Pour lire en automobile/Préface

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Pour lire en automobileBerger-Levrault (p. i-xi).


Préface



À proprement parler, ceci n’a point la prétention d’être une préface, mais simplement une toute petite notule et, si j’ajoute un qualificatif à ce mot qui n’en a pas besoin, étant lui-même un diminutif du radical, suivant la mode italienne, c’est que je tiens particulièrement à en souligner le peu d’importance.

Depuis longues années, mettons depuis la guerre — la date fatidique — si vous voulez, j’avais rêvé d’écrire un certain nombre de nouvelles fantastiques, reposant toutes, ou à peu près, sur une donnée scientifique, continuant ainsi agréablement — pour moi du moins — les traditions d’Hoffmann, d’Edgar Poë et même parfois du plus moderne Jules Verne.

Et puis, les années ont passé, le besoin de précision scientifique s’est fait sentir, chaque jour, plus impérieux, les occupations et les préoccupations quotidiennes de la vie du journaliste m’ont enveloppé — j’allais dire enlizé — un peu plus chaque jour et c’est à peine si j’ai eu le temps de semer parfois quelques chroniques, répondant à peu près au plan primitivement conçu.

Cependant, il y a quelques deux ou trois ans, un journal de Bretagne, l’Ouest Républicain, qui avait entendu parler de la façon odieuse et imbécile dont j’avais été poursuivi par huit cent neuf curés bretons et de la façon encore plus ridicule et monstrueuse dont j’avais été condamné pour avoir dit la vérité, m’offrait l’hospitalité, en m’invitant précisément et fort aimablement, par l’entremise de son rédacteur en chef, mon excellent confrère Adolphe Henry, à mettre enfin sur pieds un projet si longtemps caressé — je ne dis pas mûri, car alors blet serait peut-être le qualificatif plutôt désirable.

J’hésitais encore un peu, de plus en plus absorbé par les multiples travaux de ma vie de journaliste, écrivant un peu partout et toujours dans la bataille, lorsqu’une circonstance tout à fait imprévue et en dehors vint me décider à poursuivre la réalisation, sinon intégrale, du moins partielle, de mon vieux projet.

Il y avait une place et même plusieurs, si je ne m’abuse, libres dans la section d’histoire générale et de philosophie de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, et je me décidai à poser ma candidature ; ayant publié une vingtaine de volumes au moins dans ma vie et en ayant écrit la valeur de plus de deux cents dans la presse, j’avoue que je me croyais modestement quelques titres.

Naturellement, je fis les visites traditionnelles, sinon obligatoires ; la plupart des membres de la docte assemblée me reçurent avec la courtoisie aimable et froide de sphynx qui ont l’intention d’émotionner les âmes timides, mais certains, moins maîtres d’eux, ne purent cacher leur surprise :

— Mais, Monsieur, vous n’êtes point philosophe. Historien, peut-être, mais point philosophe du tout.

J’avoue, qu’à mon tour, je ne pus dissimuler ma profonde stupéfaction.

— Comment, pas philosophe pour dix centimes — je ne dis pas deux sous, par respect pour le système métrique, qui est une des gloires de mon pays — mais, je ne suis que cela, et il me semble, mon cher futur collègue, que nous sommes les victimes du plus abominable des malentendus.

Voyons, expliquons-nous bien. Tout le monde sait que la Théologie tenait au Moyen-Âge la philosophie en humiliante servitude, — ancilla theologiæ — et que ce n’est que beaucoup plus tard, avec les encyclopédistes, si vous voulez, qu’elle parvint enfin à s’affranchir tout à fait.

Mais, tout le monde sait aussi que la philosophie pure, celle de l’école, ne devait pas tarder à disparaître à jamais avec Cousin, Jouffroy, Royer-Collard, ses derniers représentants.

À moins que l’on ait, tout à la fois, la naïveté et l’audace de se considérer comme philosophe, parce que l’on passe son temps à ressasser les écoles d’antan, en écrivant de jolis devoirs de rhétorique sur Kant, Hégel ou Descartes.

Est-ce à dire que la philosophie disparaissait avec eux ? Pas le moins du monde ; seules, les formules surannées avaient vécu et aujourd’hui les chimistes, les électriciens, les naturalistes, les botanistes, les sociologues, aussi bien que les économistes, les savants de tous ordres, arrivant avec la méthode expérimentale comme moyen et la découverte de la vérité, l’application de la justice comme but, sont bien les seuls philosophes des temps modernes ; devant qui les foules doivent se découvrir avec respect, car c’est par leurs travaux que toute grande démocratie doit espérer parvenir à un idéal de bonheur relatif dans l’avenir…

Donc, à ce point de vue, j’avoue qu’avec mes travaux économiques et coloniaux, j’avais la naïveté grande de me croire archi-philosophe.

— Eh bien, Monsieur, c’est là votre erreur, ici, de l’autre côté de l’eau, nous avons le regret de vous dire que nous nous en tenons toujours aux vieilles formules de l’éclectisme.

Comme j’ai toujours été rempli de déférence, dans ma jeunesse par bonté d’âme et maintenant par égoïsme, pour la vieillesse, étant à peu près dans l’antichambre de la respectable personne et n’étant pas entêté par nature, je suis sorti de mes visites, bien résolu à obtempérer aux dits conseils, comme dit le célèbre colonel, et voilà pourquoi je me suis tout à fait décidé à écrire le présent volume, qui est, cette fois, je l’espère du moins, tout à fait philosophique.

On le trouvera peut-être un peu bien scientifique, c’est que je n’ai pas pu tout à fait dépouiller le vieil homme ; un peu bien fantaisiste, çà c’est le condiment indispensable du temps présent et si le sel n’en est pas toujours attique, cela tient simplement à ce que je suis né en plein Paris, sur la butte aux Moulins, entre la maison de Molière et l’Opéra et non point à l’ombre de l’Acropole.

Ces explications étant données à seule fin de passer définitivement pour un philosophe sérieux, suivant les formules consacrées et pour obtenir mon pardon, je dois dire pourquoi ces nouvelles ont été ramenées presque toutes à la forme compendieuse d’une simple chronique.

Je le répète, c’est que mon rude métier de journaliste, menant la bataille ardente des idées pour la justice et la liberté, au jour le jour, dans vingt journaux, ne me laisse guère le temps de ciseler avec amour de longues nouvelles, à la manière de l’auteur des Contes Fantastiques.

Et puis j’ai pensé qu’à notre époque, où tout est pressé, actif, ardent et bruyant ; c’était peut-être meilleur d’écrire des nouvelles brèves pour arriver à se faire lire et à vulgariser ses idées, son système philosophique.

— Comment vous avez donc un système philosophique.

— Certainement et il tient en un mot : arriver à la justice et à la liberté, par la bonté et la tolérance, avec l’application intégrale des Droits de l’Homme et des grands principes de la Révolution qui doivent être l’honneur de la République, la gloire de la France, que dis-je, le patrimoine même de l’humanité tout entière, réconciliée dans la paix et dans le travail universel…

— Utopie que tout cela dira-t-on.

— C’est possible, mais sur ce terrain de la perfectibilité humaine, cher à mon père, je veux mourir avec mes illusions généreuses qui doivent toujours, il me semble, bercer doucement le couchant apaisé du philosophe — car n’oublions pas que je suis philosophe, en ce moment.

Enfin, pourquoi ne l’avourais-je pas, j’ai aussi voulu laisser quelque chose de moi-même qui soit comme une carte de visite sincèrement attendrie — pas la dernière, si possible — auprès des miens et de mes vieux amis, et, sur ce point, pour bien traduire toute ma pensée, je ne saurais mieux faire que de rappeler ici les éloquents et combien douloureux passages de Guy de Maupassant, que mon excellent ami et confrère Pol Neveux rappelait si justement au mois de mai de l’année dernière à Rouen, si j’ai bonne mémoire :

« Dans son appétit du néant, Maupassant a été jusqu’à nier son propre effort. Je retrouve ces lignes dans une lettre ignorée : « Moi, je suis incapable d’aimer vraiment mon art. Je le juge trop, je l’analyse trop. Je sens combien est relative la valeur des idées, des mots et de l’intelligence la plus puissante. Je ne puis m’empêcher de mépriser la pensée, tant elle est faible, et la forme, tant elle est incomplète. J’ai vraiment, d’une façon aiguë, inguérissable, la notion de l’impuissance humaine et le mépris de l’effort qui n’aboutit qu’à de pauvres à peu près…

« Si jamais je pouvais parler devant quelqu’un et non devant une barrière, je laisserais sortir peut-être tout ce que je sens au fond de moi de pensées inexplorées, refoulées, désolées. Je les sens qui me gonflent et m’empoisonnent, comme la bile chez les bilieux. Mais si je pouvais un jour les expectorer, alors elles s’évaporeraient peut-être, et je ne trouverais plus rien en moi qu’un cœur léger, joyeux, qui sait ? Penser devient un tourment abominable quand toute la cervelle n’est qu’une plaie. J’ai tant de meurtrissures dans la tête que mes idées ne peuvent remuer sans me donner envie de crier : « Pourquoi ? Pourquoi ? » Dumas dirait que j’ai un mauvais estomac. Je crois plutôt que j’ai un pauvre cœur honteux et orgueilleux, un cœur humain, ce vieux cœur humain dont on rit, mais qui s’émeut et fait mal et dans la tête aussi ; j’ai l’âme des Latins, qui est très usée. Et puis, il y a des jours où je ne pense pas comme ça, mais je souffre tout de même, parce que je suis de la famille des écorchés. Mais cela, je ne le dis pas, je ne le montre pas, je le dissimule même très bien, je crois. On me pense, sans aucun doute, un des hommes les plus indifférents du monde. Je suis sceptique, ce qui n’est pas la même chose, sceptique parce que j’ai les yeux clairs. Et mes yeux disent à mon cœur : « Cache-toi, vieux, tu es grotesque ! » Et il se cache…

Puis il a peur de la mort :

« Il mourra bientôt à son tour. Il disparaîtra et ce sera fini… Quelle affreuse chose ! D’autres gens vivront, riront, s’aimeront… Est-ce étrange qu’on puisse rire, s’amuser, être joyeux sous cette certitude éternelle de la mort ! »

« Jamais un être ne revient. Il en naîtrait des millions et des milliards à peu près pareils, avec des yeux, un nez, une bouche, un crâne, et dedans une pensée, sans que jamais celui-là reparût qui était couché dans ce lit… C’était fini pour lui, fini pour toujours. Une vie ! Quelques jours et puis plus rien !… Et pourtant chacun porte en soi le désir furieux et irréalisable de l’éternité, chacun est une sorte d’univers dans l’univers et chacun s’anéantit bientôt complètement dans le fumier des germes nouveaux. Les plantes, les bêtes, les hommes, les étoiles, les mondes, tout s’anime, puis meurt pour se transformer. Et jamais un être ne revient ensuite, homme ou planète ! »

Ainsi s’exprimait-il tragiquement dans Bel Ami. C’est l’éternelle histoire de tous les gens de lettres, de tous les penseurs qui ont toujours le désir de se survivre et j’ai pensé que je ne saurais faire ma propre confession avec une sincérité aussi persuasive et aussi empoignante…

Encore un mot : C’est au public aussi indulgent que bénévole à se prononcer sur le sort de ce volume et sur les subséquents ; s’il lui réserve bon accueil, je le préviens charitablement qu’il y en a quatre tout prêts, parallèles et équipollents, comme dirait l’aimable colonel, sans préjudice de la suite à venir.

Si donc, ces histoires vous amusent, comme dit la chanson, nous pourrons les recommencer… pardon, les continuer, ce qui vous prouve bien que leur sort et le mien dépendent de votre arrêt et, pour une fois, chers lecteurs, il m’est doux de penser que vous voudrez vous montrer pitoyable pour un pauvre diable de philosophe — le dernier sans doute, suivant la formule officielle, s’il est parvenu à en conserver le secret — et surtout toujours plein de bonne volonté !


Paul VIBERT.