Pour lire en automobile/La Vie chimique de l’avenir/01

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La vie chimique de l’avenir

I

Comment tout se vendra en flacon où en poudre. — Simplification de l’existence. — Quelques exemples curieux.

Je l’ai déjà constaté plus d’une fois : il n’y a rien qui stimule le hanneton que nous possédons presque tous plus ou moins endormi, sous notre crâne, comme les périodes d’expositions universelles ; c’est un stimulant presqu’aussi énergique sur l’esprit des inventeurs, des chercheurs et des découvreurs… qu’un grand cataclysme, qu’une grande crise nationale, comme la guerre, par exemple.

Je me trouvais dernièrement à l’Exposition avec un de ces oiseaux, moins rares qu’on ne se l’imagine et, comme nous avions dîné tranquillement sur la terrasse de l’un des restaurants du Trocadéro et que nous regardions vaguement l’incendie du Château d’Eau, à travers la fumée de notre cigare, mon compagnon rompant le silence :

— Vous verrez la prochaine Exposition, onze ans, au bois de Boulogne…

— On dit qu’il n’y en aura plus.

— Mais si, car il y a de nouveaux besoins et de nouvelles ambitions à satisfaire au bout de ce temps.

Mais là n’est pas la question… ne m’interrompez pas. J’étais l’autre soir à votre conférence sur l’Exposition. Vous avez magistralement expliqué comment elle reposait sur des éléments vraiment nouveaux, sur la charpente de fer et de bois — rajeunie — sur le ciment armé, la pâtisserie pour faire tous ces palais avec un peu de plâtre et de stuc et, enfin sur l’électricité.

— Vous me flattez.

— Pas du tout. Vous avez constaté une foule de choses très vraies et très curieuses. Mais dans onze ans, mon cher, l’Exposition universelle du Bois de Boulogne sera encore autrement nouvelle, car elle sera surtout chimique !

— Comment cela ?

— C’est pourtant bien simple ; vous m’avez dit cent fois que vous considériez l’électricité comme unique agent de l’univers, et je suis absolument de votre avis. Vous n’en doutez pas. Mais, à côté, ou souvent par l’électricité, il y a les transformations chimiques : la chimie est la grande science de demain, voyez-vous.

— Parfaitement, mais je ne vois pas bien.

— C’est pourtant bien simple ; vous admettez bien ses progrès immenses d’ici onze ans, douze si vous voulez ?

— Comment donc !

— Alors nous sommes d’accord : À ce moment la vie sera singulièrement simplifiée, grâce aux dernières découvertes de la chimie, et ce sont tous ces progrès purement scientifiques que l’Exposition aura pour mission de nous montrer — on les connaîtra déjà — ou plutôt de grouper sous nos yeux dans une admirable et éblouissante synthèse. Est-ce clair ?

— À peu près. Des exemples ?

— Des exemples, mais ils pullulent. Ainsi il n’y aura plus besoin de combustibles, de poëles en hiver, de glaces à rafraîchir en été, car, soit en flacon, soit en poudre, on vous vendra, à volonté, chez votre épicier, du chaud, du froid, du vent, de l’air, etc., etc.

— Parfait.

— Attendez, ce n’est pas tout ; on vous vendra également sous un très petit volume, léger et facile à mettre dans sa poche, de la lumière ou de la nuit, de l’obscurité, suivant les besoins du moment, ce qui sera infiniment commode.

Ainsi on se moquera du soleil, du jour et de la nuit, des saisons, des pôles aussi bien que des tropiques et partout la terre deviendra un véritable paradis, grâce à mes flacons de chaud et de froid. Cependant ce n’est rien encore à côté des services que rendront ceux de lumière ou de ténèbres. Ainsi j’ai perdu mon porte-monnaie, la nuit dans l’escalier, Je répands de ma bouteille deux gouttes de lumière et le voilà retrouvé.

En chemin de fer, en omnibus, je fais de l’œil à une délicieuse voisine qui me fait du genou. Crac, je répands deux gouttes de nuit, de ténèbres, autour de nous et, silencieusement, en homme du monde, je lui dérobe un baiser sans que personne y ait rien vu.

Je crois que la vie chimique de l’avenir, ainsi comprise, ne manquera vraiment pas de charme et c’est pourquoi je suis persuadé que sa synthèse et son analyse, tout à la fois, auront un si grand succès, à la prochaine Exposition universelle du Bois de Boulogne.

Commencez-vous enfin à être convaincu ?

— Tout à fait.

— À la bonne heure. Eh bien, puisqu’il en est ainsi, je vais aller jusqu’au bout de mes confidences. Je vous avoûrai que je m’étais bien juré de garder mon secret pour moi seul ; mais vous m’avez séduit.

— Vous êtes trop aimable.

— Pas du tout, c’est vous. Je poursuis ; je ne vous ai encore parlé que du chaud, du froid, de l’air, du vent, de la lumière, de l’obscurité, etc., c’est-à-dire de toutes les ambiances, dans lesquelles nous évoluons. Ce sera, sans doute, déjà une grande révolution, mais puisque vous voulez bien m’écouter, Je vais vous exposer ce que sera la vie chimique directement par rapport au corps humain, lors de la prochaine Exposition. Vous allez voir. c’est absolument épatant !

— Je n’en doute pas.

Cependant onze heures sonnaient au Palais de la Femme et le Château d’Eau allait effronder ses incandescentes merveilles de la nuit…

— Il est tard, je veux vous écouter avec une attention jalouse, et demain à dîner, ici, à la même heure, n’est-ce pas ?

— Entendu.

Et mon brave interlocuteur s’en alla, en me serrant la main, comme subjugué par son intense vision intérieure et en murmurant encore, en descendant l’escalier :

— La vie chimique, c’est l’avenir !