Pour lire en bateau-mouche/72

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Régicide pour rire

Un joli métier, très lucratif. — Les risques de la profession. — Souvenirs historiques.
Curieuses révélations.

Tout le monde connaît l’histoire de ce bon bourgeois, grand industriel des environs de Rouen, qui, après avoir pris un coin confortable dans un compartiment de 1ère classe à la gare Saint-Lazare, pour regagner la capitale de la Normandie, aliàs le pot de chambre d’icelle, comme disent les gens irrévérencieux et mal élevés qui ne connaissent pas les merveilles de la ville musée !

Au moment du départ, le train siffle ou plutôt. la locomotive, un second monsieur à l’abord dur monte dans le compartiment et s’installe à l’autre bout ; on part, on est parti.

Comme le monsieur marque mal, l’honnête bourgeois, peu rassuré, engage la conversation, lui demande la permission de fumer, lui offre un cigare. La glace est rompue. En habile homme qui veut poursuivre son enquête, le brave bourgeois commence par raconter ses petites affaires, par parler de son usine, de ses métiers qu’il faut renouveler pour être à la hauteur des Anglais qui débarquent leurs… marchandises sans cesse chez nous, etc., etc. L’interlocuteur paraît instruit, mais peu communicatif et enfin, prenant son courage à deux mains, l’industriel lui dit sur un ton aimablement interrogatif :

— Et vous, monsieur, dans quelle partie êtes-vous ?

Et l’autre, sur un ton mélodramatique et sombre lui répond d’une voix caverneuse :

— Moi, je voyage dans l’assassinat.

Le pauvre homme fit un haut-le-corps et pensa in-petto :

Je m’en doutais, je suis frit !

Le rapide venait de quitter Vernon pour faire de l’eau et ne s’arrêtait plus avant Rouen ; impossible de descendre. Du coup, il en laissa éteindre son cigare, bien résolu à offrir tout ce qu’il avait sur lui, au moindre geste inquiétant et la conversation devint languissante jusqu’à la gare de la rue Verte.

On se sépara en se serrant la main, et comme la femme du manufacturier était venue le chercher dans son breack, il lui dit à peine installé :

— En fait de verte, je viens d’en voir une qui l’est encore plus que la rue ; ma parole, je ne suis pas capon, tu le sais, mais j’ai peur d’avoir la jaunisse. Figure-toi que, depuis Paris, j’ai voyagé avec un assassin.

— Il a voulu te tuer, mon gros chat !

— Non, pas le moins du monde, mais c’est lui-même qui s’en est vanté.

Le soir, pour se remettre, il alla au premier café de la ville, sur le cours Boiëldieu, tenu par un vieil ami à moi, Théodore Grisch, où des amis l’attendaient. Stupéfaction ! Son assassin du train était à une table voisine, très gai, très entouré, très bon vivant.

Il n’en croyait pas ses yeux.

— Vous connaissez ce Monsieur, là-bas ?

— Oui, c’est Jules Favre qui vient défendre demain, en cour d’assises, le fameux assassin Huntel.

— Ah, oui, je comprends.

Et il se garda bien de raconter et son histoire du wagon et sa frousse.

Cette histoire funambulesque et célèbre m’est revenue à la mémoire, parce qu’il vient de m’en arriver une dans le même genre, mais, sur mon honneur, je n’ai pas eu le trac et j’ai, au contraire, bien rigolé, en apprenant un métier nouveau que je ne connaissais que vaguement et par ouï-dire.

En allant à Bruxelles, deux ou trois fois, je me suis trouvé seul au milieu d’une équipe de bonneteurs qui pratiquaient le jeu des trois cartes, le fameux baccarat des Indes et avaient pour but unique de me dépouiller et là, j’avoue que, conscient du danger, je n’en menais pas très large… mais je raconterai cela en détail une autre fois.

Je reviens à mon histoire. Au mois de février dernier, je voyageais sur la ligne de Cette à Marseille et comme l’on venait de me voler mon portefeuille en gare de Perpignan, avec la forte somme et tous mes papiers, j’ouvrais l’œil, toujours trop tard naturellement.

Cependant, à Nîmes, monta un jeune et brillant cavalier dans mon compartiment, avec une moustache noire à décrocher tous les cœurs du Midi !

Je fis lâchement comme l’industriel de Rouen, j’amenai la conversation en lui offrant un cigare et, au bout d’une demi-heure, nous étions les meilleurs amis du monde… seulement j’étais très boutonné, toujours trop tard naturellement.

Après lui avoir expliqué comment et pourquoi je faisais une tournée de conférences du plus haut intérêt dans tout le Midi, j’attendis et lui spontanément, tout gentiment, me dit :

— Ma foi, c’est bien peu lucratif votre métier d’économiste ; moi, je suis tout simplement régicide.

— Diable ! mais il doit y avoir des risques ?

— Il n’y en a qu’un, celui d’être écharpé par la foule indignée, toujours bête et qui ne comprend rien aux choses de la politique.

— Et ça vous rapporte ?

— Oh ! beaucoup, je suis très bien payé, surtout si le travail est bien fait.

— Et vous avez tué beaucoup de rois, d’empereurs ?

— Moi, jamais de la vie !

— Mais qui vous paye ?

— Les monarques, parbleu !

— Je ne comprends pas du tout.

— C’est pourtant bien simple. Comme tous les régicides qui se respectent, n’est-ce pas ? Je suis italien, napolitain même, c’est-à-dire paresseux et aimant à gagner de l’argent sans grand mal. Vous savez bien que chez vous, sous Louis-Philippe, il y avait tout le temps des attentats contre le roi.

— Parfaitement.

— Eh bien, c’est lui qui payait des policiers malins, dressés, à la coule, comme vous dites, pour faire des simulacres d’attentats pour relever son crédit et sa popularité et faire voter aux Chambres des apanages pour ses gosses et Dieu sait s’il en avait.

— C’est juste.

— J’ai repris et modernisé tout simplement ce procédé ; un roi, un empereur, un souverain est-il embêté par ses ministres, par son parlement, vite j’organise un complot ; parfois on va jusqu’au petit attentat et je tire à blanc sur un cheval de l’escorte. Mais comme il y a le gros danger de la foule je ne marche que si je suis sûr d’être arrêté de suite, c’est-à-dire protégé par la police. Et naturellement, comme après l’évènement le roi est certain d’être tranquille pendant une couple d’années, il me fait tenir la forte somme, sans compter les cadeaux…

— C’est merveilleux !

Et avec une pointe de légitime orgueil, il ajouta négligemment :

— À l’heure présente, je puis me flatter d’avoir la plus belle clientèle du monde entier, Et tenez, voici les Présidents de République eux-mêmes qui m’envoient chercher ; mais, vous savez, c’est moins bon, ça ne paye pas si cher.

— Vous devez cependant avoir des mortes saisons.

— Sans doute, mais quand un souverain est content et vous a fait donner cinquante mille balles, on a le temps de se reposer. Et puis je fais entre temps, pour m’amuser, des petites bricoles. Ainsi, voilà vous, par exemple, qui venez de publier vos Causeries agricoles ; eh bien vous voulez les lancer ? J’ai un fameux moyen : je me déguise en prince russe anarchiste, je vous provoque en duel dans un grand café de Marseille et vous fais une égratignure au poignet. Vous me laissez gagner la frontière où je redeviens un simple sujet italien ; la police perd mes traces. Vous faites un potin de tous les diables dans la presse et huit jours après votre volume est lancé. Est-ce imaginé ça ? Et pour vous, je ferai la chose au plus juste prix, par amitié, pour un billet de mille francs. Que voulez-vous, il faut savoir se pousser dans le monde !

Le train était en gare de Tarascon ; je pris congé de mon aimable régicide pour rire et je poursuivis mon voyage, émerveillé de l’ingéniosité de certains hommes pour trouver des positions sociales vraiment épatantes !