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PÉTITION

des derniers arbres-invalides de paris
à m. le préfet de la seine

Monsieur le Préfet,


Permettez aux vieux arbres et aux derniers survivants des promenades et boulevards de Paris, de venir vous adresser très respectueusement la requête suivante :

Vous vous souvenez certainement que la Compagnie de Ouest a commencé par abattre une bonne partie de nos vieux compagnons de l’Esplanade des Invalides, et que M. Picard a continué le massacre avec entrain et sur une vaste échelle, sous prétexte d’Exposition universelle, non seulement sur l’Esplanade, mais encore aux Champs-Elysées et un peu partout où s’étendaient ses pouvoirs.

Nous autres les derniers survivants de la grande armée des arbres de Paris plantés, soignés ou replantés par feux Haussmann et Alphand — des pères pour nous — nous nous croyions sauvés du moins, après la grande saignée de l’Exposition universelle pendant laquelle notre sève coula à flot sous la cognée sacrilège des vandales iconoclastes.

Oui, iconoclastes, car nous sommes les saintes images de la poésie, de la nature et de la santé, au sein de la grand’ville !

Ah bien ouitche, voilà que tous les jours on nous en débouche un coin, comme dit Georges Berry, pardon, des kilomètres sur tous les boulevards extérieurs de la rive droite, sous prétexte de faire un petit tram, appelé Métro pour les Parisiens parce qu’il est souterrain, et met trop de temps à se terminer ; voilà que l’on en a arraché sur des kilomètres.

Ces ingénieurs feraient mieux d’arracher des pavés que des arbres, c’est plus amusant ! Quels dentistes cruels, monsieur le Préfet, que ces ingénieurs ; il faut qu’ils arrachent jusqu’au dernier petit chicot !

Mais ce n’est pas tout, voilà que nos compagnons qui entouraient le temple de Plutus dans ce que l’on était convenu d’appeler le jardin de la Bourse, probablement parce qu’il n’y avait que de l’asphalte, viennent d’être sacrifiés, à leur tour.

Il y avait longtemps qu’ils abritaient le marché des pieds humides et que leur vieux cœur de bois palpitait à l’unisson de celui des vieilles portières honoraires, ou des ouvreuses macrobites, ou des loueuses de chaises retraitées qui viennent jouer sur les mines de Mouzaïa, ou la part de fondateur du canal de jonction de la mer Picon à la mer Moreau.

Quand il y avait un krach sur les filatures de bouchons où les carrières de gruyères, toutes ces dames étaient en larmes et un jour, elles ont fait une véritable émeute parce qu’une dépêche, envoyée par canard-voyageur, venait de leur apprendre que les faucheurs de macaroni s’étaient mis en grève sur les bords du Pô !

Fini tout cela, ces pauvres vieux arbres de la Place de la Bourse sont couchés, morts, partis pour l’incinération comme leur devancier.

Eh bien, monsieur le Préfet, nous les derniers arbres survivants des boulevards et promenades de Paris, non pas les pieds humides, mais ce qui est plus grave, empoisonnés par la sale tuyauterie de la Compagnie du Gaz, nous en avons le spleen, nous pleurons nos frères assommés par les chemins de fer, M. Picard, l’Exposition universelle, le Métropolitain, l’agrandissement de la Bourse., etc. et nous voulons mourir.

Du moment que l’on pense que nous ne sommes plus les poumons de Paris, la santé des petites ouvrières, la joie de l’œil, l’ombrage des enfants et les vertes demeures des moineaux, nous n’avons plus qu’à aller retrouver nos ancêtres dans le chaud nirvana des arbres et nous voulons mourir.

C’est pourquoi, monsieur le Préfet, nous venons vous demander très respectueusement, avant que le Gaz n’ait complètement tué nos racines, nous les derniers invalides, les derniers vétérans, les derniers survivants et vestiges du monde sylvestre — à toi Armand — dans la capitale du monde soi-disant civilisé, de bien vouloir nous donner le coup du lapin !

Notre reconnaissance vous restera éternellement acquise dans notre esprit de bois qui sera sous le charme et nous vous prions d’agréer les assurances congrues de la reconnaissance des derniers portes-feuilles de Paris, un peu pliés par l’âge et la douleur et frémissant dans tout leur être de se voir ainsi noyés et couverts de chaînes sous le soi-disant progrès moderne !

Pour copie que l’on forme (sic, ô morts) !