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Éclipse de soleil

En Amérique. — Chez les noirs superstitieux et chez les blancs roublards. — Curieux souvenirs

Il y a quelques années, — et j’aime autant ne pas préciser pour ne faire de peine à personne — je me trouvais en Amérique au moment d’une éclipse de soleil fameuse, centrale et, par conséquent, à peu près totale.

On sait que dans les États du Sud des États-Unis, à la Nouvelle-Orléans, en Géorgie, dans les Florides, l’élément noir est très nombreux et que les descendants de Cham ne sont pas loin de se chiffrer par dix millions de têtes.

Un soir, entre amis, instruits et éclairés, quelques jours avant l’éclipse, nous parlions des superstitions populaires et mes amis affirmaient que tous les excès provoqués par l’ignorance d’antan ne paraissaient plus se reproduire.

— Et pourquoi, s. v. p., repris-je, les légendaires folies ou plutôt les crimes de l’an mil, où devait arriver la fin du monde, ne se reproduiraient-ils pas ? L’humanité est plus avancée, dites-vous ? chez une élite affranchie, certes, la constatation est vraie, mais dans la masse, tenez pour certain que tant que le prêtre dominera l’esprit de la femme et de l’enfant toutes les superstitions se perpétûront intactes, ce qui rend tous les crimes possibles dans un moment de panique.

Et puis ne perdez pas de vue que les uns les accomplissent dans la naïveté féroce de leur ignorance, tandis que les autres sont fort heureux de profiter de l’occasion pour y trouver un prétexte à satisfaire leurs petites vengeances.

— Cette fois, s’écria un gros planteur de cannes à sucre, je crois bien que vous avez raison et que vous parlez en observateur.

Cependant un autre interlocuteur, petit anglais rageur, reprit :

— Pour ce qui est des noirs, certainement tous les excès sont à craindre ; car enfin ce sont des sauvages, ces gens-là, mais je parie bien qu’il n’y aura aucun excès commis par les blancs, par les Européens dont nous sommes les fils…

— Et puis, ponctua un monsieur, qui était un important personnage dans l’administration, je vous donne mon billet, que toutes les précautions seront prises, toute la police, la force armée, les volontaires convoqués, tout sera sur pied et les premiers qui bougent… Et il fit un geste énergique pour indiquer qu’ils seraient pendus, hauts et courts, immédiatement.

— Oui, la loi de lynch élevée à la hauteur d’une institution sociale, fis-je en riant.

Le bon fonctionnaire haussa les épaules avec une politesse plus que contestable et se tournant vers moi :

— Un parisien négrophile est un rêveur qui ne connaît rien à ce pays ; les noirs ne sont pas des hommes, ça se mitraille en masse…

Tranquillement, comme tout le monde attendait curieusement ma réponse, je repris :

— Vous me permettez, Monsieur, de ne pas vous répondre ici, en ce moment ; vous savez que je n’admets pas que l’on insulte un homme devant moi ; un noir est mon égal et nous poursuivrons cette conversation sur un autre terrain, quand vous voudrez. Mais pour le moment, à la veille de l’éclipse totale du soleil qui va se produire, je tiens à dire devant vous tous, nombreux et intelligents qui m’écoutez dans ce club, que s’il y a des crimes commis par les noirs — toujours comme résultat de l’éducation superstitieuse que leur a donnée le prêtre — ce seront des crimes sincères et naïfs, permettez-moi ces qualificatifs, tandis que les blancs n’en commettront que de lâches pour profiter de l’impunité du moment…

Je crus un instant que ces braves gens allaient m’écharper sur place :

— Vous êtes trop négrophile, c’est une infamie, vous calomniez votre race. Vous nous insultez, des excuses. Comment placer les civilisés au-dessous des sauvages ? Vous êtes fou, etc., etc.

Je laissai passer l’orage et retomber les poings menaçants qui étaient levés sur moi et, sur un signe impérieux du fonctionnaire, je pus enfin reprendre la parole, et, connaissant l’esprit du yankee :

-— De grâce, Messieurs, du calme, ne discutons pas, parions…

— C’est cela, c’est cela, parions, mais que tenez vous ?

— Écoutez, Messieurs, je suis pauvre, mais je suis si certain de gagner que je tiens tout ce que vous voudrez ; faites une liste, je vous donne ma parole.

Bientôt la liste me revenait avec les noms de mes adversaires et la somme en face des noms ; ils avaient eu pitié de moi, les pauvres, ils n’avaient parié que 4 500 dollars contre moi.

Je dis : je les tiens et cordialement la soirée se passa à sabler le champagne et à nommer un jury d’honneur pour juger les cas, s’il y avait lieu.

— Quant à votre police, dis-je au fonctionnaire, elle sera débordée et aura le trac, tout comme les noirs et le menu peuple.

— Nous verrons bien, all right !

Trois jours plus tard, à l’heure fixée, en personne bien élevée, la fameuse éclipse totale du soleil arriva et tout le monde crut à la fin du monde.

La police et l’armée furent les premières affolées et ne purent rien faire.

Un certain nombre de noirs, tuèrent leur femme et leurs enfants, pour leur éviter de souffrir et se tuèrent ensuite, dans la naïve croyance de la fin du monde.

Mais un nombre au moins égal de blancs, Européens ou descendants Yankees, s’empressèrent de voler, de piller, d’incendier les demeures de leurs ennemis et, sous prétexte d’humanité, d’envoyer leurs belles-mères ad paires.

Je mets belles-mères au pluriel car un grand nombre s’étaient remariés plusieurs fois et avaient été trop heureux de liquider d’un seul coup, tous ces vieux fourneaux, comme disait l’un d’eux, fumiste de son état…

— C’est le seul pari de ma vie que j’ai tenu et que j’ai gagné et qui d’ailleurs, ne m’a jamais été payé, pour des motifs qu’il serait trop long de raconter ici.