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LES NOUVEAUX PROJETS
DE M. CHARLES GARNIER À L’OPÉRA


disparition du grand architecte. — les jardins de sémiramis. — curieux essais à paris


Depuis quelque temps, les amis de M. Charles Garnier, l’éminent architecte de l’Opéra, qui peut prétendre à tout, grâce à son escalier, étaient un peu inquiets : le maître avait disparu.

Où est-il parti, qu’était-il devenu ? Nul ne le savait et l’on était fort étonné de retrouver chez ce brave Garnier, si méthodique habituellement, des procédés rappelant les fugues célèbres qui doivent être le monopole de ceux qui cultivent le contre-point en général et de M. Camille Saint-Saëns en particulier.

J’ai voulu en savoir la cause et je me suis mis à la recherche de l’architecte de l’Opéra qui, d’ailleurs, est retrouvé depuis quarante-huit heures ; mais si les inquiétudes ont disparu, il peut être cependant intéressant de savoir comment il a employé ses longs mois d’éclipse totale.

Il a d’abord commencé par s’enfermer dans une salle retirée de la Bibliothèque Nationale et là il a lu fiévreusement dans toutes les langues — la curiosité rend polyglotte — tout ce que l’on a écrit ou dessiné depuis 3771 ans, et même plus, sur les fameux jardins suspendus élevés à Babylone par la très séduisante et sémillante Sémiramis. Ce travail de bénédictin étant terminé, M. Charles Garnier s’est empressé de se rendre sur les lieux mêmes, en Assyrie, pour examiner les ruines des dits jardins et, comme je tiens à être exact, je précise et puis affirmer qu’il s’y est rendu en bicyclette.

Maintenant qu’il est de retour, il a l’intention de couvrir tous les toits immenses de l’Opéra de vastes caisses en aluminium — ce qui sera très léger — remplies d’arbres, de fleurs et de plantes rares ; en été, ça sera tellement merveilleux que l’on est convaincu qu’il faudra organiser des bateaux de plaisir sur la Manche et que le gouvernement n’aura plus besoin de donner de subvention à l’Académie nationale de musique.

Il y a là, de la part de M. Charles Garnier, une idée géniale qui sera plus que le clou de l’Exposition de 1900, mais qui sera le clou permanent et superbe de la Métropole du monde !

Du reste, le petit figuier — d’autres affirment que c’est un simple platane — qui est planté sur l’entablement de l’un des piliers de la porte d’entrée des artistes, qui donne sur le boulevard Haussmann, vient très bien : il fait tous les jours la joie et l’admiration des Parisiens et ce premier essai semble bien augurer des vastes projets de M. Garnier.

Si je suis bien renseigné — et j’ai la modeste prétention de toujours l’être — le sympathique architecte va passer l’hiver à Haïti, aux Antilles, de manière à étudier les mœurs et la manière de se comporter du figuier maudit, espèce de banian ; car si l’on pouvait arriver à enraciner cet arbre intertropical dans les anfractuosités de l’Opéra, avec un calorifère aux pieds, pour chauffer les racines, on pourrait espérer que l’Opéra ne tarderait pas à être couvert d’une luxuriante végétation, comme cela peut se voir pour l’ancien Théâtre Français, au Cap-Haïtien.

En tout cas, quoi qu’il arrive, tous ces projets de l’éminent architecte sont grandioses et je tenais à en faire part à nos lecteurs. D’un autre côté, les travaux déjà accomplis par lui à la Bibliothèque Nationale et en Assyrie sont très herculéens ; ceux qu’il va accomplir cet hiver en Haïti seront aussi importants et personne ne saurait nier que le résultat déjà obtenu boulevard Haussmann ne soit fort digne d’intérêt, malgré l’étroitesse légendaire de l’entrée des artistes !

Je ne puis donc mieux terminer qu’en formant les vœux les plus ardents en faveur des jardins suspendus de M. Charles Garnier à l’Opéra. Lorsque nous aurons enfin l’Opéra ainsi empanaché de verdure, avec la Cour des Comptes de l’autre côté de l’eau, nous n’aurons plus rien à envier ni à Babylone, ni aux plus étincelantes cités du monde entier dans tous les temps.[1]


  1. Depuis vingt ans tout cela a bien changé ; l’arbre du boulevard Haussmann a été enfin arraché, et le pauvre Garnier, né en 1825, comme mon père, est mort, lui aussi.