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Le Monde sous-marin

I

Au fond des océans. — Population étrange. — La missive révélatrice.

La plupart des journaux publiaient dernièrement la petite information suivante :

« On sait que la profondeur des mers dépasse les hauteurs des montagnes les plus grandes. Le relief terrestre le plus accentué est le sommet du Gaorisankar (Asie). La plus grande dépression sous l’Océan avait été relevée dans l’Océan Pacifique du Sud ; on lui attribuait 9 425 mètres.

« Un capitaine de la marine des États-Unis vient de découvrir, dans l’Océan Pacifique Nord, une fosse dont la profondeur dépasse toutes celles que l’on connaissait. Cette dépression se trouve entre les îles Mildway et Guam (une des Madrones). Elle a été rencontrée au cours d’une reconnaissance pour la pose d’un câble entre ces deux archipels. Les sondages effectués par le commandant du navire américain ont donné comme résultat moyen : 9 635,76, Nous voilà, à 400 mètres près, à 10 kilomètres pour la plus grande profondeur connue des océans. »

De son côté le Bulletin de la Société des Études coloniales et maritimes dans son numéro du 30 juin 1900, publiait une note très complète sur la profondeur et la température des océans[1].

Cela me remet en mémoire une aventure extraordinaire qui est arrivée à un de mes amis, capitaine au long cours, précisément à cette fameuse fosse Aldrich, dans le Pacifique méridional et qui est bien la plus grande profondeur connue, puisqu’elle atteint comme nous venons de le voir, 9 429 mètres.

Cette aventure très véridique, est tellement extraordinaire que je ne sais comment m’y prendre pour arriver à la conter simplement et clairement, sans omettre ni un point, ni un détail essentiel.

Je ne crois ni à la fatalité des mahométans, ni au destin des anciens, ni à la providence des croyants, cependant je suis bien forcé de reconnaître qu’il y a vraiment une chance extraordinaire dans l’enchaînement des faits que je vais rapporter ici, car si mon ami n’avait pas été un israëlite très érudit qui avait fait ses classes dans sa jeunesse pour être rabbin, avant de devenir capitaine au long cours, par désespoir d’amour, je me demande avec terreur ce qu’il serait advenu d’une découverte si intéressante pour l’histoire de l’humanité et surtout pour l’ethnographie et l’anthropologie.

Donc un jour que mon ami le capitaine Jacob Laquedem se trouvait arrêté sur la fosse avec un fort chargement de cannelle qu’il avait été chercher aux Moluques, il se mit à exécuter très consciencieusement les sondages à grandes profondeurs dont il avait été chargé par un grand savant, père-sondeur célèbre dont on me permettra de taire le nom ici, parce qu’il a mal tourné depuis.

Comme le câble cessait de glisser et qu’il s’arrêtait précisément à la profondeur, depuis vérifiée, de 9 429 mètres 11 centimètres, suivant la coutume d’un câble qui chasse au touché, il crut sentir, à l’appel de ses hommes et après examen approfondi, comme un mouvement rhythmique, très doux, imperceptible, mais régulier et volontaire.

— Diable, se dit-il, les griffes de ma sonde se sont refermées sur quelque poisson ou crabe inconnu qui se débat, cependant il semble se débattre en mesure ; c’est curieux, enfin voyons toujours et il donna l’ordre aux hommes de remonter très lentement, avec beaucoup de précaution dans l’enroulement du câble autour de l’arbre de couche du treuil les 9 429 mètres 11 centimètres en question.

L’opération fut longue et lorsqu’elle fut enfin terminée c’est avec une véritable anxiété que Jacob Laquedem se précipita sur la sonde pour voir quel poisson monstrueux, quel crustacé étrange avait ainsi fait osciller le grelin. Mais les dents d’acier étaient refermée et rien ne dépassait ni ne trahissait la présence d’un être vivant à l’intérieur.

Le capitaine, de plus en plus intrigué, se précipita sur le déclic automatique et lorsqu’il l’eut fait jouer, sa surprise fut grande de voir, non pas un poisson d’une espèce inconnue, mais bien un joli petit coffret en bois des îles rouler à ses pieds.

— Tiens, dit-il, en s’adressant à ses mathurins, voici une boîte qui doit remonter au moins à la reine de Saba et se trouver au fond des mers depuis quelque naufrage préhistorique.

— Pardon, capitaine, fit son second qui était un parisien également fin, instruit et intelligent, comment un coffret en bois, par conséquent léger, peut il ainsi rester au fond des océans, sans nager à la surface ?

— C’est ma foi vrai ; mais en attendant laisse-le moi ouvrir pour voir s’il contient les trésors de la reine de Saba déjà nommée…

Le coffret était fermé par un couvercle qui s’emboîtait hermétiquement et qui était retenu par une boucle et il ne renfermait qu’une feuille pliée en quatre qui avait l’air d’un morceau de fort parchemin ou plutôt de peau de poisson tanné.

Une fois dépliée, la feuille apparut couverte de caractères étranges à première vue, mais après les avoir longuement examinés, tout à coup, comme suffoqué par l’étonnement et la stupéfaction, Jacob Laquedem s’écria :

— Deux choses me renversent dans l’examen attentif et sommaire de ce mystérieux parchemin qui a l’air fabriqué avec une peau de squale, c’est d’abord que ces caractères ont un air de ressemblance étrange avec les caractères hébraïques et sanscrits, mais plutôt hébraïques et, ensuite qu’ils ne paraissent pas remonter à la plus haute antiquité, mais bien écrits il y a quelques heures à peine…

Et comme le capitaine se grattait furieusement la tête, en regardant ces caractères étranges, tout à coup, brusquement, comme sortant d’un rêve, il dit à son second :

— Tu sais que dans le temps j’étais d’une jolie force dans l’art de la cryptographie, je devinais les écritures secrètes les plus conventionnelles, les grilles les plus mystérieuses en moins d’une heure.

Ça m’a bien l’air d’être une langue cousine germaine de l’hébreu. Si je trouve la clef nous sommes sauvés et dans une heure je vous apporte la traduction, car Dieu merci, je sais encore bien mon hébreu et puis ça n’est pas très long.

Nous sommes au repos, le temps est calme, je te laisse le commandement du navire.

Soigne bien mon vieux raffiot et à bientôt…

Et le capitaine, très fiévreux d’impatience, alla s’enfermer dans sa cabine.

  1. Dans son discours présidentiel devant la section de géographie de l’Association britannique, sir John Murray résume ainsi qu’il suit les résultats fournis par les sondages exécutés sur les divers points de l’Océan :

     
     POURCENTAGE DE LA SURFACE TOTALE
    — Profondeurs jusqu’à 180 mètres 
     7
    — de 180 à 1 800 mètres 
     10
    — de 1 800 à 3 600 mètres 
     21
    — de 3 600 à 5 400 mètres 
     55
    — au-delà de 5 400 mètres 
     7

    Plus de la moitié de la surface des mers offrirait donc une profondeur excédant 3 600 mètres. Sur les cartes de « Challenger » toutes les profondeurs de plus de 5 400 mètres ont été indiquées et ont reçu des noms distincts ; on connait actuellement 43 dépressions de ce genre : 24 dans l’océan Pacifique, 3 dans l’océan Indien, 15 dans l’océan Atlantique et I dans les mers antarctiques ; la superficie occupée par ces 43 fosses est évaluée à 7 152 000 milles géographiques carrés, soit environ 7% de la surface totale des eaux. Sur 250 sondages faits en ces points, 24 ont dépassé 7 200 mètres, y compris 5 qui ont dépassé 9 000 mètres.

    Les profondeurs de plus de 7 200 mètres ont été trouvées en 8 des fosses sus-indiquées ; les profondeurs de plus de 9 000 mètres n’ont été trouvées jusqu’ici que dans la fosse Aldrich (Pacifique méridional) à l’est des îles Kermadec et des îles des Amis, où la plus grande profondeur enregistrée atteint 9 459 mètres.

    Sir John Murray constate ensuite que tous les relevés de température faits jusqu’ici dans les mers, indiquent qu’à une profondeur de 180 mètres, la température des eaux reste invariable ou à peu près en toutes saisons. On estime que 92% de la masse des eaux est à une température inférieure à 4,4°C., tandis que, pour la température à la surface des eaux, la proportion n’est que de 16%.

    La presque totalité des eaux profondes de l’océan Indien est à une température inférieure à 1,7° ; il en est de même pour une grande partie de l’océan Atlantique du Sud et pour certaines parties de l’océan Pacifique ; mais dans l’Atlantique du Nord et sur une très large partie du Pacifique, la température est plus élevée. Pour les profondeurs au-delà de 3 600 mètres, la température moyenne des eaux de l’Atlantique est d’environ un degré supérieure à celle de la température moyenne au fond de l’océan Atlantique ; la température moyenne dans le Pacifique a une valeur intermédiaire.

    La profondeur des mers est une région obscure où ne parviennent pas les rayons solaires, aussi la vie végétale est-elle absente sur 93% du fond des océans ; l’abondante faune des grandes profondeurs vit donc de la matière organique assimilée par les plantes poussant près de la surface, dans les eaux profondes et sur les côtes.