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L’AMOUR DES ARBRES

curieuse interview du prince de sagan. — aimez-vous les arbres ? on va en mettre partout.[1] — les projets du prince.


Un de mes amis du Midi de la France, en ce moment en villégiature sur les bords de l’Océan, vient d’avoir la bonne fortune de passer une après-midi à Deauville avec le prince de Sagan, qui a bien voulu, entre autres choses, lui faire part de ses projets.

Comme il s’agit là d’une question du plus haut intérêt, j’ai obtenu de mon ami la permission de rapporter ici, pour mes lecteurs, les parties les plus saillantes de cette interview sensationnelle.

Comme mon ami désire garder l’incognito, pour l'intelligence du dialogue, je le désignerai simplement sous le nom de Tartarin.

Ceci dit, voici les parties essentielles de leur conversation éminemment suggestive :

Tartarin. — Vous avez pu, comme cela, Prince, vous arracher à la vie de Paris, que vous aimez tant ?

Le Prince. — Que voulez-vous, vous connaissez ma passion pour les arbres, c’est plus fort que moi, je ne puis pas m’en passer, aussi je suis venu ici pour vivre au milieu d’eux, en ami et jouir de leur délicieux ombrage.

Tartarin. — Je le sais.

Le Prince. — Oui, mais ce que vous ne savez pas, c’est que ma passion pour les arbres va, je l’avoue à ma honte, jusqu’à la monomanie ; ainsi, à Paris, dans mon hôtel, figurez-vous que j’ai fait concurrence à feu Jenny l’ouvrière, de touchante mémoire, et que j’ai de petits arbres nains — ah combien petits ! — dans des pots, sur toutes mes fenêtres et que je les fais soigner comme des enfants.

Ainsi mon valet de chambre a les ordres les plus précis et par ces temps de chaleur, il se lève toutes les nuits pour arroser et dans le jour je les fais abriter avec de la gaze verte.

Mais ce n’est pas tout, dans mon cabinet de travail, j’ai un arbre généalogique, dans mon moulin, à mon château, j’ai un arbre de couche, et souriant le prince tend la main avec une grâce inexprimable et ajoute :

— Vous voyez, fort heureusement pour moi, je possède aussi l’arbre de vie !

Tartarin. — Tous mes compliments, Prince.

Le Prince. — Oh oui, sur ce terrain, étranger à la politique, vous pouvez dire, vous qui êtes journaliste, que je suis bien en communion d’idées avec le Conseil Municipal de Paris et que je possède comme lui le respect, l’amour, le fanatisme des arbres poussés jusqu’à la passion.

Tartarin. — Je n’y manquerai pas, Prince.

Le Prince. — Parfaitement, mais ce n’est pas encore tout, cher monsieur, et tenez, puisque vous me faites l’honneur de m’écouter…

Tartarin. — Tout l’honneur est pour moi ! et croyez…

Le Prince. — Écoutez bien, vous savez que je suis président de la Société des Steeple-Chases. Cela me donne une certaine influence et ma parole est assez écoutée…

Tartarin. — Comment donc !

Le Prince. — Eh bien je rumine depuis longtemps un grand projet et j’espère bien arriver, avec le concours de tous mes collègues, à sa prompte réalisation ; vous m’écoutez ?

Tartarin. — Je suis tout oreilles.

Le Prince. — Vous n’avez pas été sans remarquer qu’il y a beaucoup plus de courses en été qu’en hiver.

Tartarin. — Parfaitement.

Le Prince. — Et que les malheureux jockeys, aussi bien que les chevaux étaient rôtis souvent par le soleil implacable…

Tartarin. — Parfaitement.

Le Prince. — Eh bien je veux faire planter de chaque côté de la piste une double rangée d’arbres, mais des arbres sérieux, des grands, des beaux, des nobles, des marronniers, des sycomores ou des platanes, de manière à ce que bêtes et gens soient abrités des rayons intempestifs de Phébus, comme disait mon grand-père…

Tartarin. — Votre idée est géniale, Prince.

Le Prince. — Que voulez-vous, elle est tout au moins humaine et puis ne me demandez point d’autre raison j’aime les arbres.

Tartarin. — Parfaitement.

Le Prince. — On m’objectera bien que ça pourra cacher la vue pour les spectateurs, mais ils verront par dessous et puis, j’ai pensé à tout, je laisserai aux quatre coins de la piste une petite clairière et quand les chevaux auront disparu, et quand on les attendra au passage de la clairière et quand les casaques des jockeys apparaîtront alors étincelantes sous le soleil, je pense que l’intérêt, loin d’être amoindri, sera de la sorte véritablement décuplé. Je vois d’ici tous les spectateurs haletants, les yeux fixés sur les clairières révélatrices qui seront là comme autant de relais et comme autant de poteaux indicateurs : qui va déboucher le premier ? crîront cent mille poitrines empoignées jusqu’aux larmes…

Tartarin. — Je ferai remarquer respectueusement à M.  le Prince que…

Le Prince. — Je sais, que les poitrines ne pleurent pas ; c’est une erreur, Monsieur, les larmes remontent de la poitrine aux yeux, c’est leur source. Je poursuis. De la sorte, comprenez-vous, je sauve la santé des chevaux et des jockeys, je décuple l’intérêt des courses et, partout où il y a des champs de courses j’apporte la joie dans le pays, en l’assainissant. Je vais plus loin en Algérie, je plante des eucalyptus le long de mes pistes et j’éloigne ainsi à jamais les fièvres du pays. Ah ! si je pouvais seulement établir en ce moment des champs de courses à Madagascar avec des eucalyptus autour, nos troupes seraient sauvées au bout… de deux ans !

Tartarin. — Arrêtez, Prince, je suis ébloui.

Le Prince. — N’est-ce pas que mon projet est grandiose ? et puis, voyez-vous, je satisfais mon ardente passion pour les arbres.

Tartarin. — Je suis convaincu, Prince, que le Conseil municipal de Paris, ému jusqu’aux larmes, à une pareille nouvelle, va vous élever une statue équestre au Bois-de-Boulogne.

Le Prince de Sagan. — Vivent les arbres, tous même celui de la liberté !

Tartarin. — …faitement ! ! !

(Ils se serrent la main et se séparent silencieusement et l’on n’entend plus que le bruit de leurs larmes qui tombent goutte à goutte sur le tapis, tant est profonde leur émotion.)

N’est-ce pas que cette interview est palpitante d’intérêt ?

  1. À la fin de 1907 la note suivante paraissait dans la presse : Quel est l’arrondissement de Paris qui possède le plus grand nombre d’arbres ? C’est le 16e arrondissement (Passy) qui arrive très bon premier avec 10 500 arbres et 32 500 mètres plantés sur 1 483 000 mètres carrés. On s’étonnera de voir la deuxième place occupée par le 13e (Gobelins) qui a 7 340 arbres, 22 500 mètres plantés pour 1 104 000 mètres carrés. Presque ensemble avec 7 000 à 7 300 arbres se placent les 7e, 14e et 17e (Palais-Bourbon, Observatoire et Batignolles-Monceau) et alors seulement apparaît dans les curieuses statistiques dressées à la direction municipale des promenades et plantations, le 8e arrondissement (Élysée) qui pour 1 200 223 mètres carrés n’a que 6 880 arbres et 9 700 mètres plantés. Les 18e (Butte-Montmartre) et 20e (Ménilmontant) terminent la liste des arrondissements favorisés en arbres ; ils en ont 4 500 chacun sur 960 000 et 947 000 mètres carrés. L’arrondissement le plus pauvre d’arbres est le 8e (Opéra) avec 390 arbres ; le quartier du Faubourg-Montmartre n’a pas un seul arbre et le quartier Saint-Georges n’en a que quatre sur 76 mètres plantés. Le 2e arrondissement (Bourse) a 720 arbres et le 1er (Louvre), 1 080 ; mais, pour ce dernier, il faut noter que, dans la statistique, ne sont pas comprises les plantations des berges de la Seine, de la cour carrée du Louvre et du Carrousel. De même il faut, répétons-le bien, ajouter aux chiffres ci-dessus indiquées les arbres des squares, jardins publics, mairies, écoles, etc. Disons simplement que la surface totale de ces emplacements est de 1 240 547 mètres carrés dont près de la moitié est plantée en gazon. Quant au nombre total des arbres de Paris entretenus par l’administration municipale il est d’environ 87 000. À ce chiffre, il faut ajouter les arbres des promenades appartenant à l’État : Tuileries, Luxembourg, jardin du Louvre, Jardin des Plantes et square du musée de Cluny. Les bois de Boulogne et de Vincennes qui font partie du domaine municipal ne sont pas compris non plus dans cette statistique. Nous devons nous contenter de savoir que le bois de Vincennes a 847 hectares 83 ares 12 centiares, dont 318 hectares boisés, et que le bois de Boulogne a 409 hectares boisées sur 934 hectares 22 ares et 34 centiares. Il faut reconnaitre que c’est encore bien insuffisant et que lorsque le Conseil Municipal se refuse à faire le square Faraday, aux Ternes, par exemple, pour ne citer que celui-là, il est bien ignorant des lois les plus élémentaires de l’hygiène ; ce sont les pauvres parisiens qui en souffrent et payent les pots cassés, sous forme de tuberculose ! Et ils sont plus de trois millions !