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La vie n’existe pas

Les infiniment petits, les bâtonnets du sang et les rotifères. — Poussière de vie. — La vie est un mythe. — Le triomphe de la chimie !

Dernièrement un jeune et déjà illustre médecin, ne s’occupant spécialement que des applications aussi variées qu’infinies de l’électricité à la thérapeutique et peut-être à cause de cela même un peu plus mon ami, car il connaît ma foi profonde dans l’électricité, à ce point de vue et mes propres travaux, passait tranquillement la soirée chez moi, entre un cigare et une tasse de thé — au pluriel bien entendu.

Nous étions là quelques bons amis, appartenant aux professions intellectuelles les plus diverses, mais, point de contact sérieux, tous partisans résolus de la méthode expérimentale et purement scientifique.

M’adressant à mon ami, je lui dis entre deux bouffées de fumée :

— Eh bien, te voilà nommé directeur d’un laboratoire d’électricité appliquée à la microbiologie ; tu es au comble de tes vœux, tous nos compliments, mais avant de nous quitter dis-nous un peu à quoi t’ont conduit tes études acharnées des microbes, des infiniments petits, dans les grandes lignes bien entendu. Ton esprit sagace, chercheur, fouineur et souvent divinateur ou divinatoire, comme il te plaira, t’a-t-il conduit vers l’inconnu ou simplement mis sur la voie des grandes découvertes scientifiques, destinées à bouleverser le monde ?

— Puisque tu me poses si nettement la question, je répondrai de même : je ne sais si je bouleverserai le monde, mais très certainement, sans fausse modestie, je me crois sur la piste de deux constatations ou comme tu le dis aimablement de deux découvertes qui ne manqueront pas de rendre de grands services par la suite.

La première est appelée à soulager les humains dans une large mesure, puisqu’il est prouvé que la plupart des maladies sont causées et propagées par des microbes et que la plupart de ces petits animaux peuvent être détruits par l’électricité dans des conditions déterminées qui sont encore malheureusement fort mal connues. Mais du moment que l’on est sur la voie féconde du manîment de l’électricité statique, ce n’est plus qu’une question de temps.

Ceci, c’est de l’application de tous les jours, de la thérapeutique qui va bientôt devenir courante, j’en ai la conviction, mais j’ai hâte d’arriver à la seconde constatation purement scientifique ou plutôt philosophique… quand ça ne serait que pour te faire sauter…

— Ça me paraît difficile.

— Eh bien, j’en suis arrivé dans mon étude acharnée des infiniments petits, à cette conviction profonde que la vie n’existait pas ; non, la vie au bas de l’échelle des êtres, n’existe pas, c’est bien certain et nous ne sommes que le jouet d’une illusion qui devait se dissiper avec nos moyens d’investigation, plus puissants chaque jour…

— Comme ça tombe, c’est ce que j’ai toujours dit et pensé moi-même, ne me basant que sur le raisonnement et la logique.

— En effet, je ne veux pas entrer ici dans de longs détails qui vous ennuîraient tous, mais prenez une goutte de notre sang et regardez-là au microscope ; sous vos yeux les bâtonnets, les microbes, les infiniments petits se divisent et naissent à l’infini, sans cesse. C’est ce que l’on appelait autrefois, sans trop savoir ce que c’était, des hematics et des leucocytes. Est-de la vie cela ? jamais de la vie, c’est bien le cas de le dire.

Et ces corps gélatineux, toute cette immense famille des Rotifères, représentant le troisième ordre de la classe des Rototeurs que vous laissez desséchés, inertes et morts, en poussière au fond de votre tiroir, sur une stapule quelconque, et que vos arrière petits-neveux pourront ranimer des siècles plus tard et rendre à la vie apparente, en les mouillant, est-ce encore la vie cela ?

Non, mille fois non, la vie n’existe pas et n’est qu’un mythe décevant, qu’une illusion charmante mais fausse, du moins en bas de la Faune, de l’échelle des êtres.

— Mais qu’est-ce alors, que cette apparence de vie ?

— Oh ! c’est bien simple et ça nous ramène toujours au grand et unique moteur de l’univers c’est-à-dire à-dire à l’électricité, sous l’une de ses trois formes qui est la chaleur. Or, toute combinaison produit de la chaleur. Eh bien quand vous assistez, stupéfaits, à ces naissances infinies et infiniment rapides des microbes, à ces résurrections des rotifères, par exemple, vous n’assistez point à des manifestations de vie d’êtres animés, mais bien simplement à des combinaisons chimiques !

Non, mes amis, encore une fois croyez-moi… Et d’une voix grave et solennelle que je ne lui connaissais pas, subitement transfiguré par la foi supérieure en la science intangible et immortelle, quand elle est expérimentale et repose sur la certitude des faits observés, il laissa tomber lentement ces mots :

La vie n’existe pas, seule la chimie existe.

Involontairement un frisson parcourut l’assemblée et nous eûmes tous comme la sensation que nous étions morts. Mais tout à coup sa femme lui donnant un grand coup sur l’épaule :

— Il est près de deux heures du matin, il faut rentrer.

— Est-ce la vie cela ?

— Je n’ai parlé que des microbes, des infiniments petits…

— Mais pas des grosses bêtes, ponctua sa femme dans un éclat de rire et le couple partit, lui grave, elle l’image de la vie, jeune et ardente.

Nous restâmes encore longtemps rêveurs devant notre thé froid, murmurant machinalement, sans les comprendre les mots fatidiques : La vie n’existe pas, c’est un rêve et seule la chimie est une réalité féconde !

Ô science, voilà bien de tes coups de théâtre et cependant ce doit être vrai et mon ami seul a raison… heureusement que nous appartenons à la catégorie des grosses bêtes, comme disait la femme de mon ami.

Cependant après tout est-ce un bien ? En tout cas c’est si court que la question ne vaut pas la peine d’être discutée, car, dans l’infini du temps et de l’espace, notre vie est aussi courte que la manifestation chimique d’un microbe.

Alors à quoi bon savoir si la vie est un mythe ou une réalité ?