Pour lire en automobile/Comment on meurt aux Colonies/06

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VI

Étranges trépas. — Révélations surprenantes des explorateurs. — Une minute dans les airs

Tout le monde sur le pont pour le coup de l’étrier ! Je te crois, je devais prendre le rapide pour Paris à 7h40 du soir et tout le monde était à 5 heures sonnant à l’hôtel Terminus, répondant à mon ultime invitation avec empressement.

Donc sans perdre de temps, en prenant le madère, puisqu’il est de bonne heure, dis-je, je donne la parole au jeune Gardanne, qui ne dis rien là bas et qui a été, avec un trafiquant à la recherche du caoutchouc, si j’ai bonne mémoire, au Paraguay — au Paragoye, comme disent les poseurs — et autres républiques de l’Amérique du Sud. Très flatté de ce souvenir, le jeune Gardanne commença en ces termes :

— À force de nous avancer, non plus au Paraguay, mais en pleine Bolivie, dans le grand ou le petit chacot — ces questions de coiffure militaire m’importaient peu…

—— Oh, tais-toi, mon cœur, firent en chœur Castagnat, Capdediou, Marius, Onésime Lagriffoul et Isidore Phétu.

— Nous avions fini par nous trouver presqu’au cœur de l’un des grands rameaux de la Cordillère des Andes.

Nous étions depuis plus de trois semaines dans un village, moitié espagnol moitié indien, et le pauvre paysan, moitié cultivateur et moitié trappeur, comme l’on dit au Canada, chez qui nous logions, avait épousé une indienne qui lui avait donné trois superbes moucherons, comme nous disons nous autres à la Cannebière, et la dernière enfant était une jolie petite moucheronne de deux ans qui était toujours fourrée entre nos jambes quand nous revenions dîner et que nous nous reposions ensuite en fumant non pas le calumet, mais la pipe de l’amitié.

Je me souviens que ces enfants avaient un teint cuivré et doux d’un charme inexprimable.

Un jour, comme nous rentrions tard, sur les une heure, par un soleil de plomb, pour déjeuner, après sept heures de marche dans la brousse, à la recherche de la précieuse liane ou même de simples troncs d’arbres donnant la gomme recherchée, le patron, notre hôte, moi et nos chiens, nous entendons l’hôtesse, notre brave indienne, pousser des cris déchirants. En deux bonds nous sommes devant la case et qu’est-ce que nous voyons à trente mètres au-dessus de nos têtes : un aigle énorme qui emportait dans les airs la petite dernière, Magdaléna, ma pauvre petite moucheronne favorite ; la mère se tordait les mains de désespoir :

— Ma fille, ma pauvre fille !

D’un coup d’œil rapide le père avait tout vu, tout compris et comme il avait son fusil sous le bras, d’un geste prompt comme l’éclair, il épaulait.

— Tu vas la tuer, dit la mère…

— Non.

— Mais elle va se tuer en tombant quand il lâchera.

— Plutôt la mort que de la savoir dévorée par ces bêtes cruelles et puis tient l’aigle va passer sur le lac, pas de danger…

Il vise d’un coup d’œil sûr, non pas de l’aigle, lui, mais d’un père au désespoir et la bête tomba la tête fracassée, avec l’enfant qu’elle lâcha, au beau milieu du lac.

Il y avait cent mètres d’eau, peut-être à traverser, mais les bords étaient pleins d’herbes et de vase, il ne fallait pas compter se jeter à la nage. Les chiens filèrent comme le vent et ne tardèrent pas à s’embourber et à se prendre dans les herbes ; nous détachâmes la barque et nous poussâmes à la godille fébrilement ; il s’était bien passé trois minutes, l’enfant flottait toujours avec sa robe rouge, comme une tache sanglante sur le lac bleu, mais la tête en bas. Quand le père la saisit et la mit sur son cœur, plutôt que dans ses bras, elle respirait à peine…

Une demi-heure après elle était déshabillée et frottée énergiquement avec un peu d’alcool camphrée ; je fis la traction rhythmique de la langue, rien n’y fit et elle ne tarda pas à passer dans les bras de ses parents, sous nos yeux, sans spasmes et nous ne comprimes qu’elle était morte qu’au froid et à la raideur cadavérique de ce pauvre petit corps…

À ce moment tous les membres du club nauticoagricole de la colonisation pratique, émus et très empoignés aussi, firent un saut sous l’éclat déchirant d’un sanglot et se retournèrent. C’était la patronne de l’Hôtel Terminus de Marseille qui nous dit :

— Pardonnez-moi. Messieurs, j’ai entendu et je suis mère.

Sur cette déclaration si simple et si poignante le brave Marius lui même laissa couler une larme.

— Je continue, fit simplement Gardanne comme dans un rêve, comme hypnotisé par cette lointaine vision du passé :

— Le père, tout à coup, sortant de sa torpeur et saisissant d’un mouvement frénétique le corps frêle de la petite Magdaléna s’écria :

— Au moins, elle est là, les sales bêtes de la Montagne ne l’auront pas, et la détente s’étant produite, les pauvres parents pleurèrent longtemps sur le corps inerte de la moucheronne, de ma chère petite amie.

— Ton histoire est très touchante fit Lagriffoul, mais elle ne se passe pas dans une colonie ; à l’amande.

— Bast, comme ancienne colonie espagnole.

— À l’amende tout de même, mais comme il y a des circonstances atténuantes, on te laisse libre du choix de l’amende. Et aussitôt Gardanne s’écria :

— Garçon, une tournée de cure-dents pour ces Messieurs !

Tout le monde partit d’un éclat de rire et la parole fut donnée, tandis qu’on ouvrait les huîtres et qu’on leur préparait la sauce marseillaise si parfumée à l’aillette, à l’aimable Fimbel, ancien percepteur en Cochinchine.