Pour lire en bateau-mouche/52

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La mi-carême

Les confetti. — Mesures de prévoyance du préfet de police. — Les chiens sauveurs.

La Mi-Carême de cette année à Paris a été vraiment extraordinaire et a laissé loin derrière elle toutes les fêtes des carnavals — pourquoi pas carnavaux ? — de Venise, de Rome et de Nice, tous les Veglione, comme disent les Italiens, les plus célèbres.

Cependant, entendons-nous bien ; il n’y avait, autant dire, ni cortège, ni déguisés ; ce n’est donc. pas à ce point de vue double qu’elle a triomphé…

— Alors je ne comprends plus me dira un lecteur impatient.

— C’est pourtant bien simple, elle a été unique, sans rivale et merveilleuse au point de vue de l’orgie des confetti et, à partir de midi c’est plus qu’une pluie, plus qu’une inondation, plus qu’une trombe, c’est une avalanche de ces petits ronds de papiers qui s’est abattue sur les grands boulevards, a fait disparaître la chaussée aussi bien que les trottoirs et a menacé un instant — de plusieurs heures — de tout enfouir, étouffer et engloutir. Mais n’anticipons pas.

Tout semblait, dès la veille, promettre un très beau temps ; on savait à la préfecture de police par les demandes d’autorisation de vente et d’emplacement que des milliers de camelots, de petits commerçants improvisés viendraient avec des charrettes entasser des montagnes de sacs de confetti, tout le long des boulevards, surtout aux intersections des rues, et enfin on croyait savoir également que la population parisienne, toujours très friande de distractions populaires à bon marché, s’empresserait de se rendre en masse sur les boulevards, pour se livrer à cœur joie, à l’inoffensive bataille des petits ronds multicolores.

Tel, Napoléon la veille d’Austerlitz, le préfet de police, l’excellent M. Lépine, était grave et songeur, mais cependant absolument calme et maître de lui : il en avait vu bien d’autres à Alger, du temps de l’élection de Drumont, en sa qualité de gouverneur.

Mais tout en étant calme, il n’en avait pas moins la haute vision, la notion claire de ses responsabilités et, avant tout, il voulait être à la hauteur des événements et ne commettre ni gaffe, ni oubli.

C’est ainsi que tout bien pensé et tout bien pesé sagement dans son esprit, à onze heures 17 minutes du soir, le mercredi, à tout hasard il résolut de créer ou plutôt d’improviser, séance tenante, deux escouades de chiens sauveurs, mi composée de chiens du Mont Saint-Bernard, très ferrés pour retirer les gens de dessous la neige des confetti, mi de chiens de Terre-Neuve, non moins habiles à retirer les ivrognes, les enfants ou les militaires sur le point de périr dans les ruisseaux, toujours prêts à déborder ces jours de fête, avec la crue subite causée par là clientèle des marchands de vins.

Comme il s’agissait là d’une histoire de chiens, il pensa que le plus sage était de s’entourer de suite de la collaboration de ses plus fins limiers…

Aussitôt dit, aussitôt fait, il leur fit téléphoner et à 11 heures 41 ils étaient réunis dans son bureau et mis en cinq sec au courant de la question.

— Donc, mon cher inspecteur, vous avez bien compris, vous allez me former de suite deux escouades de chiens de Terre-Neuve et du Mont Saint-Bernard et je crois que vous en trouverez tous les éléments à la fourrière.

— Pardon, mais tel n’est pas mon avis, M. le Préfet, là il n’y aura que des chiens malades, fourbus, atteints de misères physiologique par les dures privations de leur chienne de vie, peut-être incubant la rage et en tous cas indisciplinés et incapables d’être conduits demain, subito, en escouade de sauvetage.

— Diable, pour être vrai, votre tableau n’est pas gai, mais alors ?

— C’est très simple, un coup de téléphone à M. Arthur Porte, le sympathique directeur du jardin d’acclimatation.

— C’est juste, mais s’il y a une première aujourd’hui, ce diable d’homme ne sera pas chez lui. Quelle santé !

Et prenant un journal :

— Oui, il y a une première aux Bouffes du Midi. Sautez en voiture, vous allez le pincer avant la sortie…

Inutile d’ajouter que treize minutes plus tard, M. Arthur Porte, le sympathique et éminent directeur du jardin zoologique d’acclimatation, mis au courant de la situation, s’empressait de rentrer chez lui, le rideau tombé sur la mort du traitre et de donner les ordres pour former les deux équipes de chiens de choix et d’élite en question…

Le lendemain, dès midi, les dites deux équipes de chiens du Mont Saint-Bernard et de Terre-Neuve, sous l’habile et discrète direction de leurs palefreniers, joints aux plus fins limiers de M. Lépine, parcouraient les boulevards, sans avoir l’air de rien, tranquillement, arrosant seulement de temps en temps, en passant, un tronc d’arbre, pour ne pas en perdre l’habitude, mais avec l’air calme et bon enfant de braves chiens qui sont simplement venus là pour s’amuser.

Mais dès deux heures la fête battait son plein et de la rue Scribe au faubourg Poissonnière, il aurait été impossible de laisser tomber une épingle par terre, tant était dense la foule, aussi bien sur la chaussée que sur les trottoirs et détail amusant et triste tout à la fois, trois braves citoyens s’étant trouvés enfermés, boulevard des Italiens, dans un de ces petits édicules circulaires où l’on aime parfois à s’isoler, dans une vespasienne pour l’appeler par son nom, ne pouvant pas sortir, mouraient littéralement de faim et poussaient des plaintes affreuses, quand à l’aide d’une corde on leur fit parvenir un pain et un litre à 0,60 centimes du balcon voisin pour les arracher à une mort horrible : la mort par inanition !

Cependant à quatre heures toute cette foule gaie, vivante et grouillante, excitée et tapageuse, comme grisée par sa propre folie et par ses cris, avait jeté tant de confetti que l’on avançait difficilement, les jambes prises dans ces vagues mouvantes et douces de papiers hachés, en en ayant jusqu’au ventre. C’est à ce point qu’à partir de 4 heures ¼ on était déjà dans l’impossibilité de distinguer une femme dans une position intéressante d’une autre, tant les confetti victorieux petit à petit envahissaient tout : c’était comme la marée montante, submergeant tout, sans vague et sans bruit, subrepticement !

Le danger allait éclater bientôt, menaçant sur vingt points différents des boulevards et l’on s’en rendait compte aux narines frémissantes, à la queue fortement agitée des chiens des deux escouades. Surtout ceux du Mont Saint-Bernard paraissaient impatients de vouloir se rendre utiles et M. Porte qui les avait suivis en amateur ne se sentait pas de joie…

Bientôt, boulevard des Italiens, devant l’ancien théâtre Robert Houdin, brûlé récemment, un chien s’élançait et bientôt retirait à demi-asphyxiée de dessous plusieurs mètres de confetti une pauvre femme, du meilleur monde, évanouie.

Les agents la transportèrent en hâte au poste de la Mairie de la rue Drouot, où des sels et l’odeur de leurs bottes la ranimèrent promptement.

Portant la main à sa bouche, elle poussa un cri perçant, quoique née à Montélimar :

— Mon Dieu, j’ai perdu mon râtelier… monté tout en or encore, quel malheur…

Mais au même moment un superbe terre-neuve de l’autre escouade, rapportait le râtelier délicatement dans sa bouche de chien et le déposait délicatement sur les genoux de la respectable dame qui pleurait de joie et d’attendrissement.

Boulevard des Capucines, un peu plus tard, deux chiens des deux escouades, en même temps, arrachaient de dessous les confetti un monsieur respectable qui revenu à lui fut reconnu pour un membre de l’Institut ; seulement il avait perdu sa perruque… Il se désolait quand dix minutes plus tard un agent la lui rapportait. Il venait de l’arracher des mains d’un gamin, un peu défrisé — le gamin, pas la perruque — qui la passait sous le nez des dames en criant :

— Achetez-moi des balais !

Cet âge est sans pitié !

Je ne veux pas allonger ce récit en citant encore quarante et un cas de sauvetages épatants par les deux escouades de chiens du Mont Saint-Bernard et de Terre-Neuve, qui ont sauvé la vie à des gens le jour de la Mi-Carême sur les grands boulevards de Paris, mais je tenais à rendre ici un public hommage à l’heureuse initiative de M. le Préfet de Police, de même qu’au concours pressé de M. Arthur Porte, directeur du jardin d’Acclimatation.

Enfin, si je suis bien renseigné, je crois que sur l’initiative de ce dernier on va déposer sur le bureau du Parlement un projet de loi pour une distribution supplémentaire de médailles de sauvetage et de récompenses honorifiques aux chiens les plus braves et les plus valeureux des deux escouades et ce sera justice !

Tant il est vrai que ce qu’il y a encore de meilleur dans l’homme, c’est le chien ! N’est-ce pas votre avis compétent, mon cher préfet ?