Pour lire en bateau-mouche/73

La bibliothèque libre.

Chez les brigands

La nouvelle industrie des brigands.
Agences de tournées chez les brigands.
Le syndicat des brigands

À la suite de la mise en liberté de Miss Ellen Stone, mon excellent confrère Millot se livrait aux judicieuses réflexions suivantes :

« Il n’est de si bonne société qui ne se quitte. Miss Stone vient d’être rendue à la liberté et elle a dû renoncer à la compagnie des honnêtes brigands qui ne cessèrent, pendant plusieurs mois, de lui prodiguer les plus délicates attentions.

Sans doute, la haute importance du gage qu’ils avaient entre les mains et qu’ils estimèrent galamment à un demi-million, devait les inciter à se montrer pleins d’égards pour leur prisonnière. Mais, tout en veillant sur ses jours et en prenant soin que quelque membre de la troupe ne compromit pas, par un flirt qui pouvait finalement être partagé, l’intégrité du gage en question, ils auraient pu la soumettre à un régime dépourvu de confortable.

Il paraît, au contraire, que le service était excellent chez les Fra-Diavolo macédoniens et la table exquise. Nous voyons à la quatrième page des feuilles de boulevard des réclames enthousiastes en faveur de certains hôtels dits de premier ordre, où l’on est scandaleusement écorché et où une bougie coûte cent sous. La bougie n’est pas sensiblement plus chère au Splendid-Hôtel des Balkans, mais comme elle vaut bien l’argent dont on la paye !

Il n’y a pas de prix, en effet, pour les émotions de tout premier ordre, elles aussi, par lesquelles Miss Stone a dû passer durant son séjour dans la montagne, et si j’avais été chargé de préparer la note de la voyageuse, je me serais montré, je crois, essentiellement modéré, en les évaluant à une centaine de mille francs. À la longue, elles ont dû, évidemment, s’émousser, mais, dans les premiers temps il devait être tout à fait sensationnel de se demander à son réveil : « Est-ce aujourd’hui que mes gardiens vont me couper une oreille et l’envoyer à mon consul ? »

Cet heureux dénoûment ne peut qu’exciter l’ardeur des jeunes américaines qui avaient formé le projet de traverser l’Océan et d’aller en Turquie s’exposer aux mêmes périls que Miss Stone.

D’un autre côté, au même moment, c’est-à-dire vers le 18 février de cette année, on écrivait de New-York à peu près dans ces termes :

Miss Ellen Stone, la missionnaire récemment capturée par des brigands macédoniens, est arrivée jeudi à New-York à bord du Deutschland. Elle a été reçue par les membres des différentes congrégations de missionnaires, au chant d’hymnes religieuses.

Miss Stone a un volume tout prêt qui sera publié par la maison Mac-Clure. Elle va entreprendre une tournée de conférences, en compagnie d’un des associés de ses éditeurs.

Le New-York Sun commentant cet empressement de la prédicante américaine à battre monnaie de son aventure, se demande s’il est conciliable avec l’esprit religieux, et si c’est bien à l’attitude reconnaissante que ses compatriotes étaient en droit d’attendre d’elle.

Nous trouvons, nous, que cette attitude est bien américaine ; voilà tout.

Il faut en revenir à mon spirituel confrère : il concluait en demandant qu’une agence Cook quelconque veuille bien traiter à forfait avec les brigands pour une série de caravanes de captivité.

Je suis heureux de pouvoir lui dire que dès maintenant ses vœux sont exaucés et même dépassés : les brigands viennent en effet de créer des agences pour tournées, enlèvements, etc., dans les principales capitales du monde civilisé, et ceux de Corse, de Sardaigne, de Sicile, des Abruzzes, de Macédoine, des deux Turquies d’Europe et d’Asie et de Grèce viennent de fonder un syndicat professionnel pour défendre leurs intérêts, avec une agence spéciale à Hanoï pour les enlèvements par les brigands annamites, indo-chinois, pavillons noirs, etc.

Naturellement, dans ces pays lointains du continent asiatique, les tarifs sont plus élevés.

Maintenant, que l’on ne crie pas à l’immoralité, car les brigands ne sont pas ce qu’un vain peuple pense ; la plupart se sont modernisés, et il y en a beaucoup qui sont, dans la plus large acceptation du mot, les plus braves gens de la création. Cela me rappelle un souvenir, déjà lointain, cependant, très peu d’années après la guerre. Un de mes amis, natif de Pont-Audemer, et frère d’un des plus spirituels avoués de Paris — tout le monde a reconnu M. Ménier, — à la suite de son mariage, avait repris la grosse maison de fers et charbons de son beau-père anglais, à Swansea, dans le pays de Galles, et, comme il avait de très gros intérêts en Grèce, dans les mines du Laurium, si j’ai bonne mémoire, il partit un beau jour à Athènes avec sa jeune femme, charmante et fragile comme un biscuit de Sèvres.

Naturellement, il avait à aller à ses affaires, à la mine dont il était administrateur, et, de suite, il pensa à louer une voiture au mois pour permettre à sa femme de se promener dans la campagne environnante et de venir souvent au-devant de lui pour le chercher avant dîner.

— Ne faites pas cela, malheureux, votre femme sera enlevée par les brigands aux portes de la ville, et ensuite, ça vous coûtera cher.

— Alors, il faut qu’elle reste tout le temps enfermée dans Athènes ?

— Pas le moins du monde, entendez-vous avec un chef de brigands !

— Vous n’y pensez pas !

Et on lui expliqua que la noblesse vivait de ce métier, qu’elle exerçait ainsi un genre aussi ancestral que féodal de dîme, mais que les brigands étaient des gentilshommes irréprochables, et une fois bien convaincu, il s’entendit avec le chef des brigands qui tenaient la route, le marquis de X…, un gentleman parfait, qui lui fournit une escorte pour la voiture de sa femme et, pendant les trois mois qu’il resta en Grèce, il n’eut qu’à se louer des procédés et de la courtoisie du chef des brigands aussi bien que de ses hommes.

En Extrême-Orient, c’est autre chose, il n’y eut jamais de brigands, mais seulement de pauvres diables qui meurent de faim. Il en est de même des pirates et, involontairement, on fredonne la si tant délicieuse romance de nos mères :

Entre dans ma tartane,
Jeune grecque à l’œil noir ;
Tu seras ma sultane,
Mon amour, mon espoir.

Il est évident que ce système d’agence pour traiter à forfait de l’enlèvement des jeunes filles neurasthéniques par les brigands dans les montagnes est appelée au plus grand succès.

Non seulement on leur procurera de fortes émotions, mais encore quasiment la fortune en publiant des volumes, en faisant des conférences au sortir de la captivité.

Ces bons brigands, qui sont vraiment ingénieux, ont pensé à tout, et ils se sont assuré la collaboration d’un certain nombre de journalistes pauvres pour faire des volumes en anglais, en français, en allemand pour le compte des jeunes filles trop paresseuses ou trop incapables d’écrire elles-mêmes.

Enfin, avant leur départ, leur capital est toujours garanti dans le contrat et le syndicat des brigands en répond sur son honneur d’honnêtes commerçants.

Voici dans ses grandes lignes la nouvelle entreprise aussi industrielle qu’ingénieuse qui se prépare et, pour mon compte, je suis heureux d’y applaudir des deux mains.

J’en arrive même à regretter bien vivement que l’on ne puisse pas introduire cette industrie si modern-style des brigands dans nos belles montagnes des Alpes, car alors toutes les Miss d’Angleterre, d’Amérique, rappliqueraient chez nous, et ce serait vraiment la fortune pour la Savoie.

Maintenant que je tiens l’idée, je vais songer sérieusement à créer une équipe de brigands à l’usage des touristes.

Je me sens des dispositions toutes particulières, quoique tardives, pour le rôle de Fra-Diavolo, et je vais tâcher de mettre l’affaire sur pied pour la saison prochaine, car je suis convaincu qu’il y a là beaucoup d’argent à gagner dans nos montagnes.

Un si joli métier, et si facile !