Pour lire en bateau-mouche/10

La bibliothèque libre.

Un paquet d’aiguilles

Un étui singulier. — Pelote vivante. — Nouvelle et ingénieuse application de l’électricité. — Un accident aussi bizarre que sentimental !

La plupart des journaux ont raconté avec force détails, il y a quelques jours, l’extraordinaire aventure de cette brave petite bonne de Saint-Germain-en-Laye qui, dans son enfance, avait fait un véritable sport d’avaler des aiguilles.

Aussi bien je pourrais, à mon tour, raconter la chose par le menu, mais il me semble infiniment plus simple de commencer par rappeler ici le récit assez complet qu’en a fait le Petit Journal, car, pour moi, ce n’est que le point de départ de ce que j’ai moi-même à conter sur semblables sujets :

« Une fillette d’une douzaine d’années — cet âge est sans prudence — pariait avec une de ses petites camarades d’avaler un paquet de cinquante aiguilles. L’enjeu était de deux sous. La jeune parieuse, Julienne Landrieux, avala les aiguilles et gagna les deux sous.

« Le fait remontant à cinq années, le gain était depuis longtemps dissipé et les aiguilles oubliées, lorsque, tout à coup, la semaine dernière, Julienne Landrieux, devenue grande fille, ressentit simultanément une piqûre au bras, à la gorge et à la poitrine. Elle porta la main aux points douloureux et son doigt rencontra trois têtes d’aiguille.

« Le patron de Julienne, M. Devaux, épicier à Saint-Germain-en-Laye, conduisit aussitôt son employée chez M. Mouchy, un pharmacien voisin, qui extirpa, non sans quelques difficultés, les aiguilles.

« Mais, hélas ! sa besogne n’était pas terminée. À chaque instant, Julienne Landrieux est obligée de recourir aux bons soins du pharmacien, car les aiguilles semblent s’être donné le mot pour sortir. Il en apparaît sur les parties les plus imprévues du corps : une vingtaine sur le dessus d’une main, une dizaine sur un bras, une demi-douzaine dans le cou et près de l’œil, etc. L’insouciante jeune fille en attend même encore. Loin de s’effrayer, elle s’amuse presque de cette sortie en masse, sans se douter du danger que peut lui faire courir une seule de ces petites pointes d’acier dévoyées.

« La majeure partie d’entre elles sont blanches et propres ; quelques-unes, cependant, sont rouillées et il y en a de cassées. Toutes partent la tête en avant.

« Il y a déjà quatre jours que dure la sortie des aiguilles, et il est impossible de savoir au juste quand cesseront les visites au pharmacien. »

Cette petite histoire n’est pas banale, sans doute ; cependant je dois dire que, sans être précisément quelconque elle ne constitue pas une exception et qu’il m’a déjà été donné, pour mon compte personnel, d’observer semblable phénomène, ou semblable toquade, si vous aimez mieux, chez un certain nombre d’enfants et d’adultes — dans l’âge mûr on renonce volontiers à ce genre de sport qui n’est point, quoique l’on dise, dépourvu de certains dangers.

Je ne veux pas rappeler ici une longue nomenclature de jeunes sujets des deux sexes qui étaient atteints de l’aiguillophagie, que l’on me pardonne ce néologisme ici nécessaire.

Je pense que cela serait fastidieux pour mes lecteurs et que le sujet, encore qu’il ne manque pas, évidemment de pointes, gagnerait à être traité sérieusement, dans un mémoire à l’Académie de Médecine — section de tératologie, paragraphe des perversions du goût. N’est-ce pas, mon vieux Moreau de Tours ?

Aussi je vais m’en tenir à un seul cas qui s’est produit justement, sous mes yeux pour ainsi dire, en Amérique et également sur une jeune fille du même âge.

Aller en Amérique en mission économique et y faire de l’électricité appliquée aux perversions du goût, voilà qui est amusant et qui prouve bien une fois de plus que tout arrive sur Terre… à moins que ça n’arrive pas — les deux hypothèses étant également justes.

Donc, une jeune fille de couleur, âgée de dix-sept ans, avait avalé cinq ans auparavant et même plus, car le petit exercice avait bien duré près de deux années, un certain nombre d’aiguilles, seules ou par petits paquets séparés et n’en avait jamais été incommodée, tout comme notre aimable enfant de Saint-Germain-en-Laye.

Mais voilà qu’un beau jour, entraînées dans le courant de la circulation — cliché connu qui n’a pas encore été mis en musique — les aiguilles veulent sortir toutes à la fois ou quasiment, et se mettre à tourmenter furieusement l’épiderme de la pauvre fille. Une première extraction opérée par le pharmacien du quartier, révéla rapidement la nature du mal ; mais qu’y faire, pour ôter tout le métal idem sous forme d’aiguilles ?

Comme on savait dans le pays que je passais ma vie, le nez collé sur mon sismographe, autant dire, pour observer l’influence des secousses sismiques ou terrestres, comme il vous plaira, sur la croissance rapide de la flore et plus particulièrement sur les plantes vivrières — travaux épatants qui en passant ne m’ont pas encore conduit à l’Institut, — on vint tout de suite me chercher pour me demander si je ne pourrais pas soigner cette jeune et intéressante pelote vivante, cet étui de chair et d’os plutôt, par l’électricité.

Le cas était curieux, je répondis que j’allais essayer et fort heureusement je ne tardai pas à trouver la méthode à suivre et voici comment :

Je fis venir de chez un constructeur électricien de mes amis une dynamo assez puissante, mais je constatai de suite que ça causait des douleurs très vives à ma jeune patiente en en approchant et que ça faisait plutôt chahuter ou transbahuter, comme disent les étudiants en médecine, les aiguilles à travers son corps délicat et je m’empressai de renoncer à ce moyen. Mais j’eus une idée lumineuse ; je me procurai un aimant très puissant et toutes les fois que ça la chatouillait quelque part, je présentais mon aimant à un centimètre de sa peau en disant :

— Viens, petite.

Et illico l’aiguille trouait délicatement le derme et venait se coller sur le bout de mon aimant. Je n’avais plus qu’à tirer pour faire sortir tout à fait l’aiguille et le trou était si petit qu’il ne laissait seulement plus de trace le lendemain.

En moins de quinze jours, je parvins à lui en extraire ainsi quatre-vingt-dix-sept et comme elle estimait en avoir avalé une centaine, elle pensait en avoir encore seulement, la pauvre fille, trois ou quatre dans l’économie — animale — c’est le terme propre !

Mais elles étaient si bien terrées, si j’ose m’exprimer ainsi, si bien cachées, qu’elle n’en entendit plus parler sous forme de douleur quelconque…

Deux ans plus tard, sur le coup de ses dix-neuf ans la fillette, grande, forte et jolie, avec son beau teint chaud et coloré de vierge en bronze florentin clair, se mariait avec un jeune exportateur de la colonie allemande, M. Jacob Schneider, si j’ai bonne mémoire,

Chose étrange, la première nuit de ses noces, une seule petite aiguille restée dans le corps de sa femme le fit souffrir horriblement, le piquant à l’endroit sensible.

— C’est curieux.

— Ah ! j’oubliais de vous dire qu’il était israëlite.

— Alors, tout s’explique !

— Voulez-vous bien vous taire !