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L’art de tuer les gens

La guerre de demain. — Pas de bruit et beaucoup de lumière. — Vers la paix universelle par la science

Suivant les nobles traditions de mon père, j’ai toujours demandé énergiquement l’abolition de la peine de mort et je considère la guerre comme le plus ignoble et le plus lâche des assassinats toutes les fois qu’elle n’a pas pour but exclusif la défense des frontières, du sol de la patrie.

Voilà pourquoi toutes les fois que l’on m’apprend que l’on a découvert un nouveau moyen, sûr, puissant et rapide de tuer les hommes en masse, je bondis de joie.

Cette joie a l’air d’être cruelle et paradoxale pour les imbéciles et cependant, c’est la science seule qui arrivera à triompher des passions des tyrans farouches, en rendant la guerre impossible par la puissance exorbitante de ses moyens de destruction.

Qu’on le veuille ou non, rien n’est plus vrai, n’est plus certain.

Aussi, vraies ou fausses, je suis heureux d’entretenir aujourd’hui mes lecteurs de deux nouvelles inventions dans l’art de tuer très proprement les pauvres bougres que l’ambition ou la démence des rois et des empereurs envoient à la boucherie.

La première de ces inventions qui n’est que la catapulte perfectionnée et qui rappelle un peu les gares à trottoirs circulaires et rotatifs dont j’ai parlé ici même, dans le précédent chapitre, est destinée à tuer sans bruit ; malheureusement elle est américaine comme la seconde et c’est ce qui me fait encore un peu douter.

En tout cas en voici les parties essentielles, d’après mon confrère Gautier :

« … Figurez-vous un large disque de 1,56 m de diamètre, pesant 225 kilogrammes et tournant, sous l’action d’un moteur électrique, à la vitesse vertigineuse de 200 tours à la seconde. Les projectiles sont rangés, à la suite les uns des autres, dans une rainure ménagée sur le pourtour du disque, et les choses sont disposées de façon qu’ils peuvent, à un moment donné, se déclencher automatiquement. N’étant plus, dès lors, retenus par rien, ils cèdent à la force centrifuge qui leur imprime une vitesse initiale de 610 mètres à la seconde, avec une portée supérieure à 3 kilomètres.

C’est simple, on le voit, comme bonjour !

Il ne s’agit pas là d’une invention dans le sens propre du mot. C’est plutôt d’une exhumation, d’une résurrection qu’il retourne, et le saint roi David vous dirait que ce fut une machine du même genre, quoique plus rudimentaire et plus réduite, qui lui servit à faire passer, avec la collaboration de la même force centrifuge, le goût du pain au nommé Goliath. La seule différence essentielle, c’est que, du temps de la Bible, on appelait cela une fronde…

On pourrait lancer un projectile à chaque demi-révolution du disque, soit deux projectiles à chaque tour, quatre cents à la seconde, vingt-quatre mille à la minute.

Mais l’inventeur n’est pas aussi ambitieux : il se contenterait d’un projectile tous les quatre tours seulement, ce qui lui permettrait tout de même encore de jeter sur l’ennemi en une minute 3 000 petits obus explosifs de 7 centimètres 12 de diamètre sur 40 centimètres de hauteur, une véritable trombe de mitraille, une pluie continue de fer ou d’acier !

— Mais, dira-t-on peut-être, les canons Bange, Krupp, Armstrong, Canet, Schneider, Maxim, Hotschkiss, etc, tous ces longs Toms et tous ces pompoms qui ont fait merveille au Transvaal et en Chine, ne satisfont-ils pas beaucoup mieux à nos besoins actuels ? À quoi bon ressusciter ces machines saugrenues qu’on pouvait croire reléguées pour de bon aux antiquailles ?

Erreur complète ! Les canons de bronze où d’acier, quel que soit le genre d’explosif qu’on emploi pour les charger, font trop de bruit, beaucoup trop de bruit.

Par-dessus le marché, ils sont encombrants, leur manîment est plutôt délicat, et ils coûtent excessivement cher.

Ce sont précisément ces inconvénients que M. James Judge, en sa qualité d’homme pratique, s’est proposé de prévenir.

Avec sa catapulte rotatoire à déclenchement automatique, le projectile dûment lâché au moment psychologique s’en va « en douceur », sans secousse, sans tapage et sans bruit, tomber sur la peau du dos de l’ennemi, qui ne se doute seulement pas d’où lui vient l’averse.

Sans compter que vous avez là une artillerie sommaire, rustique, exempte de recul, présentant aussi peu que possible de surface vulnérable, facile à improviser à bon compte et en quelques heures, n’importe où, par le premier serrurier venu, pouvant passer à peu près partout, par monts et par vaux, et se mettre en batterie aussi bien à la cime d’une roche escarpée ou à l’extrême pointe d’un clocher qu’au fond d’un ravin ou sur le toit d’une maison.

Voilà qui ne laisse pas d’être assez intéressant, et si les essais auxquels aurait été déjà soumise, à ce qu’il paraît, la catapulte de M. James Judge, ont réellement donné les résultats qu’on annonce, on se demande pourquoi John Bull n’a pas déjà expédié quelques douzaines de ces nouveaux engins dans l’Afrique Australe, où le besoin de quelque chose d’« épatant » commence à se faire sentir…

Il y a une dizaine d’années, un Américain, répondant, si j’ai bonne mémoire, au doux nom de Hicks, avait déjà accouché (sur le papier, au moins) d’un projet analogue. Notre Turpin, de son côté, avait rêvé d’une artillerie rotative, silencieuse et centrifuge, à laquelle il se pourrait bien qu’il n’eût pas encore définitivement renoncé. Nous avons enfin le canon pneumatique de M. Zalniski, une manière de sarbacane géante qui vous lance à 2 000 ou 3 000 mètres d’énormes paquets de dynamite, sans secousse et sans détonation… »

En effet ce brave Turpin m’avait parlé de ses projets dans cet ordres d’idées et je crois qu’il ne les a pas le moins du monde abandonnés, au contraire.

Maintenant passons à la seconde invention, également américaine ; je veux dire les bombes d’éclairage qui sont appelées à compléter très avantageusement la première.

Voici d’ailleurs la petite information que donnent les journaux spéciaux à son sujet :

« La marine américaine trouvant insuffisant l’éclairage des projecteurs électriques employés pour les reconnaissances nocturnes des navires, a essayé d’y suppléer par l’emploi de bombes dites d’éclairage. Celles-ci sont remplies d’un gaz qui s’enflamme au moment où éclate la bombe et produit une lumière très brillante qui éclaire un champ très vaste. Dans les dernières expériences faites, on a employé, pour lancer ces bombes d’éclairage, des canons de 10 et de 15 centimètres et les résultats ont été excellents ».

Le programme américain apparaît donc nettement : tuer sans bruit ses adversaires, tandis qu’on les inonde de lumière et qu’ils sont éblouis ; je dirai que c’est simple et de bon goût, comme tout ce qui nous vient des États-Unis.

Mais ce n’est pas tout, fort heureusement et maintenant que la voie est ouverte, on peut espérer que les inventeurs vont créer des merveilles.

C’est ainsi que, coup sur coup, on parle déjà de perfectionnements ou d’applications nouvelles capables d’étonner le monde.

Dans un but d’humanité facile à comprendre et dont la haute portée n’échappera à personne, un dentiste américain a proposé de mettre dans les bombes d’éclairage, en même temps un peu de gaz de protoxyde d’azote, stupéfiant, de manière à ce que les ennemis soient éclairés, stupéfiés, endormis et tués sans douleur ! Ça, c’est vraiment du bon cœur !

Un célèbre ingénieur portugais propose lui, des bombes d’éclairage avec un gaz exhilarant, car, dit-il, toujours dans un but supérieur d’humanité et pour répondre à une idée de charité chrétienne, il veut faire mourir de rire ses ennemis sur le champ de bataille…

Enfin, aux dernières nouvelles on m’apprend qu’un des fidèles de Max Régis, dans un esprit vraiment nationaliste et patriotard, a inventé des bombes remplies de poil à gratter. Il est évident qu’avec les chemises soufrées de Drumont, cela pourrait faire merveille !

Quoi qu’il en soit tous les savants travaillent ferme à rendre la guerre impossible par la puissance même des moyens de destruction et voilà pourquoi je crois qu’elle viendra un jour à disparaître, malgré les passions féroces des rois et des empereurs !