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Les sanatoria aériens

Les ballons captifs conjugués et géminés — Toujours la théorie des altitudes — Loin des microbes

Au triple point de vue de la faune, de la flore et de l’hygiène, c’est-à-dire de la santé, j’ai défendu toute ma vie la théorie des altitudes et j’ai enfin la joie — dans l’ordre colonial tout au moins — de voir appliquer mes idées.

Mais si la théorie des altitudes est féconde entre toutes, nécessaire et indispensable dans les colonies intertropicales, partiellement et pour des raisons diverses que je vais exposer rapidement, elle peut rester fort intéressante aussi dans les pays tempérés et dans les pays de plaines.

Ainsi, pour ne prendre que l’exemple de la France, il est certain que si, au point de vue de la chaleur, la faune et la flore n’ont point besoin de l’application des diverses altitudes, il n’en sera pas de même pour la santé, pour les moyens curatifs, surtout dans les pays de plaines.

On peut vous faire suivre des cures d’altitude dans les Alpes et les Pyrénées, au Mont-Dore, sur certains points culminants du haut plateau central de la France, mais il est évident que si vous êtes sans fortune ou incapables de supporter un long voyage et que votre médecin vous ordonne une cure d’altitude, soit pour avoir plus de fraîcheur, soit pour fuir l’ambiance microbienne, vous serez tout à fait désemparé dans les plaines de la Beauce, par exemple, et même à Paris.

— Que faites-vous de la Tour Eiffel ?

— Elle n’est pas assez élevée et pour faire une cure utile au-dessus des couches de poussières en suspens et de microbes, de miasmes, comme l’on dit au régiment, qui se traînent lamentablement à la surface de la terre, il convient de s’élever à une altitude de six cents mètres au-dessus du niveau de la mer, ce qui en réalité, même en pays absolument plats, ne fait jamais, que cinq cents et tant de mètres au-dessus de la terre.

Là vous obtiendrez, à peu près régulièrement, et approximativement encore, l’air purifié que vous n’avez à terre que pendant quelques instants, après la pluie.

Ce sont donc ces considérations générales et un grand amour de l’humanité qui m’ont conduit, après des études aussi longues que variées, à concevoir mon projet des sanatoria aériens — projet que je compte mettre sur pieds — pardon, sur câbles — aussitôt que j’aurai trouvé un capitaliste sérieux et intelligent, car je suis persuadé qu’il y a là des millions à gagner, tout en sauvant ses concitoyens d’une foule de maladies, en général, et de la tuberculose en particulier.

Dans l’état actuel de la science, mon projet est d’une simplicité enfantine et d’une réalisation très facile, étant donné, bien entendu, que j’ai fait à l’avance tous les longs et indispensables calculs de force et de résistance, absolument nécessaires et dont je vous fais grâce ici, par cette seule et excellente raison qu’ils représentent onze volumes in-folio manuscrits et qu’ils m’ont demandé plusieurs années à établir.

Ici je ne veux donc vous exposer que la carcasse, ne vous donner que la moelle, en quelque sorte de mon projet, humanitaire à coup sûr et qui, par dessus le marché me semble encore assez ingénieux.

À vous d’en juger.

Donc me basant sur les calculs auxquels je viens de faire une discrète allusion plus haut, par pure modestie, je commence par établir pour les parisiens un sanatorium modèle n’importe où — je dis : n’importe où, car, avec cette altitude de six cents mètres, je jouis positivement des avantages des mines qui peuvent courir n’importe où, sous terre, sans gêner personne. Moi, c’est tout au plus si je ferai concurrence à la lune et je puis donc établir sans crainte de gêner personne ou de porter ombrage à quiconque, mon sanatorium aux bois de Boulogne ou de Vincennes, aux Tuileries, au pare Monceau, sur le parvis Notre-Dame ou même au Champ-de-Mars, à trois cents mètres au-dessus de la Tour Eiffel, déjà nommée, à seule fin de l’humilier un peu.

Voilà qui est entendu et pour commencer mon installation d’une façon tout à la fois simple et confortable, j’installe solidement vingt-quatre gros câbles avec vingt-quatre grandes et superbes nacelles maisons-aériennes, soutenues naturellement en l’air par vingt-quatre gros ballons, tous rapprochés et se touchant presque les uns les autres.

Vous voyez tout de suite se dessiner mon affaire sans que j’aie besoin, lecteur perspicace et vous lectrice intuitive, d’entrer dans de longs développements.

Il y aura le long des câbles télégraphe et téléphone et pour les besoins du service léger monte-charge funiculaire à double évolution ascendante et descendante, c’est-à-dire à contre-poids, puis dans les vingt-quatre nacelles renfermant, suivant les nécessités de l’installation, de une à quatre pièces, il y aura des chambres seules et des dortoirs pour malades, suivant le prix et la classe, des salles d’opérations, de bains, à manger, des salons, fumoirs, cabinets de lecture, appartements des docteurs, lingeries, cuisines, pharmacie, laboratoire et, dans les combles — ce qui en sera un vrai, à cette hauteur — chambres de domestiques, etc.

Mais comme j’ai voulu rendre mes sanatoria aériens tout à fait pratiques, chaque nacelle sera réunie à ses voisines par des passerelles avec toiture et fermeture en soufflet comme celles qui réunissent les wagons des grands express, afin d’éviter chez les malades et les pensionnaires les courants d’air et le vertige !

Sans trop me flatter, de la sorte, je crois bien avoir pensé à peu près à tout.

Un ami, à qui j’exposais mon projet, m’a répondu :

— Mon cher avec tes passerelles à soufflet, certainement fort ingénieuses et pratiques, on va dire qu’il y a là une idée musicale, qu’il s’agit d’un sanatorium-accordéon et l’on te renverra au Conservatoire.

— C’est possible, mais je me moque des moqueurs ; j’ai conscience de travailler mû par un sentiment supérieur, noble entre tous, pour le bien de l’humanité et je poursuivrai la réalisation de mon projet sans défaillance…

Mon ami, ému jusqu’aux larmes et désarmé me serra silencieusement les mains et c’est ainsi qu’une forte conviction désarme toujours le rire des imbéciles et des méchants.

Je vais donc, loin des microbes et des poussières meurtrières, avec mes sanatoria aériens, à 600 mètres d’altitude, dans mes ballons géminés pouvoir faire des cures admirables et guérir mes contemporains de la tuberculose…

Avouez que l’idée est généreuse, sublime le but à atteindre et mon cœur tressaille de joie à la pensée que je vais enfin mettre sur câble une idée d’altruisme de premier ordre ; car ceux qui me connaissent le savent bien, quoique parisien, je suis entêté comme un breton et je ne suis pas homme à me contenter d’idées en l’air ! Je réalise toujours ce que je conçois.

Et maintenant, pour commencer à Paris mon premier sanatorium aérien, je n’attends plus que le capitaliste humanitaire et intelligent.

Qu’on se le dise !

P.-S. — Je devrais recevoir de suite une subvention de la Direction des Beaux-Arts, car il est certain que rien que par la vue dont jouiront les pensionnaires de mes sanatoria à 600 mètres d’altitude, non seulement ils seront en partie guéris par la joie de l’œil, par son régal, si j’ose m’exprimer ainsi, mais encore il est certain que cela développera chez beaucoup le goût du beau, le sentiment de l’art. Beaucoup monteront tuberculeux dans mes sanatoria et redescendront paysagistes !

Je vais donc relever le niveau esthétique de la France considérablement, et voilà pourquoi le devoir de M. Roujon, sous-secrétaire aux Beaux-Arts, est de me subventionner copieusement.

Très frappés par cette idée que j’avais exposée le 4 août 1901 dans l’Ouest Républicain, des savants distingués s’occupaient immédiatement à la réaliser et voici la note que le Petit Journal publiait à ce propos le 22 novembre de la même année :

Plusieurs savants médecins qui se sont occupés en particulier des questions climatériques, des sanatoria et des malades qui demandent la santé aux stations d’altitude, ont entrepris d’exécuter dans les airs, à bord de ballons, des expériences qui les renseigneront très exactement sur les différents effets de la dépression atmosphérique sur l’organisme.

Hier donc, a eu lieu, aux Tuileries, une triple ascension de ballons emportant dans les airs des aéronautes et des médecins.

Le premier aérostat, l’Éros, dirigé par M. de Castillon de Saint-Victor, est parti à midi, ayant à bord les docteurs Tissot et Hallion, ainsi qu’un nombreux matériel scientifique et un énorme chien de Terre-Neuve de 46 kilos, anesthésié, dont le transport dans la nacelle, sur une civière, a produit une grosse émotion parmi le public, venu très nombreux pour assister aux départs.

M. de la Vaulx, dirigeant le Centaure, 1 600 mètres, est parti une demi-heure après, emportant dans les-airs les docteurs Raymond et Portier, qui feront leurs expériences sur des cobayes. Enfin, à une heure, le Titan, 2 000 mètres, comme l’Éros, s’élevait, sous la conduite de M. Maurice Farman, avec les docteurs Jolly, Bonnier et Guglielminetti, et quantité de lapins qui seront pesés avant et après les expériences.

Les recherches porteront sur les points suivants : 1o Échanges respiratoires et gaz du sang, phénomène physique de la circulation, recherches faites dans le laboratoire de M. Chaveau par les docteurs Tissot et Hallion.

2o Énumération des globules du sang par les docteurs Jolly, Portier et Guglielminetti.

3o Spectroscopie du sang par M. Raymond.

4o Étude sur le vertige et sur la respiration d’oxygène en ballon par M. Bonnier.

Le Centaure a atterri à cinq heures près d’Aulnay, sans incident.

Bonne chance à mes vaillants élèves ; et pleine réussite je leur souhaite dans l’intérêt supérieur de l’humanité souffrante !