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LE VIEUX PARIS DISPARAÎT

le dernier vignoble parisien. — la plus vieille
rue de paris, dit-on. — la chronique nécrologique obligatoire.


En cette fin d’année 1907, deux vieux coins pittoresques de Paris et, à coup sûr, ignorés de beaucoup de ses habitants vont disparaître ; j’ai nommé le Dernier Vignoble Parisien et la rue du Grenier-sur-l’Eau.

Autrefois il y avait encore quelques vignes à Montmartre — je ne dis pas vierges, car ce qualificatif est plutôt rare à Montmartre — mais elles ont disparu avec les grandes percées modernes et mon excellent ami et confrère, Marcel L’Hermite de Montmartre lui-même, malgré sa qualité de président des cultuelles, pourrait à peine y retrouver les vignes du Seigneur, un jour de liesse où la Sacrée Butte est envahie par les étudiants en ballade de la Rive Gauche et les vierges folles du quartier latin.

Heureusement jusqu’à présent il n’en était pas encore de même sur la rive gauche qui pouvait s’enorgueillir, à bon droit, de posséder le dernier vignoble parisien.

Mais bientôt lui aussi ne sera plus qu’un souvenir.

En effet, les anciens magasins centraux de la Guerre et leurs annexes qui couvraient, au Gros-Caillou, entre la gare d’Orsay, la rue de l’Université, l’avenue Bosquet et la rue Malar, une respectable superficie de 24, 833 mètres superficiels, vont disparaître.

Or, la moitié, à la fin de l’année dernière 1907, était encore couverte de vignes et je suis persuadé que la plupart des naturels de la capitale ignoraient totalement l’existence de ce dernier vignoble lutécien, si j’ose m’exprimer dans cette forme archaïque qui, chez moi, est la manifestation d’une émotion bien facile à comprendre.

Jusqu’à la fin de son existence ce vénérable vignoble donnait aux soldats et aux ouvriers militaires une espèce de petit ringlet, de picolo pétillant, pas du tout indifférent, comme dit l’autre et parfaitement capable de faire la pige à celui d’Argenteuil — les asperges ou les escargots, comme il vous plaira.

Les lignards ne le connaissaient que sous le nom pittoresque de château gros caillou ! Et ce n’était déjà pas si bête, car avec un peu de bonne volonté on pouvait bien lui trouver un léger — oh ! combien léger goût de pierre à fusil.

Dans ces dernières années l’oïdium et le phylloxéra avaient dévasté le vignoble citadin — prière au typos de ne pas écrire un site à daim ! car on serait capable d’insinuer que j’insulte l’armée.

L’État vient de vendre 4.300,000 francs tous les terrains des anciens magasins centraux de la Guerre, ce qui est une jolie somme direz-vous, mais ce qui est monstrueux, car l’État ne devrait jamais aliéner les biens de la nation, étant donné qu’un jour tout le sol doit lui appartenir, afin d’arriver à la seule forme pratique, rationnelle et honnête du collectivisme, la nation étant seule propriétaire de tous les biens français, fonciers et immobiliers.

Un nouveau quartier, une belle collection de boîtes à sardines ou de ruches, si vous voulez, aux alvéoles gigantesques de pierre, va s’élever à la place du dernier vignoble parisien !

Oh ! tristesse des choses, comme il est douloureux de vieillir, même pour les plus belles capitales, comme Paris !

Après le dernier vignoble parisien, voici une des plus vieilles rues du quatrième arrondissement, dans le quartier Saint-Gervais, derrière l’Hôtel de Ville, qui va disparaître à son tour.

Mon vieil et excellent ami Gustave Pessard, dit à son sujet dans son admirable Nouveau Dictionnaire Historique de Paris, paru il y a quatre ans : « La rue du Grenier-sur-l’Eau doit son nom à sa situation près de la Seine comme pour la précédente (voir sa notice sur la rue du Grenier-Saint-Lazare, dans le quartier Saint-Avoye), de Garnier ou Guernier, personnage qui y habitait au XIIIe siècle, et qui en 1241, donna aux Templiers quelques maisons qu’il possédait près de l’église Saint-Gervais, on a fait Grenier. En 1257, Sauval l’appelle rue André-sur-l’Eau, et Guillot en 1300 lui donna le nom de rue Garnier-sur-l’Yeau.

Au 12, culs de lampes avec fleurs de lys, au 11, construction faisant saillie, très originale (angle de la rue des Barres) ; cet endroit est d’un aspect très pittoresque. Les anciennes plaques murales y sont bien conservées. »

Aujourd’hui, la vieille rue du Grenier-sur-l’Eau disparaît virtuellement, puisque son élargissement a été jugé nécessaire pour dégager le groupe scolaire de la rue Geoffroy-Lasnier qui a été construit, il n’y a guère plus de dix ans, si mes souvenirs de vieux Parisien sont exacts.

Suivant la tradition, qui paraît d’ailleurs conforme à la vérité historique, cette voie ne fut d’abord qu’un sentier qui longeait un cimetière gallo-romain ; puis, chose curieuse, et dont on ne se doute guère aujourd’hui, le sentier fut remplacé peu à peu par une des rues les plus fréquentées du Vieux Paris, au lendemain même, on peut dire, où, vraisemblablement, l’antique Lutèce avait débordé de la cité !

Cependant, quoique très fréquentée et comme le précurseur — le féminin n’existant pas — de la rue Quincampoix, par exemple, comme mouvement et animation près de six siècles auparavant, car la vogue de la dernière ne remonte guère qu’au dix-huitième siècle, elle resta longtemps fort étroite.

Et ce n’est guère précisément qu’à la fin de ce dix-huitième siècle dont je viens d’évoquer le souvenir, qu’une ordonnance ministérielle du 13 thermidor an VI en fixait enfin à six mètres la largeur qui devait être par décision royale de 1836, portée à dix mètres.

Cependant, pour des raisons multiples et diverses que j’avoue humblement ne pas avoir pu retrouver avec précision dans le dédale des Archives Municipales de la Grand’Ville, ces deux ordonnances ne devaient jamais recevoir même un commencement d’exécution.

Aussi, tandis que la rue est à l’alignement présent à son centre, à ses extrémités, du côté de la rue Geoffroy-Lasnier, aussi bien que du côté de la rue des Barres, elle n’a pas plus de deux mètres de largeur.

Si j’osais risquer une figure un peu audacieuse, je dirais que c’est une bouteille qui a deux goulots opposés… à moins que vous ne préfériez la comparer à une bourse, avec ses deux anneaux aux extrémités. Cette rue du Grenier-sur-l’Eau appellerait pour rnoi tout un volume de commentaires et de souvenirs, tant elle était curieuse à plus d’un titre.

La maison du numéro 11 faisant saillie si prononcée comme certaines maisons de Foix par exemple, servirait seule à démontrer la vieillesse de la rue qui a été construite très certainement avant le fameux édit dont j’ai parlé quelque part dans mes ouvrages sur Paris et qui interdisait les balcons, terrasses et avancements quelconques — aujourd’hui Bow-Window — avant le second étage, c’est-à-dire, le premier étage, de manière, disait-il, à laisser passer les voitures de foins !

Ceci démontre d’une façon amusante et indiscutable que les rues n’étaient point larges au Moyen-Age dans notre bonne ville de Paris et qu’enfin la rue du Grenier-sur-l’Eau était bien antérieure au fameux édit, ce qui d’ailleurs, en l’espèce n’avait pas besoin d’être démontré.

Après que sa vogue eut disparu — et voilà de cela plusieurs siècles — la vieille voie devint le soir le rendez-vous des amoureux, recherchant la solitude et des artistes, toujours en quête d’impressions rares, par un beau clair de lune !

Mais, qui donc oserait jurer que, même aux siècles révolus, il n’y eut jamais, le soir, que des amoureux, roucoulant les stances de l’éternel duo dans les angles sombres et propices de la rue du Grenier-sur-l’Eau ?

Pas moi à coup sûr, avec ma vieille expérience d’ancien noctambule, retiré de la circulation depuis le triomphe énervant de l’automobilisme !

En effet, il faut bien reconnaître que MM. les Apaches, tout comme les Montmorency ou les Cussé-Brissac, ne manquent pas d’aïeux.

C’est peut être bien les exigences, parfois pénibles de leur métier, qui veulent que, eux aussi, descendent des croisées !

Et d’ailleurs comme origine et comme honorabilité toutes les noblesses se valent et n’est-ce pas Proudhon qui a dit :

La propriété c’est le vol !

Mais je poursuis, sans vouloir m’attarder à ces constatations philosophiques pour déclarer tout net que je ne me serais pas promené tout seul dans la très courte rue du Grenier-sur-l’Eau à deux heures du matin et même à minuit, dans la crainte d’y rencontrer des Apaches, plutôt qu’un couple de tourtereaux en mal d’amour !

Les Apaches ont toujours recherché l’ombre protectrice des Églises — qui se ressemble s’assemble — et dépouiller le pante ou dépouiller la poire est toujours kif-kif pour ces Messieurs, comme disait mon vieil ami Sarcey. La forme seule diffère ; tout consiste à ne pas faire crier la victime et c’est là où éclate l’incontestable supériorité de l’Église.

Donc les ancêtres des Apaches se tenaient autrefois non loin de là, toujours dans le quartier Saint-Gervais et la rue des Mauvais-Garçons, est ici pour nous en fournir encore, à l’heure présente, la tangible assurance, d’autant plus que les deux rues étaient bien voisines, avant que cette dernière ne fût en partie supprimée, lors de la percée de la rue de Rivoli en 1854.

Aujourd’hui elle est démolie, mon antique rue du Grenier-sur-l’Eau et, je l’avoue, j’en pleure comme un veau !

C’est bien triste aussi pour le cœur d’un vieux Parisien de voir ainsi disparaître chaque jour les dernières rues vraiment pittoresques de la cité d’autrefois…

Que j’en ai vu mourir, de vieilles rues ainsi, à Paris, depuis seulement la guerre : La rue des Filles-Dieu, la bien nommée pour les vertus spéciales de ses habitantes, l’impasse de la Grosse Tête, à côté. La Cité-Doré dont j’ai dû conter l’histoire quelque part, car mon oncle et ma tante Brunet étaient très liés, avant la guerre avec l’étrange et philanthrope propriétaire de cette cité qui portait son nom, le vieux et aimable M. Doré, la Fosse-aux Lions, etc., et vingt autres dont j’ai comme noté et enregistré le souvenir dans mes volumes, au jour le jour pour ainsi dire, au moment de leur disparition ou transformation, ce qui, au point de vue du pittoresque et des souvenirs d’antan, est tout un.

Bientôt ceux qui aime si passionnément leur vieux Paris n’auront plus à se mettre sous la dent, si j’ose dire, que la rue de Venise, mal odorante, malgré ses remises de voiturettes de marchandes d’oranges, des quatre-saisons ; malgré ses autres riveraines qui, en fait d’oranges… mais n’insistons pas !

En vérité ce sera peut-être tout de même un peu coriace et insuffisant ; car enfin ce n’est pas toujours une raison suffisante d’être de Venise pour se gondoler !

Il est vrai que cela dépend aussi du sens que l’on attache au mot mais au fait c’est le moment d’insister de moins en moins et ce serait bien le cas de regretter, n’est-ce pas ? que la rue des Mauvais-Garçons n’ait pas une sœur, du moins quant au vocable si médiéval et si expressif…

Le dernier vignoble Parisien, la rue du Grenier-sur-l’Eau ont disparu en même temps !

Cette transformation de l’eau et du vin, au même moment, en vérité, ne manque pas de sel, n’est-il pas vrai ?

Je sais bien que nous sommes au bord de la Seine ; mais ce n’est pas une raison ; tout de même, pour remonter à Jésus-Christ !