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Un canon monstre

Nouveau moyen de défense. — Sur les cotes et à la frontière. — Une découverte surprenante.

Toutes les fois qu’il y a une guerre sur la surface du globe qui fait du bruit et empoigne l’opinion publique, vous pouvez être sûr et certain qu’elle fera surgir immédiatement une quantité d’inventions plus ou moins pratiques et encore plus de projets chimériques.

Ceux qui sont malheureusement assez âgés pour avoir assisté à la guerre de 1870, se souviennent comment tous les jours ils se présentaient deux ou trois inventeurs et cinquante fous au ministère de la guerre pour indiquer le moyen de réduire de suite en poussière les Prussiens.

Sur une petite échelle évidemment, la guerre étant éloignée et ne nous touchant pas directement, les événements de l’Afrique Australe viennent de produire le même effet et je veux raconter ici la conversation que je viens d’avoir avec un inventeur — fort sérieux celui-là — qui m’a soumis un nouveau projet de canon monstre, qui, je l’avoue, m’a fort séduit.

Après les compliments préliminaires, mon ingénieur-inventeur poursuivit en ces termes :

— Vous n’êtes point au courant des problèmes si curieux et si compliqués de la balistique, dites-vous ; permettez-moi de n’en rien croire et, en tout cas, vos travaux en astronomie et en cosmogonie vous ont admirablement préparé pour m’écouter et me comprendre…

Je n’avais qu’à m’incliner en protestant du geste, il reprit.

— Vous n’ignorez pas que dans ces dernières années, sans remonter aux calendes grecques, la balistique telle qu’on l’entendait depuis la plus haute antiquité, n’existe plus. C’est facile à comprendre, prenez la pierre de la fronde des habitants primitifs des Îles Baléares, le Bomrang du sauvage australien — quand il y en avait encore — la baliste des anciens et même les fusils à pierre, il n’y avait là que des problèmes de balistique, c’est entendu ; mais du jour où, coup sur coup, on a inventé les canons rayés, la poudre sans fumée et les explosifs, on s’est trouvé en face d’une foule de problèmes nouveaux de force, de résistance, d’expansion des gaz, etc., qui mettaient en jeu directement la physique, la chimie et la dynamique craquait de toutes parts dans son domaine scientifique, les sciences exactes étant parfois impuissantes elles-mêmes à nous donner de suite toutes les formules demandées.

— C’est très exact.

— Vous voyez bien. n’est-ce-pas, que l’on ne devait pas tarder, dans l’état actuel de la science, à ne pas avoir des obus chargé de plus d’explosifs, sous peine d’éclater. Ici, je ne m’occupe même pas des considérations matérielles de dépenses qui sont énormes, car un coup de canon coûte des sommes folles, mais des impossibilités d’aller plus loin, de faire de plus gros engins qui portent plus lourd et plus loin.

Le dernier mot de l’artillerie moderne semblait donc dit, du moins pour le moment.

— C’est bien mon avis.

— Oui, mais j’étais, comme tout inventeur, et cela va vous faire rire, poursuivi, hanté par deux idées : la première de trouver des canons beaucoup plus meurtriers, car je pense que c’est le meilleur moyen d’éviter la guerre…

— Comme vous avez raison et comme je suis de votre avis. Le plus grand philanthrope, celui qui méritera une statue en or massif, sera celui qui aura trouvé le moyen d’anéantir une armée en cinq minutes, car alors la guerre sera rendue virtuellement impossible…

— Évidemment. Ma seconde idée était de servir utilement mon pays : eh bien, monsieur, après de longues recherches, non plus seulement sur la balistique, mais surtout sur les problèmes des mouvements et des forces, tels que nous les montrent la statique et la dynamique, associées à la physique et à la chimie, je suis parvenu à inventer un canon beaucoup plus fort que tous les canons connus ; qui peut jeter la mort sur une armée, sur une flotte à dix lieues de distance en mer.

— Alors vous avez obtenu aussi de longues portées ?

— Oui, Monsieur.

— Vous pouvez envoyer un boulet renfermant une masse énorme de dynamite, d’explosifs à quarante kilomètres ?

— Dix mille kilogrammes, si vous voulez.

— Mais quelle longueur a donc votre canon ?

— Depuis cinq cents mètres jusqu’à douze kilomètres, ça dépend.

Et comme je faisais un haut-le-corps, le regardant d’un air ahuri, il déposa lentement son cigare dans un petit cendrier japonais, en étendant la main sur la table :

— Je ne suis pas fou, veuillez m’écouter, vous allez me comprendre.

Je viens cependant de vous indiquer qu’il me fallait trouver le moyen de vaincre toutes les difficultés de force, de résistance, d’expansion des gaz, etc.

Eh bien, mon canon, je le construis dans les Pyrénées, dans les Alpes, sur les hauteurs d’Ingouville pour défendre le Havre. Je fais d’abord un long tunnel, sous la montagne, braqué sur la frontière ou sur la mer, je le revêts d’une triple couche de mortier et de meulière, revêtue elle-même de forts cercles d’acier fondu et à l’intérieur je place une série de cercles énormes, épais, rivés ensemble et brasés également en acier fondu. C’est mon canon et sa force de résistance est telle que je puis y mettre la charge que je veux, il ne peut plus éclater où la montagne sauterait avec lui…

— Je commence à comprendre, mais comment faites-vous pour lancer le boulet ?

— Pardon, je n’ai plus de boulet, mais un petit chariot qui suit et épouse intimement le tube rayé, depuis l’âme, et tout cela avec une exactitude de pièce d’horlogerie.

— Mais comment obtenir assez de rapidité et pas d’échauffement pour votre chariot-boulet dans ce long trajet de 500 mètres à 12 kilomètres, dites-vous, dans votre canon ?

C’est bien simple. Vous connaissez le principe du chemin de fer hydraulique, sur rails, mû par l’eau ; sa vitesse théorique est presque illimitée, parce que la force de résistance est presque rendue nulle.

Eh bien, mon chariot repose sur ce principe, seulement je remplace l’eau par de l’huile fine de pied de bœuf et avec ma charge j’obtiens ainsi une vitesse et une force énormes, puisque, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, je puis lancer dix mille kilogrammes d’explosifs à 40 kilomètres en mer, du Havre, par exemple.

— C’est admirable…

— Attendez, ce n’est pas tout ; pour augmenter encore la vitesse de mon projectile et la force initiale, pour diminuer la résistance dans le tube de mon canon monstre, j’y fais faire le vide par des machines très puissantes, le tube étant fermé et il s’ouvre automatiquement, au moment où le coup est tiré. Vous le voyez, je crois que j’ai pensé à tout, autant que la chose est possible à un homme ; du reste je tâcherai de le perfectionner encore.

— Et vous comptez en construire beaucoup comme cela ?

— Mais je voudrais d’abord pouvoir débuter par nos grands ports.

Excellente idée : mais qu’est-ce que vous pensez que pourra coûter chaque coup de canon ?

— Ça dépendra de la longueur de l’installation. Mettons, si vous voulez, en chiffres ronds, de 325 000 à 775 000 francs.

Et comme je paraissais un peu effarouché, mon savant et aimable inventeur, me fit fort judicieusement remarquer qu’il ne fallait jamais lésiner avec la défense nationale.