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Histoire tragique

L’angoisse du néant. — L’obsession de la survie. — L’éternelle douleur de L’impuissance créatrice.

Dernièrement tous les journaux, à la rubrique des Tribunaux, racontaient l’histoire d’un pauvre vieux peintre qui venait de léguer une rente à ses six maîtresses et tout le monde d’en faire des gorges chaudes.

Pour moi je ne connais rien de plus poignant que ce récit et j’en suis resté absolument bouleversé pendant toute une semaine. Aussi bien je vais citer le passage suivant de l’Aurore qui expose clairement le drame intime de cette âme tourmentée.

« Le peintre Goubot, qui, certain soir de 1897, passait, au beau milieu d’une représentation théâtrale, à Liège, de vie à trépas avait de la fortune, il y tenait ; — des héritiers, — il ne pouvait les voir en peinture, — et une demi-douzaine de maîtresses, exactement. Il espaçait parfois ces distractions ; parfois aussi, il en menait de front une paire. Il poussa même la fantaisie, il y a quelques années, jusqu’à atteler à quatre. Il s’en excuse, d’ailleurs, et en des termes fort civils, dans son testament.

« Ou plutôt dans ses testaments ; car il en fit jusqu’à qu’à cinq. Oh ! pas en faveur de ses héritiers : on sait qu’il ne pouvait pas les souffrir.

« Goubot n’hésita pas : il disposa de sa maison et de ses valeurs mobilières en faveur, d’abord, de l’Œuvre de l’hospitalité de nuit, de la Société philanthropique et de la Ville de Paris, ensuite en faveur de ses maîtresses. En 1892 — époque de son luxueux attelage à quatre, il écrivait — ce sont les excuses dont il est question plus haut — après avoir couché les quatre bénéficiaires sur son testament :

« À présent, je prie ces dames de me pardonner. Voici mon excuse : j’aurais voulus un enfant. Voilà pourquoi j’ai changé. Mon cœur vous dit adieu et vous souhaite bonheur et santé. N’en voulez pas trop à ce vieux Jean qui vous a aimées. Donnez-lui vos regrets. Adieu ».

« La mort ne venant toujours pas, Goubot prit deux maîtresses de plus, et, bien entendu, n’oubliait pas les tard-venues dans ses dispositions dernières. Il les libellait ainsi en 1894 :

« Je donne à mesdames et mesdemoiselles, dont les noms suivent, les sommes suivantes, les remerciant de leurs faveurs. Aucune d’elles n’a été assez bonne pour que j’en fasse ma femme, et aucune n’est enceinte en ce moment. Toutes ont voulu me dompter. D’elles, je n’ai pourtant que de bons souvenirs et veux leur rendre la vie plus facile et leur éviter de tomber dans la misère :

« À Mme  A…, faubourg Saint-Martin, je lègue 500 francs de rente ;

« À Mme  B…, rue des Martyrs, 1 200 francs de rente ;

« À Mlle  C…, rue de Dunkerque, 800 francs de rente ; | |

« À Mlle  D…, rue Dautancourt, 1 200 francs de rente ;

« À Mme  E…, femme divorcée, faubourg Poissonnière, 1 000 francs de rente.

« Mme  F…, rue Rochechouart, aura 500 francs de rente, mais sans pouvoir toucher le capital. Elle est trop bête pour le garder.

« Je prie ces dames et ces demoiselles de recevoir l’expression de tous mes regrets de ne pas avoir d’enfants avec elles. C’est toujours ce que j’aurais voulu. Dieu n’a pas exaucé mes vœux ».

À signaler également, dans le dernier testament de l’artiste, cette clause :

« Comme je désire que tout le monde garde un bon souvenir de moi, je prie mon exécuteur testamentaire de remettre en mon nom quittance à tous mes locataires de six mois de loyer, sauf au charbonnier. »

Naturellement l’œuvre de l’hospitalité de nuit, la Société philanthropique et la ville de Paris que cet homme avait comblées de ses bienfaits ont attaqué le testament, comme immoral, mais, fort justement, le tribunal l’a maintenu, attendu qu’il avait été fait dans un but de bienfaisance.

Là dessus tous les petits chroniqueurs ont brodé et ont versé à cœur joie, dans la pornographie. Eh bien, je le leur dis tout net, ils ont eu tort et n’ont rien compris au drame intime qui a ravagé le cerveau, le cœur, l’âme, l’intelligence de cet artiste toute sa vie.

Oui, il était peintre, mais il voulait que son nom lui survive, que son œuvre fut continuée ; il rêvait d’un fils plus grand, plus puissant que lui pour aller à la conquête de l’idéal. Et cet enfant rêvé devint bientôt l’obsession de toute sa vie, de chaque minute de cette vie.

Et vous venez ricaner et vous vous écriez :

— Cet homme faisait la noce, il avait six maitresses !

— Non, il ne faisait pas la noce, pour lui ces femmes n’étaient que l’instrument, que le moule vivant ou vivante il voulait couler son image, se créer un fils, un héritier, un successeur, un continuateur de son œuvre. Et toujours son rêve fut déçu.

Eh bien, gens à courtes vues, je n’hésite pas à déclarer ici que je me découvre avec respect, à la simple évocation de cette lamentable mémoire, de cette âme martyre, au souvenir de cet homme qui a tant souffert, tant pleuré toute sa vie devant son impuissance et pour moi, je trouve qu’il n’est pas possible d’assister à spectacle plus poignant, à calvaire plus douloureux, car ne sentez vous pas, comme moi, ce cœur saigner toute sa vie et se lamenter dans l’aride désert de l’impuissance, de la mort et du néant ?

Comme je lisais hier, à propos de Fécondité, ces lignes émues et si vraies de Mirbeau :

« Il offre à la nature, non comme un sacrifice, mais comme une joie, l’effort de son âme et de son corps, vit, crée, agit, enfin, en beauté et en simplesse… Et c’est l’ensemencement de la terre et de la femme ; c’est la récolte. C’est la nature de plus en plus soumise, la stérilité chassée du sol et de l’humanité, et la richesse venant, coulant de ces deux sources premières, la femme féconde et la terre vierge, en communion d’amour… »

Je me disais : heureusement que Goubot est mort il y a deux ans, car s’il lui avait été donné de lire l’épopée de Zola en l’honneur de la maternité, de la famille féconde et triomphante, c’eût été encore pour lui plus que la mort, mais bien un nouveau et cruel martyre.

Voilà pourquoi l’œuvre d’Émile Zola, Fécondité, est admirable et surhumaine, comment elle est comme l’hosanna joyeux de la vie et comme le plus éloquent appel aux viriles vertus qu’il soit possible d’adresser à un peuple sur le bord de l’abime, qui va mourir !

Voilà pourquoi aussi, loin de gouailler, de blaguer et de ricaner bêtement devant la vie douloureuse de Goubot, devant le drame horrible et secret de son cœur, devant les longs déchirements de son âme, dévoilés au jour de l’audience par ses testaments, je pleure rétrospectivement avec lui et comprend d’un seul coup, tout ce qu’il a dû souffrir.

Un noceur, cet homme ?

Allons donc, une victime lamentable de la destinée, qui avait trop de cœur et d’honnêteté, puisqu’il plaçait si haut son devoir d’humanité !

Ça ne m’étonne pas que les snobs rigolent et ricanent ; ils ne sont ni dignes, ni capables de comprendre cette soif inextinguible, insatiable et immortelle de paternité qui fait l’homme l’égal des Dieux !