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BLANC ET OR !

salut aux derniers cafés. — souvenirs personnels. — paysages parisiens d’hier



Depuis quelque temps on a fait pas mal de chroniques, un peu partout, pour déplorer la disparition à Paris du dernier café, du vieux café blanc et or, de quartier, à clientèle stable, et il me semble qu’on en a donné une physionomie bien incomplète et bien peu capable d’évoquer le passé dans l’esprit des hommes qui sont nés vers le milieu du siècle dernier.

C’est donc cette lacune que je voudrais tenter de combler dans ces courtes notes.

On a parlé du café tout blanc, aux filets d’or, de celui qui a gardé le nom d’estaminet dans le nord de la France ; c’est parfait, mais ce n’est pas tout, c’est le cadre si vous voulez. Mais le tableau ? il ne manquait pas de charme cependant dans sa discrétion, et pour en donner une idée, il faut rappeler les couleurs ou les odeurs du milieu.

Je me souviens encore parfaitement de certains de ces cafés de quartier, tels qu’ils existaient un peu partout, il y a moins de cinquante ans encore ; mettons dans la première moitié du second empire.

D’abord les femmes, même en famille, n’y mettaient que bien rarement les pieds et comme les apéritifs étaient une chose à peu près inconnue, on n’y allait pas de cinq à sept heures comme aujourd’hui.

La clientèle de Monsieur Tout-le-Monde n’existait pas comme aujourd’hui ; il y avait seulement une clientèle spéciale, très spéciale même, à telle enseigne que l’on se montrait au doigt le monsieur qui fréquentait régulièrement son café dans le quartier. « C’est un pilier de café ! » L’expression disait tout et vous classait son homme au pilori de l’opinion publique. Jamais un honnête boutiquier ne lui aurait donné sa fille en mariage et c’est à peine si l’on aurait pardonné ce vice — dans une certaine mesure — à un vieux capitaine de la garde nationale.

C’est qu’alors il avait des gens qui passaient, en effet, pour vivre au café, tandis qu’aujourd’hui on n’y passe qu’un moment pour se désaltérer ou se reposer avant dîner et causer avec des amis, une demi-heure. Mais à quoi pouvaient-ils bien passer leur temps tous ces gens-là ? Certains fumaient de belles pipes de terre avec leur nom en émail sur le tuyau, données au mois de janvier par le garçon — et rangées dans une vitrine ad hoc accrochée au mur ; mais c’était la minorité, car on prisait encore pas mal et l’on fumait moins qu’aujourd’hui. D’autres jouaient au billard, aux dames, aux cartes, d’autres lisaient le Siècle d’Havin, comme les anciens avaient lu la Quotidienne et enfin tous, très gravement, quatre ou cinq, car la clientèle n’était pas énorme dans le vieux petit café blanc et or de quartier, parlaient politique à perte de vue. Inutile d’ajouter que ceux qui préféraient le Siècle aux Petites-Affiches étaient les fortes têtes de l’endroit.

Mais ce qui est vraiment curieux et point du tout paradoxal, c’est que le pilier de café se reconnaissait à sa mise ; il portait une longue redingote de drap noir, à larges pans, propre, mais très lustrée, très brillante, et dans la rue, on se disait en voyant passer une de ces grandes redingotes brillante et un peu usée : « Tiens, voilà un habitué de café ! ». Ça ne trompait pas.

Aujourd’hui, il n’y a plus que quelques commissaires de police, perdus dans des trous de province, qui aurait conservé la tradition de ces monumentales redingotes — et encore !

Mais ce n’est pas tout et pour donner une physionomie bien vivante, bien prenante de ces petits cafés, ne faut-il pas rappeler aussi les odeurs sui generis ? Chose curieuse, à une époque où l’on ne consommait guère que du café et de la bière dans les cafés — moins de bière qu’aujourd’hui — ils avaient tous, quand on y entrait, comme une forte odeur de levure de bière surie qui vous prenait à la gorge, avec, en même temps, une odeur âcre, comme un relent de vieilles pipes mouillées.

Je me suis toujours demandé pourquoi, depuis ce temps-là, il en était ainsi, et je crois bien que cela tient à ce que les cafés étaient moins ouverts, moins aérés, moins publics et fréquentés qu’aujourd’hui, si je puis m’exprimer ainsi. J’ai cette odeur des vieux petits cafés d’autrefois depuis près d’un demi-siècle, dans le nez, c’est le cas de le dire ; et cependant je n’y ai pas mis dix fois les pieds avec les miens dans mon enfance, car ma famille n’allait pas au café et la forte impression m’en est restée vivace, dans les yeux et dans le nez et c’est à peine si, depuis, j’ai retrouvé vaguement cette impression d’odeur dans de modestes brasseries perdues dans de petites villes de Belgique ou d’Allemagne, et encore ce n’était plus la même chose.

Les voilà donc tous disparus aujourd’hui et c’est en vain que l’on chercherait le vieux petit café blanc et or de quartier, et le pilier de café, lecteur-frondeur du Siècle, à la longue et vaste redingote luisante, noire, jamais bien tournée, les pans ballants, et l’odeur de levure de bière surie et le jeu de tric-trac pour les habitués tranquilles.

De nos jours, tout le monde va au café en passant, en courant, sans en être un pilier. Est-ce mieux ? peut-être si l’on buvait un peu moins d’absinthe mortelle et d’apéritifs nocifs. Le café, la bière, les vins de France et même l’antique orgeat étaient moins malsains jadis…

— Garçon ! voyez terrasse…

— Un Pernod, boum !…

Et c’est ainsi qu’une race se suicide lentement !