Pour lire en automobile/Le Monde sous-marin/05

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V

Comment les hommes sous-marins sont faits. — Coutumes pleines de sagesse

Les êtres humains des deux sexes que nous avions devant nous — car il s’agissait bien de frères ancestraux — étaient entièrement nus, mais cela n’avait rien d’impudique ni de choquant, car vivant au fond des mers depuis près de cinq mille ans, leur corps était recouvert de fines écailles argentées, comme celles des sardines ou de la truite, ce qui leur donnait, sous l’éclat incomparable des lumières électriques et phosphorescentes, des reflets rutilants et chatoyants, tout à fait incomparables et charmants.

Au-dessus des yeux ils possédaient tous deux énormes boules lumineuses qui éclairaient au loin devant eux, deux phares, absolument comme les coucouilles des Antilles et enfin entre les deux épaules une légère protubérance, sans les déformer et sans être disgracieuse, attirait l’œil ; c’est là où se trouvait renfermé l’air, à plusieurs milliers d’atmosphères qui leur permettait de vivre et de respirer librement, tout comme nous, à la surface de la terre, au fond de ces mers profondes.

Telles étaient, au premier coup d’œil, les trois transformations sensibles que leur avait imprimé, à travers les siècles, la grande loi de l’adaptation au milieu, suivant les théories de Lamarck, le célèbre créateur du transformisme.

Cependant, en échangeant des poignées de mains, nous ne tardâmes pas à nous apercevoir qu’ils avaient tous les pieds et les mains légèrement palmés pour la natation, non pas comme un pied de canard, mais ressemblant plutôt aux nageoires des poissons.

Comme ils avaient tous de beaux cheveux flavescents, un teint d’une blancheur de neige immaculée, mais légèrement rosée, sous une impression de joie ou de curiosité et pas du tout d’écailles, même imperceptibles, sur le visage, nous fûmes saisis d’admiration devant la surprenante beauté des jeunes femmes, devant la majesté imposante des vieillards, beaux comme de vieux arabes, seulement en plus clair.

Bientôt Isaac Laquedem, après les premiers compliments, entreprit la conversation, comme il put, en hébreu, avec nos nouveaux amis sous-marins et, fort heureusement, l’on se comprenait mieux et plus facilement encore par la parole que par l’écriture, à condition de parler fort lentement.

Il en résulta que je pus, avec un peu de bonne volonté, suivre à peu près la conversation du capitaine.

Tout d’abord l’éclairage nous intriguait ; nous voyions bien que la lumière phosphorescente, très douce et très vive, tout à la fois, était produite par les deux phares lumineux que tout le monde avait au-dessus des yeux, au milieu du front, mais nous nous demandions comment ils pouvaient aussi posséder tant de lampes électriques, ressemblant fort aux nôtres. Ils nous répondirent que ces ampoules leur avaient été indiquées précisément par celles qu’ils avaient trouvées au fond d’un navire naufragé.

Quand à la production de l’électricité, ils l’obtenaient très facilement, grâce aux montagnes sous-marines, entièrement magnétiques, dont ils étaient entourés.

Je ne voudrais pas allonger ce récit outre mesure ; cependant je dois encore ajouter qu’ils nous firent comprendre comment ils avaient des palais véritables, des grottes étanches, parfaitement éclairées, grâce à un système de portes successives, diminuant la force de pression et de résistance, capable de rendre jaloux Berlier lui-même et dire comment ils nous montrèrent les merveilleux journaux illustrés qu’ils tiraient sur des peaux de grands squales, préparés ad hoc, avec une extrême finesse, solides et souples comme des papiers japonais.

Comme nous leur demandions quel était leur système politique, ils nous répondirent qu’ils en étaient au gouvernement des patriarches, des plus vieux et des plus sages, en république absolument démocratique et égalitaire, sans président, et que leur gouvernement était beaucoup plus sage que le nôtre, ce qui nous parut l’exacte vérité.

En dehors de la chasse, c’est-à-dire de la pêche, ils vivaient à peu près comme nous, se modelant sur nous et instruits par la chute incessante des navires qui chassaient parfois doucement jusqu’au fond.

Comme nous ils ont des bals, des fêtes, des dîners, des théâtres et de superbes promenades, avec des allées immenses, au milieu des forêts de coraux…

Par notre cable nous leur fîmes descendre des caisses de tous les livres, de tous les objets dont ils avaient le désir et leur joie, comme la nôtre du reste, fut sans seconde.

Cependant, le cinquième jour nous pensâmes à remonter, après avoir appris de la bouche même de nos amis que rien que dans le Pacifique et l’Atlantique il y avait sept grands états sous-marins qui représentaient certainement plus de trois cents millions d’habitants dont nous avions, jusqu’à ce jour, ignoré absolument l’existence.

Enfin marchant de surprises en surprises, nous nous apprêtâmes à remonter et nous décidâmes notre ami sous-marin, celui qui le premier avait parlé avec le capitaine Isaac Laquedem, à nous suivre…