Pour lire en bateau-mouche/53

La bibliothèque libre.

Comme quoi je suis l’inventeur d’une nouvelle industrie

Confetti confortables. — Il n’y a pas de sot métier. — L’art de gagner de l’argent.

Je vais bien étonner mes lecteurs, en leur faisant ces étranges confidences ; cependant depuis que j’écris ce livre, je crois pouvoir dire que j’ai toujours été lu avec bienveillance et c’est ce qui, dans une circonstance solennelle de mon existence, m’incite à venir causer amicalement avec eux de mes petites affaires.

J’ai dépassé, hélas, le demi-siècle et je n’ai jamais été qu’homme de lettres, journaliste, conférencier, économiste surtout, tout ce que vous voudrez dans cet ordre d’idées, où l’on gagne si difficilement son pain quotidien à la sueur de sa plume — ce qui est bien noir.

Or il est toujours temps de voir que l’on s’est trompé et c’est pourquoi résolument je me jette dans une industrie qui sera d’autant plus lucrative que c’est moi qui l’ai inventée,

Comment ? je vais vous le dire tout uniment et vous allez être émerveillé de l’enchaînement logique des faits et des événements dans la vie.

J’ai déjà parlé ici même de l’inondation de confetti à la Mi-Carême sur les boulevards et naturellement, avec mon flair d’économiste, je me disais : mais il doit y avoir là des industriels qui doivent faire fortune.

N’y tenant plus, j’en questionnai un, qui me répondit :

— Détrompez-vous, Monsieur, si le vieux papier, là matière première, ne coûte pas encore trop cher, quoique augmentée, sa transformation en matière ouvragée, si j’ose m’exprimer ainsi, est trop coûteuse. Pensez donc, il faut teindre ces papiers, puis les découper, puis les mettre en sac, par couleurs séparées ; tout cela est long et coûteux. Il y a vraiment trop de manipulation.

Je le quittai rêveur, lorsque tout à coup, en prenant un apéritif, avec un ami qui arrivait tout exprès de Pézénas pour voir la bataille de confetti du boulevard des Italiens, je me trouvai sur le chemin de la fortune et voici comment :

Tout en buvant son orgeat au sirop de lentilles, mon ami me parlait des péripéties de son voyage.

— Figure-toi que ces Compagnies de chemins de fer sont idiotes et vexatoires ; ainsi, sous prétexte de contrôle, de Pézénas à Paris, les employés des dites Compagnies ont percé mon billet de sept petits trous, de sorte que je n’avais en mains, en débarquant ce matin, qu’un bout de dentelle ou une écumoire, à ton choix.

Je lui sautai au cou, au beau milieu du café ; tous les consommateurs voisins me crurent fou et lui me demanda, ahuri, si je battais la campagne, ce à quoi je lui répondis, très digne, que je ne battais jamais personne, pas même ma concierge.

Puis continuant :

— C’est que vois-tu, tu viens de m’ouvrir les portes de la fortune. Comment ? Je te le dirai plus tard ; dès aujourd’hui je te prends comme associé, si tu le veux, car ton métier, à toi, de fabricant de bondes pour tonneaux, ne doit pas, non plus, t’enrichir beaucoup. Mais laisse-moi mettre de l’ordre dans mon appartement, mes papiers et mes idées et dans huit jours je t’écrirai tout au long le résultat de mes démarches.

Rentré chez moi, je me dis :

— J’ai enfin résolu le problème ; je vais avoir des confetti tout coloriés et tout découpés pour presque rien et, dès le lendemain matin, avec une voiture à l’heure, je voyais tous les secrétaires généraux de toutes nos grandes Compagnies de chemins de fer et je leur tenais, à peu près, ce langage :

— Vous connaissez mes longs et minutieux travaux de statistique sur les billets de chemins de fer, parus dans mes deux gros volumes sur les transports par terre et par mer ?

— Parfaitement, ils sont ici.

— Vous savez comment sur un parcours de plus de 800 000 kilomètres à travers le monde, il se dépense de billets et combien même il s’en consomme sur nos quarante et quelques mille kilomètres de chemins de fer chez nous.

— Certainement.

— Eh bien, à tort ou à raison, vous avez tous la manie du contrôle, vous avez des armées d’employés, sur vos réseaux, qui percent, découpent, hachent les billets, à tort et à travers — laissons la raison de côté pour un instant…

— Pardon…

— Laissez-moi finir. Mes statistiques me prouvent à moi, qu’il y a ainsi, par an, des milliers de kilogrammes de petits ronds de carton perdus.

Eh bien, je viens vous proposer de vous les acheter, si vous êtes raisonnable…

Tous mes secrétaires généraux firent un bond identique.

— Mais c’est fou, c’est impossible, c’est…

— Rien de plus facile. D’abord j’ai besoin que les couleurs ne soient pas mélangées. Vous vous entendrez, toutes les Compagnies ensemble, pour n’avoir que trois couleurs semblables, entre vous, pour les trois classes — je néglige la quatrième, celle des chiens.

— Ça c’est relativement facile.

— Vous voyez bien. Puis au point de départ et sur des points toujours les mêmes, ou dans sa sacoche pour ne pas perdre les petits ronds — avec trois petits compartiments, — vos employés récolteront les dits ronds de carton qu’ils centraliseront, accumuleront et me remettront finalement à Paris,

Je les enverrai chercher toutes les semaines, je suppose, à vos grandes gares centrales. Vous partagerez le prix de vente, avec vos employés contrôleurs, coupeurs, poinçonneurs et ça vous rapportera encore une jolie somme, à la fin de l’année, tout en me donnant ces petits cartons pour presque rien. Les marchands de tabacs procèdent bien de la même façon, en ramassant dans un petit appareil, les petits bouts coupés des cigares — rien des juifs — il n’y a pas de sot métier.

— Mais encore ?

— C’est mon secret.

Et huit jours après j’avais signé un traité avec toutes les Compagnies de chemins de fer, j’avais fait revenir de Pézénas mon ami, le fabricant de bondes, comme associé et j’étais installé, en plein cœur de Paris, rue de la Chine, négociant en gros de confetti de diverses couleurs. Mes confetti à moi, sont confortables, solides, épatants et je suis sûr de n’avoir jamais de rossignols, car je viens de signer un traité avec un grand constructeur américain qui m’achète tous mes fonds de magasin à venir pour en faire des roues de wagons. Ce qui sort du chemin de fer y retournera ainsi, en partie.

J’espère que de la sorte je vais gagner ma vie mieux que dans les lettres et j’ai tenu à conter cette histoire pour montrer à la jeunesse, qu’avec de la patience, de la conduite et de la persévérance, on arrive toujours, à un moment donné, à se faire une position enviable et lucrative.

Inutile d’ajouter que je ferai naturellement des conditions tout à fait avantageuses aux lecteurs de ce volume qui auraient besoin de confetti pour réjouissances publiques ou fêtes de famille !