Pour lire en automobile/Comment on meurt en Amérique/03

La bibliothèque libre.

III

À quoi sert le froid. — Un nouveau et dernier supplice. — Exécution sans douleur. — Le club des refroidis.

Je commence par bien établir ici une question préjudicielle ; comme mon père, j’ai toujours demandé énergiquement l’abolition de la peine de mort, par conséquent je ne viens pas défendre maintenant un mode de supplice plutôt qu’un autre : je les trouve tous odieux et infâmes, mais simplement en historien fidèle de mon temps, exposer le dernier cri du jour !

Inutile d’ajouter qu’il est nécessairement américain.

Donc une poignée de très riches capitalistes américains viennent, en vue de l’Exposition, de bâtir et d’installer, en dehors de Paris, à trente ou quarante minutes des fortifications une colossale usine, une fabrique immense de glace artificielle par les procédés chimiques réfrigérants ordinaires. On trouvera tout naturel que je n’en dise pas davantage pour ne pas faire une réclame superflue à ces honnêtes industriels.

Du reste je serais bien embarrassé d’en dire plus long, car on m’a refusé la porte de l’usine : il paraît qu’il y a là-dedans des secrets glacials, mais un de mes amis, plus heureux, a pu la visiter et on lui a même fait les honneurs d’une chambre de refroidissement dans laquelle on l’a enfermé, en faisant le froid pendant quelques instants. On descend ainsi à des températures invraisemblables et l’on se sent engourdir sans douleur. On descend insensiblement dans le Nirvana, comme diraient les indiens, sans souffrance ; il est évident que c’est tout à fait idéal.

— Quelques secondes de plus, disait mon ami, et, sans pouvoir protester, sans douleur, très gentiment, je sentais que j’allais faire couic !

— Parfaitement disaient les ingénieurs américains, avec ce gros rire épais et large qui s’harmonise si bien avec la longueur de leurs pieds, parfaitement, mais nous étions là pour arrêter à temps le coup de piston libérateur.

— Dans quel sens l’entendez-vous ?

— Tout cela dépend de la vie plus ou moins agréable que vous fait votre belle-mère ?

Et tout de suite mon ami comprit que ces américains avaient été déjà corrompus par la littérature de nos cafés concerts.

Mais nonobstant cette conversation plutôt frivole, comme ils étaient trop heureux de tenir un journaliste parisien qu’ils croyaient influent, ils lui firent les curieuses révélations suivantes, entre deux coupes de champagnes frappé et comme mon ami en fut très frappé lui-même, je m’empresse de vous transcrire ici les dites sensationnelles révélations :

— Voyez-vous, Monsieur, nous sommes venus dépenser ici un ou deux millions de dollars et monter une fabrique de glace artificielle en vue de l’Exposition de 1900. C’est ce que voit le public, mais pour nous c’est une bagatelle et notre but véritable, caché, inconnu, est plus haut, il est humanitaire. Nous sommes des citoyens de la libre Amérique mais nous sommes aussi des gentlemen, tous membres du célèbre Club des refroidis d’Indianopolis.

Si nous avons refusé l’entrée de notre usine à votre confrère, c’est parce que c’est un partisan de l’abolition de la peine de mort. On ne peut pas l’abolir, surtout dans la patrie de l’immortel Lynch !

— Pourquoi pas Lynx ?

— Parce que nous respectons l’orthographe… mais ne nous interrompez pas. Nous continuons : La pendaison est parfois lente, sinon licencieuse et il s’est même fondé chez nous des clubs de pendus par persuasion et pour la rigolade.

Le garrot est un supplice cruel et bon pour les Espagnols, la guillotine est vieux jeu et quant à notre pauvre électrocution, elle n’a donné que des résultats lamentables, sans même toujours assurer la mort du patient. Oh doux euphémisme !

C’est pourquoi nous sommes venus à Paris dans un but supérieur et humanitaire.

— Je ne comprends pas.

— C’est pourtant bien simple ; nous, les membres du Club des refroidis d’Indianopolis, pour demander à M.  le Président de la République et aux Chambres françaises, si c’est nécessaire, le monopole exclusif de toutes les exécutions capitales en France par la congélation foudroyante et sans douleur.

— Mais alors, tout à l’heure, quand vous m’avez enfermé dans votre chambre de refroidissement…

— Parfaitement, c’était pour avoir, le cas échéant, votre déposition de satisfaction, à l’enquête du commodo vel incommodo !

Horrible !

— Non, pratique ! Vous n’êtes pas sans avoir entendu dire que nous étions, nous autres américains, les premiers dentistes du monde ?

— Certes oui.

— Eh bien, de même que nous arrachons les dents sans douleur, par le froid ; de même, par le froid, nous voulons enlever la vie sans douleur aux misérables condamnés à mort. Nous sommes des bienfaiteurs de l’humanité, nous nous souvenons de Lafayette et par reconnaissance, par amour pour la France, nous voulons la doter, au nom de l’humanité, de ce procédé de frigorifico-exécution !

— C’est génial !

— Non, c’est bon, c’est doux, c’est humain, c’est propre et c’est pratique. Le cadavre sorti de la chambre froide au bout de quelques minutes, raide comme une barre de fer, sera très facilement inhumé. Comme procédé il est évident qu’à tous les points de vue sentimentaux et pratiques, c’est bien supérieur à l’électrocution, qui nous a donné tant de mal.

Puis l’on se mit à sabler le champagne en l’honneur de Lafayette, du club des refroidis, de la frigorifico-exécution et de l’exposition de 1900 et le lendemain matin les ingénieurs américains et mon pauvre ami étaient paff — avec un s au moins — comme des bourriques.

Voilà pourquoi il n’a pu me confier ces étonnantes révélations que deux jours plus tard. Il avait trop mangé de saumon, comme disent les Américains !