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Pour lire en bateau-mouche/29

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Mystérieuse neurasthénie

Héritage singulier. — La jeune fille malade. — Comment tout s’explique


J’ai promis de conter le cas vraiment extraordinaire d’une pauvre jeune fille, atteinte d’une maladie de nerfs, aussi mystérieuse qu’inconnue jusqu’à ce jour et comment c’est moi, très modestement, qui en ai découvert les causes et les origines, je suis doublement heureux, dans l’intérêt supérieur de la science, de pouvoir vous le rapporter ici.

J’en suis d’autant plus heureux qu’il est évident que si jamais de nouveaux cas se présentent — ce qui est plus que probable — l’on saura, du moins, comment les traiter, puisque la cause initiale n’en sera plus inconnue.

J’étais, le mois dernier en Italie, et comme je dinais le soir avec des amis à Milan, où je voudrais bien, entre parenthèse, pouvoir y retourner dans… mille ans ! un jeune et savant médecin, professeur, ne manquant pas de facultés, qui était à côté de moi à table, me dit tout à coup :

— Figurez-vous que je soigne en ce moment une jeune et superbe fille de vingt ans, qui se porte bien en général, mais qui a la plus singulière affection nerveuse que j’aie jamais vue dans le cours de ma carrière.

Elle est bien portante, mais si elle entend passer un tramway, immédiatement elle est prise d’un tremblement nerveux ; si elle entend passer un train de chemin de fer, elle a une véritable attaque de nerfs et si par hasard, elle se trouve sur le passage d’un rapide, immédiatement elle tombe en catalepsie et c’est seulement le passage d’un autre express qui la fait revenir à elle.

J’ai dû l’envoyer dans une campagne perdue, loin de tous bruits et je perds d’autant plus mon lati. à la soigner que j’ignore absolument ce qui a pu déterminer chez elle cette curieuse affection. Je le répète, à part cela, elle est fraîche comme une rose et se porte à ravir, comme votre Pont Neuf, il y a deux cents ans !

Voyons, vous qui êtes économiste, pouvez-vous me mettre sur la voie, c’est bien le cas de le dire, car vous savez, en fait de transports, moi je ne connais guère que les transports au cerveau !

— Vous vous moquez de moi.

— Pas du tout.

— Eh bien, je suis bon prince, présentez-moi la jeune fille et ses parents, je ferai avec vous, devant vous, une enquête. J’ai déjà mon idée, une faible lueur et je serai peut-être assez heureux pour vous prouver que parfois la science économique peut être un heureux adjuvant de la médecine.

— C’est moi qui suis trop heureux que vous vouliez bien accepter cette corvée ; les parents sont ici, de modestes épiciers dans un faubourg de la ville et dès demain je fais revenir la jeune fille de la campagne. Je viendrai vous chercher à votre hôtel, après demain matin.

— C’est entendu.

À l’heure dite, j’étais mis en présence par mon aimable et savant docteur, du père, de la mère et de la jeune fille, une superbe brune qui, en effet, avait l’air de se porter comme un charme. Et immédiatement je commençai mon enquête devant mon ami.

— Pardon, Mademoiselle, mais est-ce que d’autres bruits violents vous occasionnent également des troubles nerveux ?

— Nullement, Monsieur, à telle enseigne que M. le Docteur, ici présent, m’a mise à l’épreuve devant des coups de canons, de tonnerre, des explosions de mine, etc. ; ça ne me fait rien du tout, seuls les tramways et surtout le chemin de fer me procurent ou plutôt provoquent ces terribles crises nerveuses dont je voudrais bien être enfin débarrassée.

Ici les voisins parlent de jettatore, mais moi je n’y crois pas.

— Et vous avez bien raison ; en effet cette affection est bien étrange.

— Et gênante, d’autant plus que j’en ai une autre affection… pour mon fiancé, et je n’ose pas me marier, fit-elle, avec une moue adorable, en laissant passer un éclair dans ses grands yeux noirs qui me rappelaient toute l’antiquité grecque et romaine de cette superbe race italienne.

Moi aussi je commençais à perdre un peu mon latin et me souvenant à propos de la pièce de Chambertain, au Palais Royal, je pensai qu’il était temps d’interroger le père et la mère très sérieusement.

— Voyons, mes amis, vous avez l’air jeune et solide tous les deux, vous n’avez aucun trouble nerveux ?

— Aucun ; pour sûr ce n’est pas de nous que tient la petite.

— Bon. Vous avez du reste un métier paisible ; le docteur m’a dit que votre épicerie marchait à merveille et que vous n’étiez pas mécontents des affaires.

— Pour sûr, Monsieur, vous savez, on n’est que de petites gens, mais ça n’empêche pas que nous pouvons tout de même encore donner à la petite son trousseau et 10 000 francs de dot, le jour de ses noces. Et c’est d’autant plus beau que nous avons économisé tout cela depuis moins de quinze ans.

— Il y a longtemps que votre fille est ainsi malade ?

— Depuis tantôt cinq ans, depuis âge de sa formation ; jusque-là elle n’avait jamais rien eu.

— C’est vraiment curieux. Et vous n’avez pas toujours été épiciers ?

— Depuis moins de quinze ans. D’abord, dit le père, j’ai fait mon service et puis en sortant du régiment avec la protection du député de mon pays, je suis entré à la Compagnie des chemins de fer Lombards. Mais comme je n’étais pas suffisamment savant pour entrer aux écritures dans les bureaux, j’ai débuté comme homme de peine et puis, toujours avec la protection de notre député, j’ai travaillé sur la voie et ma femme est devenue garde-barrière. Ça n’était pas encore la fortune, mais du moins nous étions logés et c’est là où nous avons pu faire nos premières économies pour ouvrir ce petit fonds d’épicerie qui, grâce à notre travail et à notre esprit d’ordre et d’économie, a si bien prospéré depuis quinze ans.

Je bondis sur ma chaise et serrant les mains du docteur absolument ahuri :

— Je tiens les causes de la maladie nerveuse de cette pauvre enfant.

— Comment cela.

— Votre femme est accouchée de mademoiselle, pendant qu’elle était garde-barrière ?

— Mais oui.

— Et c’est elle qui tenait le drapeau au passage de tous les trains ?

— Certainement.

— Voilà qui est clair. L’enfant a contracté cette maladie nerveuse dans le sein de sa mère. Seulement elle ne s’est manifestée qu’à l’âge de la puberté…

Je n’avais pas achevé que le docteur tombait dans mes bras et s’écriait joyeux :

— C’est ça, c’est bien ça, et dire que je n’avais pas su le trouver sans vous ! Vous venez, cher ami, de rendre un grand service à la science médicale.

— Non, mon ami, seulement il y a une conclusion rigoureusement scientifique à tirer de tout cela : c’est qu’il ne faut jamais laisser exercer sa profession à une garde-barrière dans une position intéressante, car ça peut avoir, en effet, une répercussion fâcheuse sur sa progéniture à venir !

Du coup et sous le coup de la joie, la jeune fille s’est mariée, a été radicalement guérie de son affection nerveuse et elle peut maintenant voir et entendre passer tous les rapides impunément, et voilà pourquoi en Italie, je passerai encore pour un bienfaiteur de l’humanité, même dans mille ans !