Pour lire en bateau-mouche/51

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Un joli métier

Les mannequins des grands Magasins.
Loués pour les bals. — Syndicat les mannequins

J’ai écrit bien des chroniques dans ma vie sur les industries, sur les métiers plus ou moins inconnus de Paris et c’est pourquoi j’ai résolu aujourd’hui de continuer en parlant du joli métier de mannequin…

J’entends déjà une voix gouailleuse qui me crie :

— Tais-toi donc, farceur, tout le monde sait à Paris ce que c’est qu’un mannequin chez les grands couturiers et même dans les grands magasins ; on appelle mannequin la jeune fille grande, jolie, bien faite, élégante et distinguée, de manières fines et délicates, s’exprimant bien, qui a pour mission de porter les confections, les toilettes de la maison, de manière à les faire valoir et à leur donner ce cachet de suprême élégance, capable de faire tourner la tête aux riches clientes, en les incitant à s’en faire faire de semblables. Voilà ce que c’est qu’un mannequin et tout le monde sait cela dans Paris.

— Comment donc ? mais parfaitement, mon cher Monsieur Saint-Thomas, aussi ce n’est pas de ce côté connu et banal des mannequins dont je veux vous parler, mais bien des petits côtés, peut-être un peu moins présents à la mémoire de tout un chacun.

Et d’abord, n’oubliez pas que je suis toujours un modeste économiste et que je ne veux voir la question que sous cet angle, laissant volontairement dans l’ombre tout le côté fantaisiste et douloureux. Je ne suis point un moraliste, ou si, du moins, je le suis, c’est par les moyens pratiques, par les conclusions mêmes que j’espère imposer à l’esprit de mes lecteurs, et non pas par de belles tirades, d’impuissantes jérémiades et de stériles lamentations.

On a beau dire que c’est un bien joli métier, si facile et pas fatigant pour deux sous, que celui qui consiste à se pavaner, à faire la roue toute la journée dans de belles robes, couvertes de beaux affutiaux, devant de belles dames indifférentes ou impertinentes, il n’en est pas moins certain qu’il y a là, dans ce rôle de mannequin, un côté humiliant. Et puis on s’habitue ainsi au luxe, on ne peut plus s’en passer ; on trouve son modeste intérieur, le foyer familial, bien peu cossu et lorsque l’on est jeune et belle, de ces réflexions à prendre un amant, il n’y a qu’un pas qui, certes, est vite franchi… On ne le prend même pas, hélas, on écoute simplement les doux propos du premier snob qui se trouve sur votre passage et vraiment, il faut bien le reconnaitre, il est bien difficile qu’il en soit autrement.

Si du temps de Paul de Kock une petite grisette résistait difficilement à la tentation suprême de posséder une armoire à glace en acajou, aujourd’hui les jolies filles turlupinées par ce dieu malin qui accompagne toujours la jeunesse, ne résistent jamais à un mobilier en palissandre et à la perspective de faire du 60 à l’heure dans l’auto du protecteur, ce qui est le dernier mot du genre !…

Mais j’ai bien promis de ne point faire de morale et m’arrête… de hareng-saur, comme disait un de mes vieux copains qui avait été concierge de l’Obélisque aux plus beaux jours de l’Empire, vers 1857 ½, si j’ai bonne mémoire.

Ce qu’il faut voir, dans ce joli métier de mannequin, dans cette profession décorative, quoique un peu humiliante, ce sont les côtés sérieux et c’est ce que je vais m’efforcer de faire, en cinq sec, après avoir retiré mes manchettes, pour ne pas être accusé de chercher à imiter servilement M. de Buffon, sous le fallacieux prétexte que je vais avoir à m’occuper des plus séduisants mammifères de la création !

Oui, au premier abord, vous vous écriez, chères lectrices, fortement étonnées :

— Quel joli métier, et si facile, et pas fatigant et si distingué !

Quelle erreur est la vôtre ! Le métier de mannequin ? Mais c’est simplement le bagne aggravé des travaux forcés.

— Vous exagérez.

— Pardon, je le prouve. Et pour me servir d’une formule célèbre d’économiste, ou d’économiste célèbre, comme il vous plaira, il y a toujours ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas. Ces pauvres jeunes filles, ces pauvres enfants ne sont pas seulement mannequins, sous le harnois,. toute la journée, dans les salons du grand couturier à la mode, du patron.

Lorsque l’heure de l’apéritif va sonner, elles sont contraintes, à aller faire un tour à travers Paris, en traversant les Boulevards, la rue de la Paix, non pas comme de vulgaires cocottes, mais comme des jeunes filles du monde qui rentrent chez elles, et c’est là où se font les rencontres dangereuses pour les pauvres petites.

Mais cette exhibition terminée, les forçant à rentrer au foyer paternel à huit heures du soir, quelquefois plus tard, leur anémie naturelle, exaspérée encore vers la neurasthénie par un apéritif de trop, souvent, en hiver surtout, leur calvaire n’est point encore terminé.

Il y a à Paris des quantités énormes d’étrangers, de rastaquouères, qui donnent des bals, des fêtes, des redoutes ; eh bien, ils louent des mannequins chez les grands couturiers, à un louis par tête, et le misérable en garde la moitié pour lui et donne dix francs à la pauvre fille que l’on vient chercher et ramener en voiture, en toilette de bal, de soirée, suivait le cas.

On leur fait la leçon :

— Toi, tu seras la princesse de Vénuska, tu entends, Virginie ?

— Toi, Octavie, avec tes yeux noirs, tu seras la duchesse de Sottominos.

— Quant à la grosse Mélanie, avec ses rondeurs blondes, elle sera la baronne de Van Musobec. — Et surtout, Mesdemoiselles, n’oubliez pas vos rôles !

Et ces pauvres enfants s’en vont ainsi, figurantes du grand monde, jouant la comédie dans un monde frelaté et interlope, quoique ou parce que cosmopolite.

Pour mon compte, je ne sais rien de plus attristant que ce métier des mannequins, pendant les nuits froides d’hiver, à Paris, chez les rastas, des environs de l’Arc de Triomphe de l’Étoile.

— Mais, peut-être, me direz-vous, séduit par leur beauté, leur grâce et leur distinction native de Parisienne, un noble étranger, un riche planteur peut-il en épouser une de temps en temps ?

— Hélas, non, le temps est passé où les rois épousaient les bergères et tout ce qu’elles peuvent rapporter de ces nuits de figuration, c’est un peu plus de dégoût de la vie, le mépris des hommes et de l’amour même et la terrible phtisie.

Aussi, frappées de toutes ces misères navrantes — d’autant plus navrantes que dorées — un certain nombre de mannequins de chez les plus grands couturiers de Paris ont, paraît-il, résolu de se grouper en syndicat. On m’affirme qu’elles auraient trouvé des braves gens, honnêtes et désintéressés, résolus à les seconder. Je le crois sans peine et cela me met au moins un peu de baume dans le cœur.

Ces pauvres mannequins ne forment-elles pas comme la suprême aristocratie de ces petits trottins, de ces moineaux parisiens du sexe faible qui sont la joie et la gaîté de nos rues, surtout sur le coup de midi, à l’heure du déjeuner, et dont j’ai si souvent esquissé l’aimable et gracieuse silhouette, avec leur nez retroussé, leurs dents blanches et leur rire perlé, allant s’égrenant vers le ciel brumeux de la capitale !…

Mais je deviens attendri comme un provincial ; je m’arrête et je termine en disant que si les jolis mannequins de Paris ont besoin de moi et de mes modestes conseils pour fonder leur syndicat, je leur suis tout acquis.

Elles n’ont pas à en douter. Ce sera encore faire une bonne action et c’est là qu’en parlant de mon métier d’économiste, au bureau de ces demoiselles, je pourrai vraiment m’écrier : quel joli métier, et si facile !

— Eh, eh ! qu’en savez-vous, et à votre âge, me répond l’écho moqueur ![1]

  1. Cette dépêche qui nous vient d’Amérique est à lire :
    Nous avons une nouvelle profession, c’est celle de bridemaid. On appelle ainsi les jeunes filles qui, moyennant un légitime salaire, veulent bien servir de demoiselles d’honneur dans les mariages à grand tralala. On en prend dix, on en prend quinze, suivant l’éclat qu’on veut donner à la cérémonie. Et c’est charmant, gai, délicieux. Naturellement, on exige que ces demoiselles soient pourvues d’une certaine beauté et qu’elles portent bien la toilette. Et l’on obtient ainsi d’admirables cortèges.
    On cite une jeune fille qui à ainsi figuré dans plus de deux cents cérémonies matrimoniales, ce qui lui a permis de réaliser une petite fortune. Aujourd’hui, elle songe à se marier pour son compte, mais elle ne veut pas payer ses demoiselles d’honneur.