe.

Il faut voir les choses de haut pour raisonner avec cette liberté d’esprit, avec cette grâce aimable, pour se mouvoir ainsi, sans avoir le vertige, dans l’ambiance même de ces redoutables problèmes qui se poseront toujours à l’esprit interrogateur et curieux de tout être pensant, dans le temps, dans l’espace !

Aussi bien, voilà une spirituelle leçon de philosophie transcendantale qui n’a pas dû être tout à fait perdue pour les entrepreneurs de pompes funèbres qui l’ont entendue !

Similia similibus curantur.

À moins que vous n’aimiez mieux : contraria contrariis.

Pour moi, cela m’est tout a fait égal, et ce sera tout uniment ma conclusion !