Pour lire en traîneau/10
UNE DEMEURE DU PREMIER CONSUL
sa salle à manger. — ce qu’il en reste. — grandeur et décadence. — les petits côtés de l’histoire.
Tout le monde sait que M. Bonaparte, tandis qu’il terminait ses
études, habitait une mansarde sous
les toits, près du ciel, sur le quai
Conti, au coin de la rue de Nevers,
et l’on se montre du doigt aujourd’hui
le nid d’aiglon en passant sur
le Pont-Neuf.
Mais ce que l’on sait moins, c’est qu’il habitait au no 35 de la rue de la Victoire, au rez-de-chaussée d’une maison qui fait le coin de la rue Saint-Georges où elle porte le no 18, étant Premier Consul, c’est-à-dire entre 1799 et 1804, mais plutôt vraisemblablement dans la première partie de ces cinq années.
Nous entrons par une porte ordinaire au 35 de la rue de la Victoire, et nous devons monter cinq ou six marches de marbre rouge pour arriver, dans le petit vestibule, de plain pied avec la première pièce qui servait de salle à manger au Premier Consul, paraît-il ; comme l’on voit, ce rez-de-chaussée est assez élevé et forme presque un demi étage.
Cette salle à manger n’est pas grande ; il y avait sur chaque panneau, entre les portes et les fenêtres, un losange très allongé dans le sens de la hauteur, renfermant une déesse, et le losange lui-même était entouré de peintures en forme d’arabesques fantaisistes, le tout peint à l’huile et à fresque, c’est-à-dire sur la muraille même. Aujourd’hui il n’en reste plus que deux et encore une de ces pauvres déesses est culottée par le temps et si abîmée par les clous enfoncés dans le mur qu’on ne la distingue plus guère. Quant à l’autre, placée en face, elle a un profil grec très pur et assez bien conservé.
Au haut de la muraille, au-dessus de la corniche, courait, sur 20 ou 30 centimètres de hauteur environ une bande de camaïeu grisaille sur fond ocre représentant des sujets de la mythologie grecque. Aujourd’hui il n’en reste plus que sur deux côtés seulement et encore pas intégralement. L’ovale central du plafond devait certainement posséder une fresque dans le même goût ; mais il a été repeint et il ne reste plus rien de la décoration primitive ; cependant il reste encore les quatre angles de ce plafond, peints également en camaïeu grisaille sur fond ocre et représentant, cette fois, des sujets mythologiques un peu plus grands. Mais tout cela est si enfumé par le temps que l’on ne peut plus guère analyser ces peintures, d’ailleurs sans grande valeur artistique.
Dans la seconde pièce, qui était peut-être la chambre à coucher, il ne reste aucune trace de peinture, si ce n’est sur deux portes de côté avec fleurs centrales à l’huile et sur la porte d’entrée qui sépare les deux pièces, il y a encore, à l’huile, un trépied — façonné bien dans le goût conventionnel et mythologique de l’époque, où l’on se plaisait à élever partout des temples à l’amour et à l’amitié ! C’était le prélude — étrange contraste des massacres de milliers d’hommes pendant vingt ans sur les champs de bataille !
Ces trois portes sont en bois ordinaire et d’un médiocre intérêt artistique.
Aujourd’hui la maison a cinq étages au-dessus de ce haut rez-de-chaussée, mais ce doit être moderne et elle ne devait pas être si haute du temps de Bonaparte.
Le propriétaire, M. Stanislas Ferrand, ancien député de la Seine, a installé depuis plus de quinze ans au 35 de la rue de la Victoire, les bureaux de son journal le Bâtiment qu’il dirige depuis de longues années avec une très haute compétence, étant lui-même architecte-ingénieur avant d’être député ; il a installé ses bureaux dans les appartements du Premier Consul et ses employés continuent à enfumer consciencieusement les pauvres déesses contemporaines de Napoléon.
Au 18 de la rue Saint-Georges, se trouve l’hôtel du même nom tenu autrefois par M. Augustin, un suisse devenu depuis longtemps très parisien et dont l’hôtel occupe les cinq étages de l’ancienne demeure consulaire.
Stanislas Ferrand et Augustin, le député républicain et le suisse sont mes amis et j’ai pensé qu’il serait intéressant de rappeler quel hôte illustre cette maison a abrité au commencement de ce siècle, d’autant plus que le fait est fort peu connu aujourd’hui, même des Parisiens.
Du reste à cette époque, c’était le quartier des gens chics et du monde officiel ; la rue du Mont-Blanc, depuis rue de la Chaussée-d’Antin, en était le centre et c’est un peu plus tard qu’un vaudevilliste devait lancer cette plaisanterie restée célèbre : Posséder une chaumière et un cœur Chaussée-d’Antin. Le cœur, je ne dis pas, mais…, la chaumière coûtait déjà chaud !
Enfin, si mes souvenirs ne me trahissent pas, le grand Talleyrand-Périgord, prince de Benévent, et plus malin que la plupart de nos diplomates, sinon plus honnête, habitait à deux pas de là, rue Taitbout.
Que reste-t-il aujourd’hui de tout ce passé de tempête et d’ouragan que l’on a prétendu glorieux, alors qu’il ne fut que sinistre et sanglant ? Rien que des noms et encore faut-il quelques débris et deux déesses frustes, presque effacées, sur des murailles enfumées, pour que le penseur songe à les noter au passage !
Sic transit gloria mundi !