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Mammonth & Béhémoth

Comment je vis un mammonth. – Curieuses expériences.

Je venais de diner un soir chez un jeune attaché du ministère des Relations Extérieures à Saint-Pétersbourg, le prince D…, et nous causions un peu à bâtons rompus, lorsqu’après un silence où nous avions regardé filer les méandres bleus de la fumée de nos cigares, dans la position abandonnée et extatique des boas qui font leur digestion, il me dit tout à coup, mais lentement, comme pour bien me faire comprendre ses paroles :

— Vous savez qu’il y a ici une légende qui veut que le Mammonth que l’on appelle à tort Mammouth, avec un U quand il faut un N, soit tout simplement le contemporain ou plutôt le même animal que le fameux Béhémoth des Écritures.

— Je le sais.

— Vous savez également que l’on a retrouvé des couches, des montagnes d’ossements et de défenses — d’ivoire fossile — de ces animaux sur les îles innombrables qui s’étendent comme un long chapelet dans l’Océan Glacial, le long des côtes de Sibérie ?

— Également.

— Enfin, vous n’ignorez point que l’on a même retrouvé intacts, dans la glace, un certain nombre de Mammonths avec leurs fourrures, leur crinière imposante qui en faisait comme de vieux lions majestueux, témoins irrécusables de ces temps reculés ?

— Parfaitement.

— Et vous savez peut-être qu’un jour, à notre grand banquet offert au monde savant de toute l’Europe par la Société Impériale de Géographie de Tobolsk, on put servir un excellent filet de Mammonth, absolument bien conservé, frais et exquis, et qui avait peut-être vingt, trente ou quarante mille ans et peut-être plus.

— J’y étais.

Le prince D… me regarda, subitement intéressé à ses propres paroles, trouvant devant lui un auditeur déjà initié à tous ces mystères et c’est d’une voix plus grave qu’il reprit :

— Vous en avez mangé, mais en avez-vous vu de vivant ?

— Quelle folie !

— Quelle folie, dites-vous ? Eh bien j’en ai un vivant, bien vivant chez moi, dans mes terres ; seulement, comme l’Empereur le voudrait certainement, personne ne sait que je possède un pareil trésor.

— Et il a quarante mille ans ?

— Non, il a trois ans seulement et si vous me promettez d’être discret, demain nous prendrons le rapide, ce n’est qu’à une journée d’ici, je vous le ferai voir…

Je regardais le prince, convaincu qu’il était fou. Il était cependant fort calme et l’air souriant, jouissant de ma stupéfaction et de mon ahurissement.

— Hein ! vous vous demandez si je n’ai point une araignée dans le plafond, comme vous dites en France.

Et, subitement affectueux, me prenant les mains :

— Non, mon ami, je n’ai qu’un Mammonth vivant, bien vivant, dans mes écuries.

— Un mâle ? fis-je un peu railleur, comme malgré moi.

— Non, une femelle.

Le visage du prince se contracta alors si violemment sous la douleur que je crus l’avoir offensé et lui en fis toutes mes excuses.

— Ce n’est point cela, non, non, vous comprendrez dans deux jours, quand nous serons là-bas, dans mon château.

Nous partîmes le lendemain et deux jours après, ému, bouleversé, prêt à défaillir d’émotion devant cette subite et vivante évocation des premiers temps. de la Faune terrestre, je contemplais de mes propres yeux et je touchais du doigt la croupe fantastique du Mammonth.

Je croyais rêver, je n’en pouvais plus prononcer une parole ; le prince jouissait avec patience de mon effarement. Enfin, quand je pus articuler une phrase, je lui dis :

— En effet, on voit rien qu’à la robe que c’est une femelle ; la fourrure est belle et épaisse, mais la crinière n’est point imposante comme celles que j’ai vues dans vos Musées d’histoire naturelle et qui avaient appartenu à des mâles.

— Évidemment, fit il amèrement.

— Mais, je vous en prie, comment avez vous cette bête fabuleuse chez vous ?

— C’est bien simple, et je vais vous l’expliquer en deux mots. Vous avez entendu parler de la fécondation artificielle ? Il y a un médecin qui s’y consacre.

— Parfaitement.

— Eh bien, lorsqu’il y a douze ans environ, on trouva un Mammonth en parfait état de conservation, je pris la matière féconde congelée, vous comprenez, je la fis fondre à petit feu, au bain-marie, et, avec les procédés ordinaires sur lesquels il est inutile d’insister, à ce moment j’arrivai à mettre dans une position intéressante une éléphant femelle que j’avais fait venir exprès des Indes, à tout hasard. Vous voyez que les spermatozoïdes étaient revenus à la vie, au bout de milliers d’années, admirable opération chimique plutôt que vitale, et au bout de neuf ans, mon éléphant femelle mettait au monde le jeune Mammonth que vous avez sous vos yeux. Malheureusement, lui aussi est femelle et quand il sera mort, dans 150 ou 200 ans, vraisemblablement ou plus, ce sera fini, je n’aurai pu perpétuer et ressusciter entièrement l’espèce.

Et les yeux du prince D… se mouillèrent de larmes en me disant cela.

— Mais pourquoi ne recommencez-vous pas l’opération qui a si bien réussi une première fois ?

— J’ai essayé de conserver la matière tirée des parties du Mammonth, mais elle n’a pas tardé à se corrompre, malgré mes précautions, et depuis, malgré les millions que j’ai dépensés à faire faire des fouilles, on n’a pu retrouver un seul Mammonth intact dans la glace. À moins d’un hasard impossible même à prévoir, J’ai perdu tout espoir. Et puis qui sait, même dans ces conditions, une seconde tentative serait-elle heureuse ?

Je laissai le prince abimé dans ses réflexions, et c’est ainsi que j’ai pu voir, il y a quelque vingt ans, au fond de la Russie, un Mammonth en chair et en os, bien vivant. Mais il est fort probable que l’on ne pourra jamais en avoir un second exemplaire, ni relever la race, la recréer, et c’est ce qui faisait justement, il faut bien l’avouer, le désespoir du prince D…, attaché au ministère des Relations Extérieures de l’empire de toutes les Russies ![1]

  1. Cette nouvelle, comme la plupart de celles qui composent ce volume ont été publiées, il y a plusieurs années, dans la presse et, depuis, presque chaque jour, les événements sont venus me donner raison et confirmer mes théories.

    Ceci dit, une fois pour toutes, je cite l’Aurore du 23 mai 1901 :

    « L’Académie des Sciences de Russie est chargée de rapporter à Saint-Pétersbourg un mammouth qui a été trouvé dans un état de conservation parfait en Sibérie.

    « Des mesures ont été prises pour empêcher la décomposition des chairs, surtout des organes internes, ainsi que des végétaux contenus dans l’estomac du mammifère.

    « Le corps du mammouth a été découvert dans l’arrondissement de Kolymsk, à 300 verstes de Sredné-Kolymsk, à la suite d’un éboulement qui s’est produit au bord de la Bérézovaïa, affluent de la Kolyma. Font partie de l’expédition : MM. O. Herz, remplissant les fonctions de premier zoologue de l’Académie impériale des Sciences et de E. Pfitzmeyer, premier préparateur au musée de la même Académie »

    Puis celle du 12 juillet de la même année :

    « Nous avons dit qu’on avait trouvé récemment, en Sibérie, un mammouth extraordinaire. L’Académie de Pétersbourg a reçu du chef de la mission chargé de le rapporter un télégramme, daté de Yakoutsk, annonçant que l’expédition est arrivée dans cette ville le 14 juin, qu’elle remontera la rivière Aldan en bateau à vapeur et qu’elle fera ensuite 3 000 verstes par la voie de terre pour se rendre à Kolymsk, où elle compte arriver dans deux mois et demi.

    « Le mammouth dont il s’agit est un spécimen unique en son genre ; le poil, la peau et les chairs sont entièrement conservés, et il y a encore dans l’estomac des restes de nourriture non digérés » :

    Sans commentaires, n’est-ce pas ?