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IV

Notre descente au fond du Pacifique. — Une nouvelle race

Nos préparatifs de descente ne furent ni longs, ni compliqués, parce que nous avions longuement médité sur notre tentative et longuement préparé son exécution.

Nous ne nous dissimulions pas que nous avions de grandes chances d’y laisser notre vie. La rupture du câble ou le manque d’air pendant cinq minutes et nous étions bel et bien des hommes morts. Mais que voulez-vous, sans être plus braves que d’autres, la curiosité l’emportait chez nous.

Donc nous avions préparé deux câbles solides, en acier fin, enduits d’une forte couche de quassia-amara pour ôter aux baleines l’envie de nous couper toutes communications, en se jouant ; puis nous avions également pour chacun de nous, au lieu de gros boulets aux pieds un tube énorme, très lourd, très résistant, en acier fin également, cerclé par dessus le marché, pour retenir et égaliser la pression des molécules de l’air obéissant à la force centrifuge, sur les parois, et renfermant simplement de l’air comprimé à 500 atmosphères avec la dose voulue de bioxyde de sodium[1].

Nous en avions chacun deux, un à chaque pied et qui devaient nous assurer de l’air pour une quinzaine de jours. Or, nous comptions bien ne pas rester si longtemps chez nos nouveaux amis.

Enfin par un jeu de soupapes convenablement combinées et graduées, nous n’avions qu’à tenir un petit tuyau autour de notre tête et au besoin de notre bouche, en communication avec lesdits tubes pour respirer librement. Il avait bien fallu organiser ainsi notre affaire, car il n’y avait pas à songer à nous faire envoyer de l’air par une pompe de notre bateau, à cette profondeur.

Enfin nous nous étions chaudement habillés de fourrures pour éviter le froid et l’humidité dans nos scaphandres, quoique notre excellent ami inconnu ait déjà dit au capitaine qu’il ne faisait ni froid ni chaud, plutôt frais, à ces grandes profondeurs et éternellement nuit.

Il est vrai que ces hommes sous marins connaissaient l’électricité et la lumière phosphorescente ; mais en attendant nous fîmes attacher à notre câble pour se dérouler lentement avec nous, un fil pour le téléphone et un fil pour nos lampes électriques.

Ainsi lestés, le grand moment arrivant, après avoir embrassé tous nos mathurins qui pleuraient comme des veaux, nous nous enfermâmes dans nos scaphandres et nos tubes aux pieds, l’immersion commença, d’abord lentement…

Quelque curieux que l’on soit, nous devons avouer que pendant le premier moment nous éprouvâmes une série de sensations qui ressemblaient singulièrement à un fort trac.

Cependant petit à petit nous nous y fîmes et au bout d’une demi-heure, nous demandâmes par téléphone d’accélérer un peu le mouvement de descente.

Chose étrange, à ce moment une espèce de phoque passa près de nous en prononçant très distinctement : papa. Qui avait pu l’instruire ? C’est un mystère que nous n’avons pu encore résoudre, quoique

nous nous soyons arrêtés à un grand nombre d’hypothèses…

Nous descendions toujours dans la nuit noire, en moiteur, mais pas trop mal, perpendiculairement sans chasser. Nous avions un cornet acoustique pour causer entre nous et, comme l’on dit, nous commencions à reprendre du poil de la bête.

À un moment une forte secousse fit craindre au capitaine Jacob Laquedem de perdre ses précieux tubes ; heureusement qu’il n’en fut rien.

Chose curieuse, au fur et à mesure que nous descendions, nous nous sentions plus légers. Il est évident que la pression entre les couches inférieures et les couches supérieures commençait à s’équilibrer.

Enfin, au bout de quatre heures vingt-deux minutes de descente — un siècle ! — nous touchions au fond de la fameuse fosse, à plus de 9 429 mètres sous la surface de l’eau et par conséquent de notre navire.

Nos amis inconnus étaient là pour nous recevoir et au premier abord nous fûmes éblouis par toutes les lumières qui nous environnaient.

Un problème s’était en route posé dans notre esprit : comment allions-nous pouvoir vivre au fond de la mer ? Il nous serait donc impossible de sortir de nos scaphandres.

Mais nos amis que nous avions prévenus de notre descente et de notre visite avaient pensé à tout.

Nous n’eûmes pas plutôt mis les pieds avec nos tubes sur le sable fin des grèves, que nos câbles détachés par des mains expertes, furent fixés solidement à un crampon qui se trouvait là, dans une muraille de granit et que nous fûmes entraînés doucement par une série de couloirs qui se fermaient avec des portes automatiques dans une vaste grotte, superbement éclairée et absolument étanche.

Pour nous c’était le salut et nous pouvions, tout en conservant nos tubes respiratoires, sortir de nos scaphandres.

Lorsque nos hôtes nous virent et nous touchèrent, ils poussèrent des cris de joie et d’étonnement et lorsque nous les regardâmes, nous ne pûmes cacher non plus notre surprise, tant ces frères, séparés de nous, depuis le déluge, c’est-à-dire depuis 4900 ans environ et vivant à près de 10 000 mètres au fond des Océans, nous apparaissaient différents de nous.

— Figurez-vous…

  1. Depuis notre descente, le problème est enfin résolu. Voici ce que Suni disait le 27 septembre 1900 :

    « Les expériences récentes de MM.  Desgrez et Balthazard, touchant les moyens chimiques de purifier une atmosphère en milieu hermétiquement clos, présentent un intérêt « vital » pour les innombrables victimes des « maisons de rapport ». À leur défaut, les scaphandriers, les plongeurs qui vont explorer les fonds océanesques, et les futurs équipages des bateaux sous-marins doivent bénir cette chimie régénératrice.

    « Le problème est simple : il faut faire disparaitre l’acide carbonique rejeté par les poitrines respirantes et redonner l’oxygène qu’enlève la consommation pulmonaire.

    « Une substance providentielle s’est rencontrée qui jouit de la double vertu : c’est le bioxyde de sodium, ou, si on veut, la soude — l’oxyde de sodium — suroxygénée. Prenez un morceau de bioxyde de sodium et mettez-le au contact de l’eau, sans chauffer, à la température ordinaire : de l’oxygène se dégagera et il apparaîtra de la soude susceptible d’absorber l’acide carbonique en s’unissant à lui pour former un carbonate. C’est un reconstituant de l’air épuisé.

    « Au laboratoire du professeur Bouchard, à la Faculté de médecine, MM.  Desgrez et Balthazard ont réussi à faire vivre des animaux en vase clos, pendant des heures, en mettant en jeu des quantités convenables de bioxyde de sodium. Ce corps est un oxydant énergique qui, par surplus, brûle et détruit les poisons dont sont imprégnés les gaz expirés. « Nos expérimentateurs ont voulu appliquer le procédé à la respiration humaine, et ils se sont adressés pour cela au scaphandre Le scaphandrier actuel n’est approvisionné que difficilement de l’air nécessaire au cours de ses évolutions sous l’eau par le moyen de pompes spéciales manœuvrées du bateau.

    « Avec le bioxyde de sodium, plus de manœuvre de pompes.

    « Le scaphandrier de MM.  Desgrez et Balthazard emportera avec lui, pour ainsi parler, de l’air en tablettes qui sera contenu dans un appareil ad hoc et qui « réagira » au fur et à mesure du besoin.

    « Voici le principe de l’appareil :

    « Une boîte prismatique en acier se trouve divisée en compartiments par des tablettes horizontales superposées dont chacune porte une provision de bioxyde. Un mouvement d’horlogerie fait basculer à intervalles de temps égaux, calculés suivant l’activité respiratoire, les tablettes successives ; à chaque coup, le bioxyde vient tomber dans une autre boîte contenant de l’eau, et l’œuvre chimique s’accomplit, réalisant l’absorption de l’acide carbonique produit et l’exhalation d’oxygène « neuf ».

    « Un petit ventilateur, mis en mouvement par l’électricité d’un accumulateur, provoque une circulation continuelle de l’air vicié et de l’air régénéré dans l’appareil et dans l’espace clos qui constitue « l’armature » du plongeur. Le bon air pénètre sans cesse à portée de la bouche.

    « La partie supérieure du corps est isolée dans une veste scaphandre hermétique avec l’appareil de régénération. Tout le système ne pèse que douze kilos et le volume d’air qui circule est de cinq litres à peine, mais de cinq litres constamment renouvelés, comme les cinq sous du Juif-Errant…, avec deux cents grammes seulement de bioxyde pour le travail d’une heure »

    De son côté, l’Aurore publiait la note suivante le 3 novembre de la même année :

    « On sait qu’un animal enfermé dans un espace confiné finit par périr asphyxié au bout d’un temps plus ou moins long par suite de la disparition de l’oxygène de l’atmosphère usé par la respiration et remplacé par de l’acide carbonique. Ce phénomène est encore plus rapide chez l’homme, Aussi l’on doit assurer le renouvellement de l’air dans tous les cas, et ils sont nombreux, où l’homme est enfermé dans un local étanche.

    « Les savants cherchèrent pendant longtemps une substance capable de régénérer cet air vicié, en détruisant l’acide carbonique qu’il contient et en lui restituant de l’oxygène.

    « Il y a quelques semaines, l’Académie des sciences reçut une note de deux savants français, qui annonçaient avoir résolu le problème. La substance dont ils se servaient était le bioxyde de sodium.

    « M.  Jobert vient de réclamer la priorité de l’invention, qu’il avait décrite dans un pli cacheté déposé le 28 avril 1898. Le bioxyde de sodium fixe l’acide carbonique de l’air et donne de l’oxygène à la place. M.  Jobert, dans une nouvelle note, annonce qu’il a trouvé des applications industrielles de sa découverte. »

    Enfin, la Chronique Industrielle ajoutait, de son côté :

    « À l’occasion de la présentation à l’Académie des Sciences, de l’appareil imaginé par MM.  Desgrez et Balthazard, qui permet de rendre indéfiniment respirable un volume restreint d’air confiné, en produisant par le bioxyde de sodium l’absorption de l’acide carbonique et son remplacement par un égal volume d’oxygène. M.  Derennes a entretenu cette assemblée de l’emploi du bioxyde de sodium pour l’assainissement des puits envahis par l’acide carbonique.

    « Cette invasion est extrêmement fréquente et pour y remédier, on emploie des ventilateurs ; ils donnent des résultats satisfaisants, mais ils exigent une installation spéciale et l’emploi d’une force motrice. On fait également usage de tuyaux ou de buses en bois, à l’intérieur desquelles on descend un petit foyer pour provoquer le renouvellement de l’air, etc. On a aussi recours à l’emploi d’un lait de chaux, qui absorbe en très peu de temps l’acide carbonique. Mais, le plus souvent, l’air vicié qui remplit un puits est un mélange d’acide carbonique et d’azote, représentant de l’air dans lequel l’oxygène est remplacé par un égal volume d’acide carbonique, si on absorbe l’acide carbonique par la chaux, il reste de l’azote. La solution paraît donc incomplète.

    « Maintenant qu’on connaît les propriétés du bioxyde de sodium industriel, il semble que l’emploi de ce corps résout complètement le problème. L’acide carbonique est absorbé ; l’air reprend sa composition normale La seule objection qu’on puisse faire, c’est la difficulté d’avoir partout, en approvisionnement, un produit tel que le bioxyde de sodium. »

    Donc, la question est résolue, et notre petite exploration sous-marine, qui était originale et assez courageuse il y a quelques années, ne serait plus aujourd’hui qu’un jeu d’enfant !

    À qui le scaphandre ?