Pour lire en automobile/Comment on meurt aux Colonies/05

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V

Étranges trépas. — Révélations surprenantes des explorateurs. — L’herbier magique. — Le coup du bolide

Sans se le faire répéter deux fois, de très bonne grâce et avec la tranquille assurance d’un vieux loup de mer, Isidore Phétu prit la parole en ces termes : nous étions partis pour un voyage au long cours, dans la Polynésie boréale et nous nous baladions des Palaos aux Carolines et de ces dernières aux Mariannes pour rafler tout le coprah que nous pouvions trouver chez les naturels, avant que les Allemands ne soient venus nous faire la pige.

Comme vous le voyez, nous étions donc de bons commerçants à bord de notre raffiot qui filait ferme, couché sous ses voiles, je ne vous dis que ça.

— C’est vrai, opina Onésime Lagriffoul.

— Mais cependant le capitaine avait admis à son bord une espèce d’original, un savant entre deux âges.

— Entre trois, dit Lagriffoul.

— C’est idiot ce que tu avances là, fit Marius.

— … qui sans mission officielle du gouvernement, se prétendait nonobstant, envoyé pour constater le passage de Vénus ou de je ne sais plus quelle autre particulière du firmament.

— Pardon, dit Capdediou, Vénus passait aux Indes et puis peut-être pas la même année.

— Eh bien, c’est une autre et tout est dit ; mais en même temps que d’astronomie, ce singulier escogriffe s’occupait de toutes les sciences, de géologie et il avait ramassé tant de cailloux qu’il y avait de quoi caler le fond du navire, de botanique, etc., même qu’il avait les plus beaux herbiers du monde et qu’il avait un truc épatant, le mâtin, pour conserver les plantes et les fleurs avec leurs couleurs primitives. J’insiste sur les herbiers par ce que vous allez voir comment, par la suite, ils étaient appelés à jouer un grand rôle dans notre affaire.

Or ça un beau matin nous étions descendus à terre dans une des grandes Palaos pour ramasser le coprah et aussi un peu d’écaille et nous étions tranquillement en train de négocier tandis que notre astronome que nous appelions en blaguant le père la Comète, était parti dans l’intérieur avec un mousse qui portait sa boîte d’herborisation et deux ou trois jeunes gamins sauvages du pays, car les habitants étaient très doux et nous aimaient beaucoup.

Tout à coup, il était 9 heures 57 minutes du matin, je n’oublîrai jamais ça, une terrible détonation se produit dans le ciel à environ une demi lieue de nous, puis plus rien.

Les naturels en avaient lâché les sacs de coprah et nous-mêmes avions eu une vraie frousse qui n’avait pas duré ; mais vingt-cinq minutes plus tard, affolés, en nage, notre jeune mousse avec les jeunes polynésiens accouraient, avec toutes les marques de la terreur sur le visage.

— Là-bas, finit par articuler le mousse, sur un plateau de rochers, une grosse pierre est tombée du ciel, une pierre noire qui sent le soufre, elle s’est enfoncée sur les rochers, mais elle a écrasé le père la Comète !

Vite nous nous élançons sur ses traces et bientôt sur les lieux nous voyons qu’un énorme bolide de plus de deux mètres cubes s’est effondré sur le rocher plat et lisse en cet endroit et tout autour a, en quelque sorte, éclaboussé le dit rocher qui a volé de toutes parts en éclats… et notre pauvre astronome est là-dessous.

— Depuis que je plaçais des moustiquaires en tôle galvanisée et que je ramassais du coprah dans le Pacifique, ponctua Lagriffoul, je n’avais jamais vu un spectacle aussi émouvant.

— Avec une grue et un cabestan ramenés du bateau et montés à la hâte, on enleva avec précaution le bolide et de dessous nous tirâmes le cadavre du père la Comète, mais, mes amis, plat comme une punaise, absolument desséché, déjà ! Comme nous nous regardions atterrés, le jeune mousse eut une idée de pitié sublime :

— Il ne faut pas le jeter à la mer, mais le coller entre deux feuilles de papier de soie dans un de ses herbiers, en l’y fixant avec trois ou quatre punaises.

Qui fut dit fut fait et arrivé en France nous fûmes le rendre intact à sa veuve qui l’a bel et bien encadré sous verre et placé dans sa salle à manger. Cet homme passé ainsi comme au laminoir était encore très reconnaissable ; seulement son nez avait un peu allongé comme celui de Cyrano. En somme ça faisait dans la salle à manger de sa veuve encore une fort jolie nature morte !

Tout le monde en fut malade de rire et d’émotion, tout à la fois.

— Il est trois heures du matin, fit remarquer Marius, il est temps que le club nautico-agricole de la colonisation pratique laisse reposer Monsieur Vibert ; allons, embarquons, nous allons le reconduire à son hôtel. Et nous quittâmes le Frioul, tout baigné par les lueurs radieuses de cette lune de Tarascon qui donne des coups de soleil, mon bon, aux jeunes filles de Marseille.

— Et demain tout le monde sur le pont pour reconduire Monsieur qui prend le rapide de Paris et lui offrir le coup de l’étrier !

— Hourrah, à demain !