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La prescience divine

Nouvelles explications. — La physique et la chimie. — Merveilleux voyages accomplis dans l’état cataleptique.

Il y a quelque temps je rencontrais chez un ami un prêtre indien, de la religion de Çakia-Mouni, superbe et imposant avec sa grande barbe blanche et après les présentations d’usage, je ne tardai pas à m’apercevoir que je me trouvais en face d’un homme vraiment supérieur.

— Vous passez, lui dis-je, en Europe pour des thaumaturges qui cherchent à en imposer à la crédulité des foules.

— C’est bientôt dit, mais remarquez bien que si je ne défends pas les fumistes et les farceurs dans une religion pas plus que dans une autre, il faut bien avouer qu’avant de nous jeter la pierre, il conviendrait de nous comprendre.

— C’est vrai, cependant avouez que toutes vos histoires d’ésotérisme ne sont faites que pour jeter de la poudre aux yeux des naïfs.

— Pas du tout, notre ésotérisme est simplement la représentation d’un patrimoine scientifique, à telle enseigne qu’il serait injuste de le confondre avec votre alchimie du moyen-âge qui contenait cependant, à côté des folies mystiques, inhérentes au temps, comme l’embryon des sciences physiques et chimiques modernes[1].

— C’est possible, mais je voudrais bien tout de même en avoir un exemple.

Et la conversation continua ainsi, à bâtons rompus, sur mille sujets de psychologie plus ou moins transcendante.

C’est ainsi que de fil en aiguille nous en étions arrivés à parler de la prescience de Dieu.

— Une jolie blague que je vous mets bien au défi de m’expliquer, lui dis-je en riant.

Et lui, calme et souriant, me répondit :

— Rien de plus facile, cher Monsieur.

— Eh bien par exemple, si vous compreniez notre argot parisien…

— Allez-y toujours…

— Je vous dirais que vous m’en bouchez un coin. Comment, Dieu, si tant est qu’il existe, voit tout dans le passé et tout dans l’avenir, à travers l’infini des mondes, et vous pouvez m’expliquer cela en dehors de la foi aveugle, scientifiquement ?

— Évidemment…

Les dames, vivement intéressées, s’étaient groupées autour de nous et lorsque le prêtre de Çakia-Mouni reprit en ces termes, l’on aurait entendu voler une mouche dans le grand salon de la place des Vosges de mon ami :

— Je dis que Dieu voit dans tout le passé et dans tout l’avenir, toujours, non parce qu’il est Dieu, mais simplement parce qu’il est avancé dans la connaissance des sciences physiques…

— Vous voulez vous moquer de nous.

— Ce n’est pas dans mon caractère, reprit le prêtre avec un véritable sentiment de tristesse et de doux reproche qui me fit mal, et tenez, moi qui vous parle et qui ne suis pas Dieu, mais seulement un de ses plus humbles serviteurs, je puis vous montrer le passé et vous faire voir l’avenir, à ma volonté…

Ces paroles étaient dites avec tant de naturel et d’assurance qu’un petit frisson parcourut les épaules des jolies femmes qui étaient là, attentives et charmées.

— Et vous pouvez remonter aussi loin dans le passé, qu’aller loin dans l’avenir ? se hasarda à demander une jeune blonde qui paraissait venir d’Allemagne. Vous pouvez nous montrer ce qui se passait sur la terre il y a 1 000, 2 000 ans ?

— Je puis vous montrer ce qui se passait sur la terre, belle dame, il y a cent mille ans, comme il y a cent milliards d’années.

Cette fois il y eut un moment de stupeur dans le salon et quiconque aurait su lire dans ces yeux ardents, braqués sur la noble figure du vieillard, aurait vu clairement ce que tout le monde pensait :

— Cet homme est fou !

Il le devina et poursuivit en souriant :

— Écoutez-moi, gens de peu de foi, non pas religieuse, mais seulement scientifique. Vous savez tous que la lumière met un certain temps à parcourir l’espace et que rien que pour parcourir le rayon de notre horizon télescopique, elle met 1 503 000 ans suivant le calcul du Prince Grégori Stourdza lui-même.

— C’est très juste.

— Nous pouvons aller beaucoup plus loin par la pensée que notre rayon télescopique, mais enfin tenons-nous-en à ces quinze cent mille ans. Je veux vous faire voir la Saint-Barthélemy, la mort de Çakia-Mouni, de Zoroaste, de Jésus-Christ, une fête à Babylone, le petit déjeûner d’Adam et d’Eve ; la conversation de cette dernière avec le serpent ; un calcul très simple sur la durée de la marche de la lumière me dit dans quel astre je dois vous transporter pour arriver juste une demi-heure avant la vue de l’événement en question qui va se dérouler dans notre champ visuel.

— Superbe, mais comment faites-vous pour nous y conduire ?

— Je vous endors et y conduis votre esprit seul.

— Et il voit ?

— Parfaitement, car l’esprit n’a pas nos imperfections physiques et il voit clairement, parce que rien ne se perd dans l’infini du temps et de l’espace ! Mettez-vous à cette fenêtre bien éclairée, à travers cette vitre, belle dame, et dans cinq cents milliards de trillions d’années, sur un point quelconque de l’infini de l’espace, un homme connaissant comme moi les sciences soi-disant ésotériques, parce qu’elles ne sont pas répandues, pourra vous contempler dans tout l’éclat de votre jeunesse et de votre radieuse beauté.

Nous poussâmes tous un cri de surprise et d’admiration mais revenu de ma stupéfaction, je repris :

— Voilà pour le passé mais l’avenir ?

— C’est plus long, mais aussi simple, il suffit d’être bon chimiste et de suivre par le calcul les transformations nécessaires, inévitables et inéluctables des corps, des atômes, pour savoir comment seront tel point, la terre, le monde, l’univers dans cent mille ans, comme dans cinq cents milliards de siècles. Ce n’est qu’une question de savoir, de patience et de formules chimiques.

— Je voudrais bien faire un de ces voyages dans le passé avec vous, quand m’endormirez-vous.

— Demain, chez moi, à deux heures.

Le lendemain, à deux heures moins dix j’étais chez lui, et à deux heures dix, transportés dans un astre, suivant mon désir, je voyais Adam et Ève, dans le Paradis terrestre, comme je vois tous les matins mon concierge qui me monte mon courrier.

Cependant, arrivé à la fameuse scène de la séduction de notre pauvre grand’mère par le serpent, mon esprit poussa un cri strident et je dis au vieux prêtre de Çakia-Mouni :

— Mais voyez donc, je comprends maintenant pourquoi Ève a succombé, le serpent a des pattes qui ressemblent à des jambes et devant à des bras. Il n’était pas fait comme les serpents d’aujourd’hui, ce que mon père a toujours écrit et affirmé depuis trente ans, d’après l’explication même des textes.

— Évidemment. C’est une des lois célèbres et curieuses du transformisme qui, là, a raison.

Et à part moi, mon esprit ne put s’empêcher de dire :

— C’est épatant comme les voyages forment la jeunesse ; voilà maintenant que je comprends la prescience divine de la première faute. Il est vrai que ces voyages ne sont pas encore à la disposition de tout le monde, mais c’est ainsi que chaque jour les progrès de la science détruisent le surnaturel et le merveilleux en l’expliquant très facilement.

Lorsque je fus réveillé et que je me retrouvais dans le modeste salon d’hôtel du prêtre de Çakia-Mouni, je ne pus m’empêcher de penser, après les remerciements et congratulations d’usage en pareille circonstance.

— Ça ne fait rien, si je pouvais inaugurer ces voyages pour l’Exposition, il y aurait là un sacré clou et une belle fortune à faire ![2]



  1. C’est si vrai que deux ans au moins après avoir écrit cette nouvelle, j’en trouvais une nouvelle preuve dans la lettre suivante, publiée dans le numéro du 8 juillet 1900 de l’Aurore :

    « Nous recevons de Mulhouse cette très intéressante lettre, que nos lecteurs liront avec fruit :

    « Mulhouse, 5 juillet 1900.

    « Monsieur le Directeur de l’Aurore,

    « Je lis dans votre numéro du 4 juillet un article relatif à la transformation du phosphore en arsenic que M.  Fittica prétend avoir réalisée. Ce fait, s’il était exact, serait en effet, de la plus haute importance, mais malheureusement jusqu’à présent rien ne semble le confirmer. Il suffit, pour un chimiste ayant la pratique du laboratoire, de lire avec attention le mémoire original de M.  Fittica pour devenir sceptique : ses démonstrations ne sont nullement rigoureuses. M.  Clemens Winchler, un des plus grands chimistes allemands, a démontré que les phosphores du commerce contiennent de l’arsenic et que le procédé employé par M.  Fittica pour la prétendue transformation du phosphore en arsenic ne fournit que la quantité qui y était contenue primitivement. Je m’occupe de mon côté à contrôler les expériences de M.  Fittica et jusqu’à présent rien ne me porte à y ajouter créance. Je crois bien que la production artificielle de l’arsenic ira rejoindre dans l’oubli mérité la synthèse de l’iode de M.  Strindberg et la transformation de l’argent en or de M.  Emmens.

    « Il est fâcheux qu’on publie des travaux aussi peu sérieusement exécutés, car cela ne fait que jeter du discrédit sur la science.

    « J’ajouterai encore qu’en principe la transformation des corps simples les uns dans les autres ne me paraît pas du tout impossible ; je ne m’élève donc pas contre M.  Fittica en m’effrayant sur une idée préconçue et dogmatique ; je prétends simplement que ses expériences ne prouvent rien et que celles de Winchler les annihilent radicalement.

    « Recevez, monsieur le Directeur, l’assurance de ma considération distinguée.

    « E. Noelting,
    « Directeur de l’École de Chimie de Mulhouse. »

    Je n’ai pas, naturellement, à donner mon avis sur cette fumisterie, si bien jugée ci-dessus, je me contente de constater.

  2. Par un certain côté, il est clair que depuis peu de temps la télégraphie sans fil, combinée avec les rayons Rœntgen, est venue donner absolument raison à mon vieux prêtre indien et expliquer l’étonnante expérience qu’il avait bien voulu réaliser devant moi et sur moi.

    C’est ainsi que le 22 avril 1901, on télégraphiait de Nice :

    « Les expériences de télégraphie sans fil se poursuivent avec activité ; à Biot, elles sont couronnées du plus grand succès.

    « Parmi les essais portant sur le fait même de la transmission. il faut citer ceux concernant la vitesse, qui ont donné un résultat de 605 mots à l’heure. On avait transmis non pas de la prose, mais des vers, pour cette expérience.

    « En outre, on a pu se convaincre de la possibilité d’une double transmission du même point, au même moment, par la même antenne au moyen de deux appareils transmetteurs. Des expériences semblables en pleine mer vont être faites ces jours-ci. Un croiseur mis à la disposition de la commission vient d’arriver à Villefranche.

    « Pour ce qui est de l’interception possible d’une dépêche, chose à laquelle on s’attendait des expériences faites ces jours-ci ne laissent aucun doute à ce sujet. Une dépêche transmise de Biot à Calvi a été interceptée à Villefranche dans toute sa teneur et avec une netteté parfaite, ce qui ne l’a pas empêchée de parvenir à Calvi dans les mêmes conditions. »

    Et que le 22 juillet de la même année la dépêche suivante nous était envoyée de Bruxelles :

    « Le correspondant madrilène de l’Étoile belge télégraphie à son journal qu’il a interviewé un membre de la commission technique qui a procédé aux expériences de télégraphie sans fil d’après le système du major espagnol Cervera.

    « Le major a parfaitement télégraphié entre Tarifa et Ceuta. Il télégraphiera prochainement de Barcelone aux îles Baléares.

    « Le major Cervera assure même qu’il pourra télégraphier d’Espagne en Amérique.

    « Près d’Alicante, le major Cervera a déchargé des mines à distance, toujours sans fil Il croit pouvoir provoquer à distance l’explosion de la soute aux poudres des navires de guerre. »

    C’est assez concluant pour que je m’abstienne d’insister autrement sur l’importance de ces expériences, d’ailleurs très dépassées aujourd’hui par les derniers résultats acquis dans cet ordre de faits.