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L’éléphant enragé

Sous le règne de Louis-Philippe – Le long du boulevard du crime. – Sanglante aventure

Le grand éléphant blanc des Indes
Tomba, se cassa la patte et mourut.
On l’enterra près la Madeleine
Ce fut une cérémonie imposante.
Seul le capitaine des pompiers,
Retiré dans un coin,
Pleurait dans son casque.
Quand la cérémonie fut terminée,
Le capitaine des pompiers
Prit la parole et dit :
— Le grand éléphant blanc des Indes
Tomba, etc.


C’est extraordinaire comme tout s’oublie vite. Ainsi la très véridique histoire que je vais vous conter aujourd’hui s’est déroulée dans les premières années du règne de Louis-Philippe, en plein cœur de Paris, en pleins boulevards ; et cependant personne aujourd’hui n’en a conservé le souvenir, sinon peut-être une poignée de macrobites qui habitaient autrefois Boulevard Beaumarchais, ou dans cette partie du Marais qui avoisinait les vieux boulevards.

Or donc, c’était pendant la fête qui se tient chaque année Place du Trône, tout en haut du faubourg Saint-Antoine, sous l’œil bienveillant de Charlemagne et de Saint-Louis, si je ne m’abuse, fête si populaire sous le nom de foire aux pains d’épice.

Sur un des côtés de l’immense cercle formé par la place se tenait une longue série de voitures, formant comme une galerie intérieure. C’était une ménagerie célèbre appartenant à quelque ancêtre de Pezon et dont j’ai oublié le nom. L’ornement de cette intéressante famille de bêtes féroces, c’était incontestablement un énorme et superbe éléphant blanc, blanc comme celui du roi de Siam, ce qui indiquait une grande vieillesse, car le pachyderme blanchit, tout comme l’homme. Mais, comme il était sobre et philosophe, il avait conservé toutes ses forces.

Depuis plusieurs années, une jolie petite épagneule lui servait de compagnon et ils s’aimaient tous deux d’amour tendre ; un matin, la petite chienne avait disparu sans qu’on ait pu la retrouver et sans que le patron de la ménagerie s’en fût autrement préoccupé, après l’avoir pleurée convenablement pendant une grande semaine avec son cher proboscidien, la gloire de la ménagerie, comme je l’ai dit, et qui s’appelait Alfred, sans que l’on ait jamais pu savoir pourquoi…

Cependant Alfred avait conservé un grand fond de mélancolie depuis la disparition de la petite chienne qui répondait au tendre nom d’Aglaé ; on voyait bien que le vieux philosophe avait été frappé au cœur. Un beau dimanche, alors que la foule joyeuse et pressée couvrait entièrement la Place du Trône, Alfred qui était en train de travailler avec son cornac devant les spectateurs, en dansant une rédowa des mieux rythmées, s’arrêta tout-à-coup. Il fit trois pas en arrière, s’arc-bouta fortement et renversant quelques planches avec son train de derrière, il se trouva sur la place au milieu de la foule s’écrasant et hurlant de peur devant cet animal qui fonçait droit devant lui.

La bête, renversant tout sur son passage, descendit à fond de train le faubourg Saint Antoine, suivi de tous les gens de la ménagerie qui disaient :

« Pour sûr, il est parti à la recherche d’Aglaé ».

Arrivé à l’emplacement de la Colonne de Juillet, Alfred vit le grand éléphant de pierre et de plâtre et arriva pour se jeter sur lui, mais, reconnaissant vite son erreur, il se détourna, murmurant in-petto, longtemps avant la chanson : « Car il est en pierre, en pierre… » et il poursuivit sa course folle en enfilant la ligne des grands boulevards, Beaumarchais, des Filles-du-Calvaire, etc… ; deux minutes après, il était boulevard du Crime, là où tous les théâtres de Paris semblaient s’être donné rendez-vous.

Mais l’événement avait pris des proportions énormes ; cent mille personnes suivaient… de loin Alfred et l’excitaient encore de leurs clameurs. Les gardes nationaux à cheval ou à pied avaient été prévenir le Préfet de Police, le Roi, son auguste famille et la place Vendôme qui étaient dans des transes mortelles.

Enfin, à la hâte, au coin du Boulevard Poissonnière et du Boulevard Montmartre, le généralissime des gardes-nationaux en personne avait fait renverser cinq ou six citadines — les omnibus d’alors — deux gondoles, une Batignollaise et trois écossaises, si je suis bien renseigné — avec un certain nombre de cabriolets pour former une barricade improvisée.

Il était temps : dix minutes plus tard, Alfred, toujours à la recherche d’Aglaé, fonçait dessus, trompe en avant, queue en trompette, avec une petite houpette blanche provocatrice, et l’œil allumé ! Mais, bientôt, devant cet obstacle inattendu, il poussa des barys formidables qui firent résonner les cuivres endormis de l’orchestre de l’Opéra de la Rue Le Peletier et ses petits yeux s’injectèrent de sang.

Après une seconde d’hésitation, seul au milieu de ce boulevard désert — la foule placée loin derrière lui, la troupe et les gardes nationaux massés l’arme au bras de l’autre côté de la barricade — Alfred se mit à arracher furieusement avec sa trompe tous les arbres du boulevard et tous les becs de gaz… à l’huile, pendus à des potences le long des maisons, et à les jeter pèle-mêle sur la barricade qu’il semblait grossir d’autant. Et en un clin d’œil sur un espace de cent mètres autour de lui, le boulevard fut chauve et rasé comme le crâne de feu Siraudin.

Relevant fièrement la tête, la trompe poignardant le ciel, et barytonnant avec une telle violence que les vitres du quartier volèrent en éclat, il vit à l’entresol d’un restaurant à la mode une belle petite du temps, une biche, il fit un bond, et, allongeant sa trompe, il la saisit par la taille et la lança furieusement sur la barricade.

L’écume blanche commençait à liserer les bords de sa trompe et tout à coup une clameur horrible s’éleva du cœur de Paris tout entier, comme il a dû s’en élever seulement au déluge.

— Il est enragé ! il est enragé ! Alfred est enragé !

Et le cri se répercutait d’écho en écho, au-delà des futures fortifications, jetant la terreur dans la France entière, tandis que le télégraphe Chappe agitait partout désespérement ses grands bras, à Montmartre, à Belleville, à Montlhéry et demandait l’envoi immédiat de troupes d’artillerie à toute la province… jusqu’à Marseille.

Cependant les pompiers arrivaient, bien impuissants les pauvres ! la situation devenant de plus en plus grave Paris haletait et un million de voix allaient gémissant :

— Alfred est enragé ! Alfred est enragé !

Et de fait, la situation était grave car l’hydrophobie décuplait, centuplait les forces du pachyderme.

Après avoir jeté un regard circulaire autour de lui et constaté qu’il avait fait du boulevard un désert, Alfred d’un bond, s’était jeté sur la barricade et l’avait franchie, en l’effondrant.

Paris était perdu et il me faudrait la plume d’un Victor Hugo pour peindre l’angoisse qui étreignait alors un million de cœurs dans la capitale et ses faubourgs, sans oublier Robinson et les Lilas ; Paul de Kock lui-même n’avait plus envie de faire rire ses concitoyens.

Minute suprême et solennelle, minute ineffaçable dans l’âme d’un peuple !

Le Directeur de la Ménagerie, se souvenant qu’Aglaé avait légèrement mordu Alfred à la trompe, plus de doute, Aglaé avait disparu enragée !

Alfred était enragé ! Le cardinal-archevêque de Paris avait envoyé un exprès à Rome pour demander au Pape de bénir la France.

Mais ce fut te gouverneur des Invalides qui sauva la situation : en hâte, il avait, avec ces hommes les plus valides, c’est-à-dire les moins invalides, mis en batterie ses canons, de la Place de la Concorde, en ligne devant la Rue Royale.

Quand Alfred, l’écume débordant de sa bouche, les yeux en sang, beau et terrible dans son horreur, déboucha devant l’église de la Madeleine, il hésita une seconde, l’espace d’un éclair, et se jeta éperdument dans la rue Royale. Le vieux gouverneur des Invalides poussa un cri de victoire qui fit tomber son nez en argent ; il attendit cinq secondes — cinq siècles ! — le soleil lui-même semblait s’être arrêté pour contempler cette scène et les fontaines de la Place de la Concorde arrêtaient spontanément leur chanson cristalline.

Quand l’éléphant fut au coin de la rue Saint-Honoré :

— Feu ! commanda le vieux gouverneur des Invalides ; et une décharge effroyable à mitraille faucha Alfred, le coupa en deux, alla faire voler en éclats les marches de la Madeleine, à travers les grilles fermées.

Paris était sauvé, mais l’on compta trente-sept morts, écrasés dans la foule, et neuf cent quatre-vingt-onze blessés ; quant à la biche jetée sur la barricade, elle en fut quitte pour une jambe cassée.

C’est de ce jour que, en prévision d’un nouvel éléphant enragé, le préfet de la Seine a fait entourer les arbres de grilles de fer protectrices. La bureaucratie ne perd jamais ses droits !

Les gens qui en firent une maladie furent légions et se comptèrent par milliers et c’est pourquoi j’ai tenu à vous reconter aujourd’hui cette véridique et terrifiante histoire d’une époque déjà lointaine !