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Longévité des bêtes

Les poissons et les oiseaux. — Mémoire surprenante. — Curieuse enquête scientifique.

La plupart des journaux bien informés publiaient il y a quelque temps la surprenante information suivante :

La longévité des brochets.

Pour extraordinaire qu’il puisse paraître, le fait que voici est affirmé par un savant.

D’après lui, un des brochets que l’on peut voir à l’aquarium impérial de Saint-Pétersbourg, est né vers la fin du quinzième siècle et ne s’en porte pas plus mal, malgré ses quatre cents ans d’âge et de captivité.

Le professeur ajoute que le fait n’est pas aussi invraisemblable qu’on serait disposé à le croire et cite divers autres poissons du même aquarium qui ont dépassé plusieurs siècles.

Frappé par le côté véritablement mystérieux et passionnant de cette dépêche, je me suis mis immédiatement en rapport avec l’illustre savant Pétersbourgeois qui désire garder l’anonyme par modestie et me suis permis de lui envoyer un programme de toute une série d’expériences scientifiques que je le priais de bien vouloir exécuter, en lui demandant de me tenir au courant des résultats obtenus.

Avec une sagacité et un flair qui dépasse de cent coudées celui des artilleurs les plus renommés, l’illustre savant a bien voulu suivre à la lettre mes instructions et les résultats ont dépassé de beaucoup ses espérances et les miennes, comme on va pouvoir en juger par la lettre suivante qu’il vient de me faire l’honneur de m’adresser :

Monsieur et honoré confrère,

En recevant vos instructions, j’ai tout de suite reconnu que j’avais affaire à un naturaliste distingué (merci) et, vos instructions étant pour moi le trait de génie qui éclairait ma lanterne (sic), je me suis empressé d’exécuter scrupuleusement le programme que vous aviez bien voulu me tracer et qui devait être si fécond, puisqu’il m’a permis de constater d’une manière définitive la longévité et la mémoire des poissons et des oiseaux — ces frères de la nature — puisqu’ils nagent tous dans un fluide de densité différente. J’ai commencé par m’informer de l’endroit où avait été capturé le brochet vénérable qui a plus de quatre siècles révolus d’existence ; je ne tardai pas à savoir qu’il avait été pris dans un lac non loin de la capitale.

Avec la permission des autorités, je le remettais avec mille précautions dans le lac de ses ancêtres et comme l’eau en est très limpide, je suivis avec une émotion poignante et une petite barque ses premières évolutions.

Il fut d’abord un peu dépaysé — ce qui se comprend après une aussi longue captivité. Mais bientôt je le vis filer comme une flèche entre deux eaux pour aller retrouver un autre brochet aussi gros que lui et immédiatement ils se livrèrent tous deux à des manifestations de joie non équivoques et à des bonds qui me prouvaient qu’ils se reconnaissaient.

Immédiatement, avec un appareil très perfectionné que j’ai inventé, je capturai de nouveau le brochet quatre fois centenaire de l’aquarium et l’autre ; après un examen attentif je reconnus que ce dernier était une femelle et portait un signe particulier sur la tête, de même que le brochet de l’aquarium possède une légère tache sous la queue, et par un phénomène bien curieux, la plupart des jeunes brochets qui sont actuellement dans le lac possèdent, fort atténués, à la vérité, les deux signes révélateurs. Allez donc, après cela nier la puissance de l’atavisme à travers les siècles. Il n’y avait plus de doute possible, ces deux représentants vénérables des brochets étaient bien le père et la mère de tous les brochets de l’aquarium aujourd’hui dans le lac et le brochet aura reconnu spontanément la compagne de sa jeunesse, celle qu’il avait aimée il y a quatre siècles, la mère de ses enfants : Ô prodige de la mémoire chez les animaux !

Mais ce n’est point tout et j’arrive au côté vraiment merveilleux de mes expériences ; toujours pour me conformer à vos instructions, je replace mon brochet dans le lac, en gardant captive, cette fois, sa compagne.

Comme la première fois, lorsqu’il fut à l’eau, je le suivis avec ma barquette, lentement il traversa tout le lac, mais tout à coup, en passant devant la maison de l’éclusier, il s’arrêta, fit des bons hors de l’eau et se mit à pousser des petits cris de joie, ce qui est très rare chez les poissons, tandis qu’un perroquet qui se trouvait dans une cage devant la maison de l’éclusier se mit à battre gaiment des ailes, en criant à plusieurs reprises en russe vieux style : Coucou, ah le voila !

J’avoue que je restai stupéfait, anéanti, renversé, il ne m’avait jamais été réservé dans ma longue carrière de savant, d’assister à un pareil spectacle, il n’y avait pas de doute possible, le poisson et l’oiseau, le brochet et le perroquet se reconnaissaient !

Je fis une enquête fébrile et j’appris que l’écluse ne remontait pas à plus d’un siècle, mais qu’elle était gardée de père en fils par la même famille et que le perroquet avait été donné au premier éclusier par une pauvre famille de pêcheurs établis là depuis des siècles.

Immédiatement j’examinai le perroquet et par une étude attentive de sa langue et de ses dents je pus acquérir la conviction qu’il était né lui-même en 1460, c’est-à-dire sept ans après la chute de Constantinople !

Tout alors s’éclairait d’un jour nouveau pour moi, le brochet et le perroquet, vieux contemporains, s’étaient bien reconnus et la mémoire des oiseaux et des poissons n’était plus à mettre en doute.

Voilà, Monsieur et très honoré confrère, les résultats de mon enquête, vous en avez été l’inspirateur. Je crois qu’elle fera faire un pas considérable à l’histoire naturelle et je vous prie de croire à mon éternelle gratitude.

Daignez agréer, etc.

Je n’ai rien à ajouter à cette intéressante missive, trop heureux d’avoir pu, pour ma modeste part, arriver à fixer définitivement la science sur la longévité surprenante et la mémoire plus surprenante encore des poissons et des oiseaux !